Les lectures de la messe s’articulent autour du don de l’Esprit à la Pentecôte, un événement qui nous est raconté dans les Actes : l’Esprit a été promis par Jésus (évangile : Jn 15), puis reçu par les Disciples (1re lecture : Ac 2). Il fructifie à présent dans le cœur des croyants (2de lecture : Gal 5). Le Catéchisme nous présente cet événement :
« Le jour de la Pentecôte (au terme des sept semaines Pascales), la Pâque du Christ s’accomplit dans l’effusion de l’Esprit Saint qui est manifesté, donné et communiqué comme Personne divine : de sa Plénitude, le Christ, Seigneur, répand à profusion l’Esprit. En ce jour est pleinement révélée la Trinité Sainte. Depuis ce jour, le Royaume annoncé par le Christ est ouvert à ceux qui croient en Lui : dans l’humilité de la chair et dans la foi, ils participent déjà à la communion de la Trinité Sainte. Par sa venue, et elle ne cesse pas, l’Esprit Saint fait entrer le monde dans les « derniers temps », le temps de l’Église, le Royaume déjà hérité, mais pas encore consommé ! »[1]
L’évangile : promesse de l’Esprit au Cénacle (Jn 15)
Jésus décerne deux titres à l’Esprit lorsqu’Il le promet à ses disciples au Cénacle (Jn 15-16) : le Défenseur, l’Esprit de vérité.
Le premier nom (παράκλητος, paraklètos, le Paraclet) désigne littéralement quelqu’un appelé au secours, surtout dans le cadre juridique : un avocat qui vient nous aider dans le cadre d’un procès, un ami haut placé qui a ses entrées chez les puissants pour plaider notre cause. Tout l’évangile de Jean ressemble à un grand procès intenté par les autorités religieuses contre Jésus : avant sa mort, Il veut rassurer ses disciples, bientôt « orphelins », devant le procès identique que le monde voudra leur intenter à cause de lui. Ils ne seront pas seuls, c’est l’Esprit qui « rendra témoignage en sa faveur » (Jn 15,26). Les synoptiques lui donnent le même rôle : « Lorsqu’on vous conduira devant les synagogues, les magistrats et les autorités, ne cherchez pas avec inquiétude comment vous défendre ou que dire, car le Saint Esprit vous enseignera à cette heure même ce qu’il faut dire. » (Lc 12,11-12).
Le deuxième titre, l’Esprit de vérité, ne désigne pas une vérité abstraite d’ordre philosophique. Pour saint Jean, c’est une personne, le Verbe qui est plein de grâce et de vérité (1,14), celui qui dit de lui-même Je suis le chemin, la vérité et la vie (Jn 14, 6) : Jésus est venu révéler le visage du Père et ramener l’homme à la communion avec lui. Recevoir la vérité, c’est marcher à sa suite pour accueillir la vie divine ; la rejeter, c’est marcher dans les ténèbres pour aboutir à la mort. Jésus promet donc à ses disciples que l’Esprit « les guidera vers la vérité tout entière »: en lui ils recevront la vie en plénitude, qui consiste en la communion trinitaire, et c’est pourquoi il parle de son Père. « Tout ce qui appartient au Père est à moi » (Jn 16,14) : les disciples sont vraiment les brebis du troupeau, Jésus est le Pasteur qui les mène à la Demeure du Père.
Au-delà des manifestations extérieures qui entoureront la Pentecôte, Jésus nous introduit donc au mystère de la mission de l’Esprit Saint. Une mission trinitaire que Jésus opère avec le Père (le Défenseur, que je vous enverrai d’auprès du Père), qui glorifie le Fils (il rendra témoignage en ma faveur) et qui mène l’Église à la plénitude de la vie (il vous conduira dans la vérité tout entière). Le pape Benoît XVI en soulignait l’importance :
« La mission du Fils et celle de l’Esprit Saint sont inséparables et constituent une unique économie du salut. L’Esprit, qui agit au moment de l’incarnation du verbe dans le sein de la vierge Marie, est le même Esprit qui guide Jésus au cours de sa mission et qui est promis aux disciples. Le même Esprit, qui a parlé par l’intermédiaire des prophètes, soutient et inspire l’Église dans sa tâche d’annoncer la Parole de Dieu et dans la prédication des apôtres. Enfin, c’est cet Esprit qui inspire les auteurs des Saintes Écritures. » [2]
Ce dimanche est donc une bonne occasion pour prier plus intensément l’Esprit Saint qu’il nous accorde l’intelligence des Ecritures. Les prêtres en particulier, pour l’exercice du ministère de prédication, peuvent reprendre cette très ancienne prière : « Envoie ton Esprit Saint Paraclet dans nos âmes et fais-nous comprendre les Écritures qu’il a inspirées ; et concède-moi de les interpréter de manière digne, pour que les fidèles ici réunis en tirent avantage… »
La première lecture : la Pentecôte (Ac 2)
Le petit troupeau formé par Jésus pendant sa vie publique, encore bouleversé par la Passion, lent à croire à la Résurrection, peiné par le départ au Ciel du Sauveur, est réuni au Cénacle au matin de la fête juive de Pentecôte, cinquante jours après Pâques. C’est la commémoration du don de la Loi au Sinaï. Une fois de plus, le sens de la fête juive évolue, et se révèle pleinement. Dieu va inscrire sa Loi, non plus sur des tables de pierre, mais dans leurs cœurs, en accomplissant la prophétie de Jérémie : « Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » (Jr 31, 33).
Sous la direction de Pierre, ils viennent de reconstituer le groupe des Douze dans son intégrité, en choisissant Matthias, « qui fut mis au nombre des douze apôtres » (Ac 1,26). Accompagnés de la prière des disciples et surtout de Marie, ils forment la structure portante de cette Église qui naît au Cénacle.
Le don de l’Esprit se manifeste surtout à travers la langue (γλωσσα, glossa), prise à la fois dans son aspect corporel, puisque c’est l’apparence de ce qui « se pose sur chacun d’eux », et dans son usage métaphorique (langage) : « ils se mirent à parler en d’autres langues », d’où l’exclamation des foules en conclusion de la lecture : « nous les entendons parler dans notre langue des merveilles de Dieu » (Ac 2,11). Il s’agit donc d’un phénomène différent de la glossolalie décrite dans les lettres de Paul, qui rend nécessaire l’entremise d’un interprète : « celui qui parle en langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne en effet ne comprend : il dit en esprit des choses mystérieuses » (1Co 14,2).
Ici le don des langues signifie l’universalité retrouvée de la communauté humaine dans l’Esprit. Il inaugure aussi la mission. Le don des langues est donné pour annoncer les merveilles de Dieu à des cultures et des sensibilités humaines différentes. Là où nous sommes contraints par nos propres limites, l’Esprit nous vient en aide pour que notre témoignage puisse toucher ceux qui sont différents et étrangers.
Cette venue de l’Esprit vient réaliser l’oracle de Joël : « Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions » (3,1). Elle marque, l’apparition des charismes que Saint Paul expose dans la première lettre aux Corinthiens : « À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit en vue du bien. À celui-ci est donnée, par l’Esprit, une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; un autre reçoit, dans le même Esprit, un don de foi ; un autre encore, dans l’unique Esprit, des dons de guérison ; à un autre est donné d’opérer des miracles, à un autre de prophétiser, à un autre de discerner les inspirations ; à l’un, de parler diverses langues mystérieuses ; à l’autre, de les interpréter. Mais celui qui agit en tout cela, c’est l’unique et même Esprit : il distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier » (1 Cor 12, 4-11) [3]
À Jérusalem, en cette matinée de Pentecôte, c’est le début de l’époque merveilleuse entrevue par Isaïe : « Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la langue du muet criera sa joie. Parce qu’auront jailli les eaux dans le désert et les torrents dans la steppe » (Is 35,6). Boiteux, Muet, Eau : Le premier miracle accompli par Pierre sera la guérison d’un lépreux, les apôtres naguère muets de peur proclament la Résurrection, et la grâce divine se déverse abondamment par les eaux du baptême : « Accueillant la parole, ils se firent baptiser ; il s’adjoignit ce jour-là environ trois mille âmes » (Ac 2,41).
On notera le jeu subtile entre « groupe » et « individu » tout au long de la narration : au début, les disciples se trouvaient réunis tous ensemble et c’est à toute la communauté qu’est donné l’Esprit (ils furent tous remplis de l’Esprit Saint) ; mais ce don est aussi individuel, puisque les « langues » se posent sur chacun d’eux, pour que chacun participe selon ses talents à la mission de la communauté. Nous parlons pour cela des « Actes des Apôtres » : des réalisations personnelles d’une mission universelle, sous l’Esprit.
À l’inverse, les juifs présents à Jérusalem sont d’abord considérés dans leur diversité (issus de toutes les nations qui sont sous le ciel), et ils sont divisés par leurs langues respectives. Malgré cela, le témoignage des disciples leur parvient à chacun et reconstitue leur unité (tous, nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu). Nous assistons au renversement du désastre de la Tour de Babel (Gn 11), où l’unité fut brisée et la confusion se répandit : « C’est là que le Seigneur confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre » (Gn 11,9).
Une autre dimension importante du texte est la plénitude. À la communion du groupe répond la plénitude du don : « la maison en fut remplie toute entière », ainsi que la plénitude du salut – tous les peuples du monde connu à l’époque sont touchés par la première prédication des apôtres. L’événement de la Pentecôte constitue la grande ouverture du livre des Actes. Il se reproduit, à plusieurs reprises dans le livre des Actes, en mode mineur, par exemple au chapitre 4 : « Quand ils eurent fini de prier, le lieu où ils étaient réunis se mit à trembler, ils furent tous remplis du Saint-Esprit et ils disaient la parole de Dieu avec assurance. » (Actes 4, 31).
On découvre donc le rôle de l’Esprit comme principal acteur de l’évangélisation, tel qu’il se poursuit aujourd’hui dans l’Église. Le pape Paul VI l’avait affirmé avec force en 1975 :
« Ce n’est pas par hasard que le grand départ de l’évangélisation eut lieu le matin de Pentecôte, sous le souffle de l’Esprit. On peut dire que l’Esprit Saint est l’agent principal de l’évangélisation : c’est lui qui pousse chacun à annoncer l’Évangile et c’est lui qui dans le tréfonds des consciences fait accepter et comprendre la Parole du salut. Mais l’on peut dire également qu’il est le terme de l’évangélisation : lui seul suscite la nouvelle création, l’humanité nouvelle à laquelle l’évangélisation doit aboutir, avec l’unité dans la variété que l’évangélisation voudrait provoquer dans la communauté chrétienne. À travers lui l’Évangile pénètre au cœur du monde car c’est lui qui fait discerner les signes des temps — signes de Dieu — que l’évangélisation découvre et met en valeur à l’intérieur de l’histoire. » [4]
Le psaume 104 : Envoie ton Esprit !
Le Psaume 104 est une grande louange au Dieu créateur et provident : après l’invitation classique (Bénis le Seigneur, ô mon âme) vient toute une description très belle de la création, que la liturgie omet faute de place.
La deuxième strophe (vv.29-30) souligne le rôle central de l’Esprit avec le mot « ruah (רוח) », souffle. Il répond au mot nefesh (âme, en première strophe) qui désigne l’âme mais aussi l’être vivant au premier chapitre de la Genèse. Lorsqu’un animal est vivant, il est habité par le souffle : l’absence de respiration indique la mort (tu retires leur souffle, ils expirent) ; c’est pourquoi le don de la vie est équivalent au don du souffle divin (tu envoies ton souffle, ils sont créés). La page de la Création vient immédiatement à l’esprit : « Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn 2,7).
Le don du Souffle est celui de l’Esprit, en grec « πνεῦμα (pneuma) », traduction des LXX de l’hébreu ruah. À la Pentecôte, en mentionnant un « violent coup de vent », saint Luc confère un nouveau sens au verset « tu renouvelles la face de la terre » : la mission des apôtres va s’étendre sur toutes les nations et accomplir une « nouvelle création », car la plénitude de la vie est spirituelle : c’est le don de la vie divine à tous les hommes.
La deuxième lecture : vivre sous la conduite de l’Esprit ou selon la chair ? (Gal 5)
Il y a donc une cohérence parfaite avec la deuxième lecture, tirée de la lettre aux Galates, dans laquelle Saint Paul décrit cette « nouvelle vie dans le Christ » (chap. 5). Il y oppose deux ordres de réalité, en constatant que la vie des chrétiens est un combat : « Il y a là un affrontement qui vous empêche de faire tout ce que vous voudriez ». Qui d’entre nous n’a jamais senti ce déchirement intime ?
D’une part, il y a la « chair » (σάρξ, sarx), qui désigne plus ou moins notre « nature humaine » blessée par le péché originel, et qui tend au mal (la concupiscence). Paul nous donne une liste impressionnante de ces écueils : débauche, impureté, obscénité… La Loi a été donnée pour condamner ces actions (cf. Ro 8). Remarquons que Paul mentionne aussi des « péchés de l’esprit » comme la jalousie, l’envie, etc. Il ne s’agit donc pas d’opposer le corps avec l’âme, mais plutôt la nature blessée avec la vie dans le Christ. Saint Paul nous met sévèrement en garde : « Ceux qui commettent de telles actions ne recevront pas en héritage le royaume de Dieu » (Gal 5,21). Un véritable cri qui vient déchirer nos complaisances envers le mal…
Nous avons déjà rencontré, dans l’évangile, l’autre pôle de la comparaison : « laissons-nous conduire par l’Esprit » (πνεῦμα, pneuma), qui nous a libérés de l’esclavage du péché et donc de la Loi. Le don de l’Esprit Saint convertit notre vie naturelle en surnaturelle, produisant des fruits délicieux : « amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, humilité et maîtrise de soi » (Ga 5,22). Le Catéchisme les définit comme « des perfections que forme en nous le Saint-Esprit comme des prémices de la gloire éternelle »[5]. C’est donc le Règne de Dieu qui s’y manifeste, une communion à l’amour trinitaire.
Un Règne présent parmi nous, puisque la Pentecôte a déjà eu lieu et s’étend par l’Église sur toute la terre ; mais un Règne en attente d’être parfaitement accompli à la fin des temps.