Au matin de Pâques, les femmes reçoivent l’ordre d’aller auprès des disciples : « allez annoncer à mes frères qu’ils doivent partir pour la Galilée, et là ils me verront » (Mt 28,10). La page qui clôt l’évangile de Matthieu, que nous proclamons ce dimanche, montre l’exécution fidèle de cet ordre : « les onze disciples s’en allèrent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent… » (v.16). Matthieu insiste donc sur la nécessité de faire mouvement pour rencontrer Jésus ressuscité ; au moment de partir pour le Ciel, il affirme : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde… » (v.20). Où pouvons-nous le voir en ce temps de l’Église, quelle est cette Galilée personnelle où nous avons rendez-vous avec lui ?
Saint Paul nous indique une piste : « tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Ro 8,14). C’est l’Esprit Saint qui conduit nos âmes vers la rencontre avec le Christ, et qui nous mène vers ces multiples Galilée où nous pouvons nous prosterner devant le Christ : présence dans l’Eucharistie, dans la Parole, dans le pauvre et le frère, dans notre âme.
Dans la première lecture, le peuple d’Israël était invité à chercher, dans l’histoire de ses ancêtres, les signes de la présence du Seigneur : « Interroge donc les temps anciens qui t’ont précédé… Médite cela en ton cœur : c’est le Seigneur qui est Dieu » (Dt 4).
Pour les disciples également, la Galilée était le lieu de la mémoire, celui de la première rencontre avec le Maître, des premiers miracles et de l’enthousiasme. Saint Jean se souvient avec émotion de ces moments ; celui de la décision qui bouleverse une vie: « Ils demeurèrent avec lui ce jour-là. C’était la dixième heure du jour » (Jn1, 39). Celui de la révélation émerveillée de la présence de Dieu : « Tel fut le premier des signes de Jésus, il l’accomplit à Cana de Galilée et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » (Jn 2,11). Le mont Sinaï pour Israël, la Galilée pour les Apôtres : lieux de mémoire où l’Esprit conduit les générations de croyants en quête de Dieu.
Nous sommes invités nous aussi à faire mémoire des lieux et moments où nous avons rencontré le Seigneur : amitiés, lecture, événement, chacun de nous dispose de cette Galilée intérieure vers laquelle revenir pour se souvenir et rebondir. Chacun de nous est en effet appelé à ne pas s’arrêter au souvenir mais, comme les disciples, à s’appuyer sur lui pour faire une expérience renouvelée et bien actuelle de la présence de Jésus. Maintenant que le Christ est invisible à nos yeux de chair, nous pouvons, grâce à la lumière de la foi, le trouver de manière aussi réelle dans la rencontre intérieure comme l’explique saint Augustin :
« Désormais combien grande est sa gloire d’être monté aux cieux et de siéger à la droite du Père ! Or, cela nous ne le voyons pas de nos yeux, de même que nous ne le vîmes pas pendu à la croix, que nous ne l’aperçûmes pas ressuscité du sépulcre. Tout cela, c’est par la foi que nous le tenons, par les yeux du cœur que nous le contemplons. On nous a loués de n’avoir pas vu et de croire. Car les Juifs aussi avaient vu le Christ. Ce n’est pas grand’chose de voir le Christ des yeux de la chair, mais ça l’est de croire au Christ des yeux du cœur. Si le Christ nous était rendu présent, et s’il se tenait devant nous, mais en se taisant, comment saurions-nous que c’est lui ? De quel profit nous serait son silence ? Ne nous parle-t-il pas mieux, même absent, dans l’évangile, que s’il était présent, mais silencieux ? Or, il n’est pas absent, quand on le tient par le cœur. Crois en lui et tu le vois. Il ne se tient pas devant tes yeux et pourtant il possède ton cœur. Car s’il était vraiment absent de nous, ce que nous entendîmes à l’instant serait un mensonge, car voici que je suis avec vous jusqu’à la fin du monde (Mt 28, 20). » [1]
Depuis Pâques, le mystère de la Trinité nous est ouvert car le Christ, notre frère en humanité, est monté corps et âme auprès du Père et participe de la vie trinitaire. Il est Fils de Dieu, venu de Dieu et retourné vers Dieu, mais il est aussi homme et a fait entrer l’humanité dans la vie divine. Lorsque nous le prions et le contemplons désormais, c’est cette vie trinitaire qui nous est également révélée et qui s’ouvre à nous. Dans cette Galilée intérieure, c’est l’Esprit qui nous conduit, et nous ouvre des perspectives bien plus grandes que la simple « mémoire des hauts faits du Seigneur » : il nous révèle les splendeurs de la Trinité, comme l’écrit saint Paul : « l’Esprit Saint lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Ro 8,16). Écoutons ce témoignage intérieur de l’Esprit, laissons-le illuminer notre âme pour connaître l’amour trinitaire qui nous est donné. Tous les mystiques chrétiens nous invitent à cette découverte de l’ineffable mystère de la Trinité. Écoutons l’un d’entre eux, Ruysbroeck l’Admirable, nous transmettre cette contemplation :
« Par cela même que le Père tout-puissant, dans l’abîme de sa fécondité, se comprend totalement lui-même, le Fils, le Verbe éternel du Père, est engendré, seconde personne dans la divinité. Et par cette génération éternelle, toutes les créatures sont nées éternellement avant d’avoir été créées dans le temps. Ainsi Dieu les a-t-il vues et connues en lui-même, distinctement, selon les idées qui sont en lui, et comme autres que lui ; non pas autres néanmoins de toutes façons, car tout ce qui est en Dieu est Dieu. […] C’est d’une seule vue simple que Dieu se regarde lui-même et qu’il regarde toutes choses. Et cette Sagesse divine est image et ressemblance de Dieu, et elle est pour nous le divin exemplaire; car ici Dieu se reflète lui-même avec toutes choses. En cette image divine toutes les créatures ont une vie éternelle, en dehors d’elles-mêmes, comme en leur exemplaire éternel; et c’est à cette image éternelle et à cette ressemblance que nous a créés la Sainte Trinité. C’est pourquoi Dieu veut que nous sortions de nous-mêmes à la lumière divine, et que nous nous efforcions d’atteindre surnaturellement cette image, qui est notre vie propre, afin de la posséder avec lui, d’une manière active et fruitive, dans la béatitude éternelle. » [2]
Cette contemplation de la Trinité pourrait paraître abstraite et éloignée de nos préoccupations ; mais elle nous dit qui est Dieu : communion d’amour infinie et parfaite qui nous attire à lui. Cette contemplation est ainsi la source vive qui alimente et comble notre âme. Grâce à elle, chacun de nous se transforme intérieurement. Comme l’écrit saint Paul, nous crions vers Dieu : « Abba, Père ! » ; ce cri jaillit de l’âme habitée par l’Esprit, qui se laisse modeler par la communion trinitaire. Saint Paul nous montre ainsi que l’Esprit nous configure au Christ et nous établit dans la filiation du Père. C’est pourquoi notre vie se conforme peu à peu à la sienne : « nous souffrons avec lui pour être avec lui dans la gloire » (v.17). Le pape François y voit le chemin plus authentique de la sanctification :
« Au fond, la sainteté, c’est vivre les mystères de sa vie en union avec lui [le Christ]. Elle consiste à s’associer à la mort et à la résurrection du Seigneur d’une manière unique et personnelle, à mourir et à ressusciter constamment avec lui. Mais cela peut impliquer également de reproduire dans l’existence personnelle divers aspects de la vie terrestre de Jésus : sa vie cachée, sa vie communautaire, sa proximité avec les derniers, sa pauvreté et d’autres manifestations du don de lui-même par amour. […] Le dessein du Père, c’est le Christ, et nous en lui. En dernière analyse, c’est le Christ aimant en nous, car la sainteté n’est rien d’autre que la charité pleinement vécue. C’est pourquoi, la mesure de la sainteté est donnée par la stature que le Christ atteint en nous, par la mesure dans laquelle, avec la force de l’Esprit Saint, nous modelons toute notre vie sur la sienne. Ainsi, chaque saint est un message que l’Esprit Saint puise dans la richesse de Jésus-Christ et offre à son peuple. » [3]
La fête de la sainte Trinité célèbre donc à la fois la louange du Dieu Un et Trine, et l’appel à rejoindre la vie divine : c’est la sanctification de ses enfants qui procure au Père la vraie gloire, comme Jésus l’a prié au Cénacle : « Père, l’heure est venue : glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie et que, selon le pouvoir que tu lui as donné sur toute chair, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés ! Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,1-3).
Pour accomplir cette œuvre de sanctification, il nous faut laisser l’Esprit agir, et simplement collaborer avec lui dans la mesure de nos moyens. Dans ce passage de la Lettre aux Romains que nous lisons en seconde lecture, un détail est très significatif : il décrit « ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu » (v.14), avec un verbe au passif, littéralement « ceux qui sont agis (ἄγονται) par l’Esprit ». La sainteté consiste bien à offrir notre humanité à Dieu pour qu’Il la purifie, et puisse ainsi accomplir ses opérations trinitaires en nous, sans y trouver d’obstacle. Ce verset de saint Paul et cette idée étaient très chers au bienheureux Marie-Eugène Grialou, qui les cite souvent dans son chef-d’œuvre spirituel « Je veux voir Dieu ». Offrons-en un exemple :
« Pour renaître sous le souffle de l’Esprit, il faut être pauvre, confiant et dépendant en tout de Dieu. Ou plutôt, renaître n’est pas autre chose que devenir progressivement un enfant. Tandis qu’en effet, la génération dans l’ordre naturel, réalisée dans le sein de la mère, s’épanouit dans une séparation progressive jusqu’à ce que l’enfant puisse vivre sa vie indépendante et parfaite, la génération spirituelle se fait en sens inverse par une absorption progressive dans l’unité. Séparés de Dieu par le péché, nous sommes éclairés par sa lumière, pris dans les liens de plus en plus étroits de son amour, jusqu’à ce que, devenus de vrais enfants, nous soyons perdus en son sein, ne vivant plus que de sa vie et de son Esprit. « Ceux-là sont les vrais enfants de Dieu qui sont mus par son Esprit » (Ro 8,14), c’est-à-dire ceux qui, par leur pauvreté spirituelle et le dégagement d’eux-mêmes, ont perdu leurs opérations propres et sont entrés dans le sein de Dieu où leur vie et leurs mouvements dépendent en tout de l’Esprit qui engendre. Tel est le sens et la valeur de l’enfance spirituelle. Parfaitement réalisée, elle est déjà la sainteté. » [4]
Nous pouvons demander à Marie de nous apprendre à invoquer la Sainte Trinité. Par grâce de Dieu, Marie a laissé la vie trinitaire s’installer toute entière en elle, en disant parfaitement oui au Père, en laissant l’Esprit agir en elle, et en engendrant le Fils éternel. Nous pouvons, avec elle, dire cette prière composée par Marthe Robin :
« O Mère Bien-Aimée, vous qui connaissez si bien les voies de la sainteté et de l’amour, apprenez-nous à élever souvent notre esprit et notre cœur vers la Trinité, à fixer sur Elle notre respectueuse et affectueuse attention. Et puisque vous cheminez avec nous sur le chemin de la vie éternelle, ne demeurez pas étrangère aux faibles pèlerins que votre charité veut bien recueillir ; tournez vers nous vos regards miséricordieux, attirez-nous dans vos clartés, inondez-nous de vos douceurs, emportez-nous dans la lumière et dans l’amour ; emportez-nous toujours plus loin et très haut dans les splendeurs des cieux. Que rien ne puisse jamais troubler notre paix, ni nous faire sortir de la pensée de Dieu, mais que chaque minute nous emporte plus avant dans les profondeurs de l’auguste mystère, jusqu’au jour où notre âme pleinement épanouie aux illuminations de l’union divine, verra toutes choses dans l’éternel Amour et dans l’Unité. »
[1] Saint Augustin, Sermon cité par L’Année liturgique, Les Pères dans la foi, DDB N°17, p.101-102.
[2] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre III (la vie contemplative), chap. V (d’une sortie éternelle que nous possédons en la génération du Fils).
[4] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p.842-3.