Au cours de son dialogue avec les membres de la synagogue de Capharnaüm, Jésus dévoile pas à pas le mystère eucharistique. Le chapitre 6 de saint Jean est comme un grand parcours de foi ascendant : en partant du miracle des pains, le Christ prépare progressivement ses auditeurs – nous-mêmes – à découvrir toute la profondeur du mystère eucharistique. De manière très pédagogique il dirige peu à peu notre regard vers les profondeurs du Sacrement d’amour.
L’évangile : le pain vivant descendu du ciel (Jn 6)
Après le miracle de la multiplication des pains, Jésus nous a invité à désirer un pain spirituel qui puisse rassasier l’âme, et a expliqué qu’il était lui-même ce pain spirituel. (Jn 6,24-35 : la semaine dernière) : « Je suis le pain de vie ».
L’évangile de ce jour part des récriminations des Juifs qui réagissent négativement à cette expression car ils ne la comprennent pas. Jésus nous invite cependant à franchir une étape de plus : s’il est cette nourriture, c’est parce qu’il est « descendu du ciel » d’auprès du Père, le Dieu d’Israël, qu’Il connaît intimement. Il vient porter « la vie éternelle » à ceux qui croient en lui. Il amorce ainsi la révélation du mystère de la Trinité. À la fin du passage, il utilise une expression choquante qui annonce la Pâque et le sens de l’Eucharistie, et qu’il expliquera la semaine prochaine : « le pain que je donnerai, c’est ma chair… » (v.51).
Les idées exposées ici par Jésus sont révolutionnaires. En disant qu’il est descendu du ciel, il remet en question la conception juive de la transcendance ; en disant qu’il a vu le Père et qu’il a pouvoir sur la mort, il se dit l’égal du Très-Haut et touche au dogme de l’unicité de Dieu. Toutes choses qui choquent son auditoire de croyants juifs.
Trois thèmes parcourent cette partie du dialogue : la nécessité de la foi ; la provenance céleste du Christ ; la vie éternelle qu’il apporte au monde.
Or, c’est la personne du Père et son rapport au Fils qui permettent de saisir l’articulation et la complémentarité de ces vérités théologiques : le Père attire les hommes au Fils par la foi, le Père génère le Fils de toute éternité, le Père donne la vie à travers le Fils.
Nécessité de la foi
Le premier thème naît de la réaction compréhensible des auditeurs : Jésus les choque en déclarant que son origine n’est pas purement humaine. « Je suis descendu du ciel », affirmation d’un cinglé ou de Dieu fait homme… Jésus rétorque aux Juifs qu’ils sont choqués parce qu’ils n’ont pas la foi. On ne peut pénétrer le mystère du Christ que par un regard de foi, qui est un don du Père et non par un simple raisonnement ou un effort personnel. C’est pourquoi Jésus insiste sur cette vertu théologale : « il a la vie éternelle, celui qui croit ». La foi vient au secours de notre cécité spirituelle : « personne n’a jamais vu le Père », nul n’en bénéficie sinon celui qui a la claire vision de Dieu : le Fils unique. « Celui-là seul a vu le Père » (v.46). Or la foi ne devient effective que si la grâce de Dieu rencontre l’acceptation de l’homme. Comme lors de l’Annonciation, une vérité déroutante est ici proposée, que l’homme est appelé à accueillir pour devenir croyant.
Dans la démarche de fois qui nous est proposée, le Père fait le premier pas : « Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire » (v.44). Dieu précède notre foi, il suscite la lumière nécessaire pour répondre à sa propre question. Avec ces paroles, Jésus veut aussi rassurer les cœurs hésitants qui sont attirés vers Jésus, mais éprouvent des scrupules par rapport aux grands fondamentaux de la foi juive. Le Christ leur dit qu’il est le Fils de celui en qui ils ont mis leur foi, que cette attirance qu’ils éprouvent pour sa parole et sa personne est bien l’œuvre de Dieu ; il les invite à ne pas y résister. Lui et le Père ne font qu’un.
Face au Christ, deux attitudes opposées sont alors possibles : le scandale et la récrimination, comme les interlocuteurs historiques de Jésus à Capharnaüm, si l’on s’en tient à ses propres capacités de compréhension et à ses propres assurances ; ou bien la foi qui nécessite l’humilité intérieure et la docilité de l’intelligence aux paroles de Jésus. Nous verrons, dans deux semaines, la séparation dramatique de l’auditoire entre ces deux attitudes (Jn 6,60 sq.).
Le Fils
Le deuxième thème est la génération éternelle du Christ. La vie de foi est un don divin qui permet de pénétrer les mystères de Dieu, et c’est aussi un itinéraire personnel de découvertes progressives. Impossible d’accéder directement au sommet qu’est l’Eucharistie si l’on ne croit pas d’abord à la divinité de Jésus. C’est pourquoi le dialogue se centre sur son origine : les interlocuteurs ne voient naturellement qu’un homme ( celui-là n’est-il pas Jésus, fils de Joseph ? v.42), mais le Christ veut leur révéler sa divinité. Il parle donc de son Père et fait allusion à sa génération divine : « le Père qui m’a envoyé… celui-là seul a vu le Père… ». De toute éternité, Celui qui s’est fait homme pour nous, voit le Père et est généré par lui et aimé de lui.
Vie éternelle
C’est dans ce mouvement d’amour que le Père, source de toute bénédiction, veut nous entraîner et faire de nous, par le Fils unique, des fils adoptifs: « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle » (3,16). Ce troisième thème, la vie éternelle, est le vrai centre du discours de Jésus parce que la Pâque, et l’Eucharistie qui la perpétue, ont pour « fonction » de donner la vie. Il revient sur les lèvres de Jésus avec une insistance frappante : « je le ressusciterai au dernier jour… il a la vie éternelle, celui qui croit… le pain de vie… ils sont morts au désert… qui en mange ne mourra pas… le pain vivant… il vivra éternellement… ma chair donnée pour la vie du monde ». Au-delà de la mort physique, celle qu’ont subie les Hébreux au désert même s’ils ont mangé la manne, se trouve la vie éternelle, qui est communion au Christ dans le sein du Père. Ou communion au Père dans le Corps du Christ, par l’Esprit-Saint qui est lui-même cette communion. C’est à ce sommet que Jésus veut conduire les foules, qu’il veut mener les croyants d’hier et d’aujourd’hui, et c’est par l’Eucharistie qu’il l’accomplit.
L’Esprit Saint n’est pas nommé dans ce discours mais il est présent en arrière-plan : c’est par lui que le Père attire les fidèles en suscitant la foi (thème 1), c’est lui qui est l’Amour liant le Père et le Fils (thème 2), c’est lui qui confère la vie éternelle (thème 3) : « Je mettrai mon esprit en vous et vous vivrez » (Ez 37,14). L’Esprit-Saint n’est toutefois pas le cœur de l’enseignement de Jésus au long de ce chapitre, parce que la Révélation du mystère trinitaire doit être progressive ; Jésus y reviendra, juste avant sa Passion (Jn 16).
Pour l’instant, Jésus préfère s’appuyer sur les prophéties de l’Ancien Testament qui promettaient une connaissance directe et intérieure du Seigneur : « Il est écrit dans les prophètes : ils seront tous instruits par Dieu lui-même » (v.45). Le Christ nous renvoie ainsi à Isaïe : « Tous tes enfants seront disciples du Seigneur » (Is 54,13), et à Jérémie : « Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : « Ayez la connaissance du Seigneur ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands » (Jr 31,34).
La première lecture : Elie en marche (1R 19)
L’évangile du jour est centré sur le thème de la vie qui jaillit de l’Eucharistie : c’est pourquoi la liturgie nous propose la figure d’Elie en chemin, menacé par la mort et nourri par le Seigneur (1R 19) : « Lève-toi et mange ! ».
La mort exerce sa menace sur le Prophète par deux biais : extérieurement, il est poursuivi par la reine Jézabel dont il a massacré les protégés, ces 450 prophètes de Baal avec lesquels il est entré en compétition sur le Carmel (chap. 18). Jézabel est l’un des personnages les plus noirs de l’Ancien Testament : épouse païenne du roi Achab, elle entraîne son mari dans l’idolâtrie : « Achab prit pour femme Jézabel, fille d’Ittobaal, roi des Sidoniens, et se mit à servir Baal et à se prosterner devant lui ; il lui dressa un autel dans le temple de Baal qu’il construisit à Samarie » (1R 16,31). Elle abuse de son pouvoir auprès du roi d’Israël et ne recule pas devant le meurtre pour parvenir à ses fins, comme le montre l’épisode de la vigne de Nabot (chap. 21). Elle s’apprête maintenant à tuer Elie sous le coup de la fureur, pour venger les prophètes de Baal. Le chapitre s’ouvre sur cette invective enflammée : « Que les dieux me fassent tel mal et y ajoutent tel autre, si demain à cette heure je ne fais pas de ta vie comme de la vie de l’un d’entre eux ! » (1R 19,2).
Mais la mort menace aussi Elie intérieurement. Il sent le poids de sa mission et voudrait y renoncer ; une sorte de dépression le saisit alors qu’il fuit dans le désert, qui pourrait lui être fatale spirituellement : «Il demanda la mort (…) Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères… » (1R 19,4). Epuisé physiquement par la marche, et spirituellement par les contradictions et les péchés du royaume d’Israël, il veut se laisser mourir et s’endort découragé.
Une expérience douloureuse qui n’est pas sans rappeler celle de Jonas lorsque les choses ne tournent pas comme il l’avait prévu et qu’il s’écrie : « Eh bien, Seigneur, prends ma vie ; mieux vaut pour moi mourir que vivre » (Jo, 4, 3). Ou encore celle de Moïse : « Je ne puis, à moi seul, porter tout ce peuple : c’est trop lourd pour moi. Si c’est ainsi que tu me traites, tue-moi donc ; oui, tue-moi, si j’ai trouvé grâce à tes yeux. Que je ne voie pas mon malheur ! » (Nb 11, 14-15). Ce découragement peut également toucher les prophètes d’aujourd’hui, notamment les personnes consacrées :
« Parfois, comme il est arrivé à Élie et à Jonas, peut venir la tentation de fuir, de se soustraire à la tâche de prophète, parce qu’elle est trop exigeante, parce qu’on est fatigué, déçu des résultats. Mais le prophète sait qu’il n’est jamais seul. À nous aussi, comme à Jérémie, Dieu dit avec assurance : « N’aie pas peur…parce que je suis avec toi pour te défendre » (Jr 1,8) » [1]
Mais Dieu veille sur son serviteur, Dieu est Père et source de vie : il s’attendrit sur son enfant et lui envoie un ange. Il agit exactement comme le fera Jésus dans l’évangile : tout d’abord, il le touche pour lui dire concrètement son amour et sa proximité. Puis, sans le décharger de sa mission et sans lui épargner l’épreuve du désert, il le nourrit du pain des forts, celui qui permet de marcher plus loin, jusqu’à la montagne de Dieu. « Lève-toi et mange ! » lui est-il dit par deux fois : ne laisse par l’engourdissement de la mort te mener vers le Shéol, mais reprends le chemin de ta vocation. Continue ton chemin, je te soutiens !
Ce texte en rappelle plusieurs autres. À plusieurs reprises, dans l’Ancien Testament, Dieu vient secourir celui qui fuit un destin trop pesant et ne sait plus où il en est. Il le réconforte moralement et matériellement et le confirme dans sa mission. C’est le cas de Jacob fuyant la légitime colère d’Esaü :
« Il eut un songe : voici qu’une échelle était dressée sur la terre, son sommet touchait le ciel, et des anges de Dieu montaient et descendaient. Le Seigneur se tenait près de lui. Il dit : « Je suis le Seigneur, le Dieu d’Abraham ton père, le Dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne, à toi et à tes descendants (…) Voici que je suis avec toi ; je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai sur cette terre ; car je ne t’abandonnerai pas avant d’avoir accompli ce que je t’ai dit. Jacob sortit de son sommeil et déclara : ‘En vérité, le Seigneur est en ce lieu ! Et moi, je ne le savais pas.’ » (Gn 28, 12-16).
C’est aussi le cas d’Agar, chassée à deux reprises par Sara, avant la naissance d’Ismaël (Gn 16) et après celle d’Isaac (Gn 21).
« Elle partit et alla errer dans le désert de Bershéba. Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle laissa l’enfant sous un buisson, et alla s’asseoir non loin de là, à la distance d’une portée de flèche. Elle se disait : « Je ne veux pas voir mourir l’enfant ! » Elle s’assit non loin de là. Elle éleva la voix et pleura. Dieu entendit la voix du petit garçon ; et du ciel, l’ange de Dieu appela Agar : « Qu’as-tu, Agar ? Sois sans crainte, car Dieu a entendu la voix du petit garçon, sous le buisson où il était. Debout ! Prends le garçon et tiens-le par la main, car je ferai de lui une grande nation. » Alors, Dieu ouvrit les yeux d’Agar, et elle aperçut un puits. Elle alla remplir l’outre et fit boire le garçon. » (Gn 21, 14-19).
Relever, nourrir, c’est aussi ce que fait Jésus avec la fille de Jaïre, avec Lazare. Ce chemin dans le désert n’est une fuite qu’en apparence : sans le savoir, c’est plutôt un pèlerinage qu’effectue Elie, une traversée de « quarante jours et quarante nuits » – le temps de la maturation spirituelle – comme lors du Déluge, à la sortie d’Égypte, ou pour les tentations de Jésus, afin d’arriver au lieu de la Rencontre, « l’Horeb, la montagne de Dieu », qui est la même montagne que le Sinaï, le lieu de l’Alliance entre Dieu et son Peuple. Elie est invité à un grand ressourcement spirituel, une nouvelle rencontre avec le Seigneur qui va se manifester à lui dans la brise légère (v.13), et qui le confirmera dans sa mission (v.15).
L’ange a donc réveillé Elie pour le tirer de la mort, le nourrir et le mettre en marche vers l’Horeb : de même le Christ, dans la synagogue de Capharnaüm, vient tirer les hommes de leur torpeur spirituelle, les nourrir de l’Eucharistie, et les mettre en chemin vers le sein du Père.
