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Méditation : Splendeurs de la communion

Ce dernier dimanche de Pâques nous oriente vers la Pentecôte, et nous fait désirer le don de l’Esprit : Pierre complète le « collège des apôtres », Jean rapporte la prière émue de Jésus au Cénacle, où il intercède auprès de son Père en faveur de ses disciples. « Pour qu’ils aient en eux ma joie » : celle qui fera irruption avec le don de l’Esprit. La deuxième lecture nous invite à prendre pleinement conscience des fruits de la Pentecôte : « Il nous a donné part à son Esprit » (1Jn 4,13). Nous entrons dans une vraie école de prière pour vivre intensément l’effusion de l’Esprit la semaine prochaine, comme nous y invitait Benoît XVI :

« Si nous ne voulons pas que Pentecôte se réduise à un simple rite ou à une commémoration, même suggestive, mais qu’elle soit un événement actuel de salut, nous devons nous préparer dans une attente religieuse au don de Dieu, par l’écoute humble et silencieuse de sa Parole. Pour que Pentecôte se renouvelle à notre époque, il faut peut-être – sans rien ôter à la liberté de Dieu – que l’Église soit moins « essoufflée » par les activités et davantage consacrée à la prière. C’est ce que nous enseigne la Mère de l’Eglise, la Très Sainte Vierge Marie, Epouse de l’Esprit Saint. » [1]

À la lumière des textes de ce dimanche, trois pistes de méditation peuvent nous aider à nous préparer : croire que Dieu est présent dans l’âme du croyant (1). Développer une spiritualité de la communion (2). Méditer la prière de Jésus (3).

Inhabitation mutuelle de Dieu et de l’âme

Une sainte moderne, Elisabeth de la Trinité, a été particulièrement illuminée dès son enfance par un mystère profond : l’âme du croyant devient, par le baptême, un temple où la Trinité vient habiter. Saint Jean nous le répète plusieurs fois dans son Epître : « Celui qui proclame que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu » (1Jn 4,16). Ecoutons la sainte carmélite s’en émerveiller en méditant la prière sacerdotale de son époux :

« C’est là le désir du Maître : « Sanctifiez-les dans la vérité, votre parole est vérité. » (Jn 17,17) À celui qui garde sa parole, n’a-t-il pas fait cette promesse : ‘Mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure’ (Jn 14,23) ? C’est toute la Trinité qui habite dans l’âme qui l’aime en vérité, c’est-à-dire en gardant sa parole ! Et lorsque cette âme a compris sa richesse, toutes les joies naturelles ou surnaturelles qui peuvent lui venir de la part des créatures ou de la part même de Dieu, ne font que l’inviter à rentrer en elle-même pour jouir du Bien substantiel qu’elle possède, et qui n’est autre que Dieu lui-même. Et elle a ainsi, dit saint Jean de la Croix, une certaine ressemblance avec l’Être divin. » [2]

Aussi Elisabeth de la Trinité disait-elle éprouver le besoin de redescendre en elle-même, plusieurs fois par jour, dans la chambre secrète où Dieu l’attendait. S’agit-il de pieuses paroles, d’une description naïve de la vie spirituelle, ou des enthousiasmes d’une jeune carmélite sans grande formation théologique ? Bien au contraire : Elisabeth rejoint ici la grande tradition théologique, dont le père Wilhélem nous offre un résumé :

« Dans la volonté, l’amour donne à l’âme la capacité de tendre positivement vers l’être aimé dans le but de s’unir à lui, mais il lui confère également la possibilité de « pâtir », c’est-à-dire de recevoir de l’autre. Dans la Somme théologique, saint Thomas, s’appuyant sur le texte de saint Jean (1Jn 4, 16 : « Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui »), explique que « tout amour fait que l’aimé est dans l’aimant et que l’aimant est dans l’aimé » (ST I IIae, q.28 a.2). Et il parle à ce sujet de « mutua inhaesio », c’est-à-dire « d’inhabitation mutuelle » de l’aimant dans l’aimé et réciproquement. Il précise en outre que l’aimé est dans l’aimant « par une sorte de complaisance » gravée dans son cœur. Ainsi en est-il également de l’union entre Dieu et l’homme par la charité. En tant qu’amour la charité possède donc cette double capacité à l’égard de Dieu : une capacité positive, active, qui permet de tendre vers lui pour s’y unir, mais aussi une capacité réceptive, qui est cette aptitude à le recevoir en soi. »[3]

Cette vérité théologique ouvre des perspectives spirituelles infinies, en particulier pour la réception des dons du Saint Esprit qui réalisent cette « inhabitation mutuelle », et élèvent l’âme au sein de la Trinité. Nous pouvons, à partir de là, parcourir un autre chemin, celui de la « spiritualité de la communion ».

Spiritualité de la communion

La prière sacerdotale de Jésus nous introduit dans différentes « sphères de communion » : celle de l’homme avec Dieu, par la consécration ; celle de la Trinité, puisque Jésus s’adresse à son Père et promet l’Esprit ; celle de l’Église : « qu’ils soient un, comme nous-mêmes ». Nous avons vu que c’est aussi le thème du passage de la Lettre de saint Jean pour ce dimanche. En tout cela, nous sommes appelés à vivre une « spiritualité de la communion ». De quoi s’agit-il ? Au moment de faire entrer l’Eglise dans le troisième millénaire, le pape Jean-Paul II l’a expliqué :

« Une spiritualité de la communion consiste avant tout en un regard du cœur porté sur le mystère de la Trinité qui habite en nous, et dont la lumière doit aussi être perçue sur le visage des frères qui sont à nos côtés. Une spiritualité de la communion, cela veut dire la capacité d’être attentif, dans l’unité profonde du Corps mystique, à son frère dans la foi, le considérant donc comme « l’un des nôtres », pour savoir partager ses joies et ses souffrances, pour deviner ses désirs et répondre à ses besoins, pour lui offrir une amitié vraie et profonde. » [4]

La vraie communion naît de la présence de la Trinité, et nous conduit à bien plus que la sympathie ou la solidarité pour nos frères, même si elle inclut nécessairement ces attitudes. Elle engendre une qualité de regard surnaturel qui nous permet de déceler en notre frère, ce membre du Corps Mystique, le même mystère qui s’opère en nous : la présence de Dieu. D’où une rénovation totale de nos relations mutuelles, comme l’explique Jean-Paul II :

« Une spiritualité de la communion est aussi la capacité de voir surtout ce qu’il y a de positif dans l’autre, pour l’accueillir et le valoriser comme un don de Dieu: un « don pour moi », et pas seulement pour le frère qui l’a directement reçu. Une spiritualité de la communion, c’est enfin savoir « donner une place » à son frère, en portant « les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2) et en repoussant les tentations égoïstes qui continuellement nous tendent des pièges et qui provoquent compétition, carriérisme, défiance, jalousies. » [5]

Très souvent, en effet, nous ne percevons des autres que leurs caractéristiques et comportements extérieurs. Même dans nos familles et nos communautés – peut-être surtout dans ces communautés – nous n’entrons pas en contact profond avec les autres personnes. Pourtant nous franchissons vraiment une étape dans la charité et dans la vie spirituelle lorsque nous devenons capables de voir l’œuvre de Dieu en nos frères, que cette œuvre soit déjà très aboutie ou encore balbutiante. Mère Teresa disait voir parfois très distinctement la présence de Dieu dans ceux qu’elle secourait. De la même manière nous sommes appelés à voir dans le confrère ou le collègue de travail, dans le conjoint ou l’enfant avec lesquels nous partageons la vie matérielle et affective, au-delà de l’inconnu qui est mis sur notre chemin, un être unique en qui Dieu réside et qui est sacré par essence. Nous sommes invités à entrer en communion avec une âme qui, comme nous, chemine vers le Père, jusqu’à ce que Dieu soit tout en tous (1 Cor 15) ; elle est membre du Corps Mystique : l’autre ne m’est donc plus extérieur, mais intérieur dans le cœur de Dieu.

Cela peut sembler très engageant, car nous aimons bien rester en périphérie de nous-mêmes et des autres, dans une situation plus confortable ; c’est pourtant ce que nous sommes appelés à vivre. Nous pourrons cette semaine faire l’exercice d’être très attentifs pour voir comment Dieu nous parle à travers nos frères : ce peut-être une parole d’encouragement à dire ou à recevoir, un exemple à méditer, une question, un appel à l’aide qui va creuser la compassion, une remarque qui va nous ouvrir les yeux, une critique même qui nous fera grandir en humilité.

La communion peut se vivre à plusieurs niveaux : ouvrons deux perspectives, celle de l’Église et celle de la famille, grâce à deux grands témoins, Jean-Paul II et le pape François. Le premier appelait à vivre la communion dans l’Église :

Faire de l’Église la maison et l’école de la communion: tel est le grand défi qui se présente à nous dans le millénaire qui commence, si nous voulons être fidèles au dessein de Dieu et répondre aussi aux attentes profondes du monde. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Ici aussi le discours pourrait se faire immédiatement opérationnel, mais ce serait une erreur de s’en tenir à une telle attitude. Avant de programmer des initiatives concrètes, il faut promouvoir une spiritualité de la communion, en la faisant ressortir comme principe éducatif partout où sont formés l’homme et le chrétien, où sont éduqués les ministres de l’autel, les personnes consacrées, les agents pastoraux, où se construisent les familles et les communautés. » [6]

Une impulsion plus récente à cette « spiritualité de la communion » a été donnée par le pape François dans son exhortation « Amoris Laetitia » :

« Nous avons toujours parlé de l’inhabitation divine dans le cœur de la personne qui vit dans sa grâce. Aujourd’hui, nous pouvons dire également que la Trinité est présente dans le temple de la communion matrimoniale. Tout comme elle habite dans les louanges de son peuple (cf. Ps 22, 4), elle vit intimement dans l’amour matrimonial qui lui rend gloire. La présence du Seigneur se manifeste dans la famille réelle et concrète, avec toutes ses souffrances, ses luttes, ses joies et ses efforts quotidiens. Lorsqu’on vit en famille, il est difficile d’y feindre et d’y mentir ; nous ne pouvons pas porter un masque. Si l’amour anime cette authenticité, le Seigneur y règne avec sa joie et sa paix. La spiritualité de l’amour familial est faite de milliers de gestes réels et concrets. Dans cette variété de dons et de rencontres qui font mûrir la communion, Dieu établit sa demeure. Ce don de soi associe à la fois « l’humain et le divin », car il est plein de l’amour de Dieu. En définitive, la spiritualité matrimoniale est la spiritualité du lien habité par l’amour divin. » [7]

Reprendre la prière de Jésus, aujourd’hui

La prière sacerdotale de Jésus est d’une telle richesse et les thèmes s’y succèdent si rapidement – comme souvent sous la plume de Jean – que nous peinons à en saisir toute la profondeur. Pour vivre la spiritualité de la communion, prenons le temps de l’écouter attentivement, de la répéter, de l’intérioriser, avec cette patience du gourmet qui savoure une nourriture de qualité. L’Esprit nous offre cette prière pour qu’elle devienne l’âme de la nôtre…

Écoutons par exemple saint Jean Chrysostome lorsqu’il en commente la partie proclamée ce dimanche :

« Quand il dit : ‘Gardez-les’, il ne prie pas seulement son Père de les délivrer des périls et du mal, il demande encore qu’ils demeurent fermes dans la foi ; c’est pourquoi il a ajouté : ‘Sanctifiez-les dans votre vérité’, rendez-les saints par l’infusion du Saint-Esprit et par la vérité de l’Evangile et la certitude de votre parole. Comme il a dit : ‘Vous êtes purs à cause des instructions que je vous ai données’ (Jean, XV, 3), maintenant il dit de même : instruisez-les, enseignez-leur la vérité. Mais Jésus-Christ avait déjà dit que le Saint-Esprit le ferait ; pourquoi prie-t-il donc son Père de le faire ? Pour vous montrer encore l’égalité des personnes. Jésus-Christ dit ‘enseignez-leur la vérité’, parce que la saine doctrine et les justes sentiments qu’on a de Dieu sanctifient l’âme. Ne vous étonnez donc point qu’il dise qu’on est sanctifié par la parole. Au reste, que ce soit de la doctrine qu’il parle ici, on n’en peut douter, ce qui suit l’insinue : ‘Votre parole est la vérité’ ; c’est-à-dire, il n’y a point de mensonge en elle, la parole de Dieu ne passe point, elle s’accomplit infailliblement. Le Sauveur montre encore qu’il n’y a en elle rien de figuré ou de corporel, ainsi que saint Paul dit de l’Eglise : ‘Le Seigneur l’a sanctifiée par la parole’. (Ephés. V, 26.) Car la parole de Dieu a coutume de purifier. » [8]

Notre âme est peu à peu transformée par ces paroles du Christ, par cette prière qu’il élève à son Père continuellement depuis les cœurs de ses fidèles, à travers les siècles, dans son Église. La première lettre de saint Jean (première lecture), avec ses réflexions si belles et si profondes sur l’amour, est le fruit de cette méditation silencieuse. Cachée dans son carmel, sainte Elisabeth en savait quelque chose :

« ‘Nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru.’ (1Jn 4,16). C’est là le grand acte de notre foi ; c’est le moyen de rendre à notre Dieu amour pour amour ; c’est « le secret caché » au cœur du Père, dont parle saint Paul (Col 1,26), que nous pénétrons enfin, et toute notre âme tressaille ! Lorsqu’elle sait croire à ce « trop grand amour » qui est sur elle, on peut dire comme il est dit de Moïse : « Il était inébranlable dans sa foi comme s’il avait vu l’Invisible. » (He 11,27) Elle ne s’arrête plus aux goûts, aux sentiments ; peu lui importe de sentir Dieu ou de ne pas le sentir ; peu lui importe s’il lui donne la joie ou la souffrance : elle croit à son amour. Plus elle est éprouvée, plus sa foi grandit, parce qu’elle traverse pour ainsi dire tous les obstacles pour aller se reposer au sein de l’Amour infini, qui ne peut faire qu’œuvres d’amour. Aussi à cette âme tout éveillée en sa foi la voix du Maître peut dire dans le secret intime cette parole qu’il adressait un jour à Marie-Madeleine : « Va dans la paix, ta foi t’a sauvée. » (Lc 7,50) » [9]

Un autre grand témoin du siècle dernier, le cardinal Jean Daniélou, pourra nous aider à méditer. Dans son journal spirituel, il nous livre sa propre version d’une prière sacerdotale :

« Père, par l’intercession de Marie et de Jésus, accordez-moi par ma confession de ce soir la triple grâce de la pureté de l’âme par la répudiation entière du péché, de la paix de l’âme par une soumission entière à vos mandata [ce que vous me demandez], de l’union à Jésus par une rupture entière avec l’esprit du monde. Et que cette confession soit vraiment pour moi l’entrée dans la vie définitive, qu’elle marque le commencement de ma vie nouvelle, dans le Christ. Oh ! mon Dieu, dégagez-moi du monde dont l’emprise subtile me guette tant : désir de l’approbation des hommes et de leurs vains applaudissements. Aidez-moi à fouler tout cela aux pieds, cela qui a causé la mort de Jésus. Aidez-moi à comprendre la frivolité du monde, à la peser au poids de la mort de Jésus. Là sont les véritables événements : la grâce, le péché, le drame véritable – et la ruse de Satan est de nous en détourner pour nous occuper aux grandeurs apparentes de la chair et du sang. Que je renonce entièrement à ces grandeurs. Que le monde soit crucifié pour moi et que je le sois pour le monde, occupé seulement à croître dans la grâce par la charité, par l’exercice intérieur de la charité qui est l’unique occupation : être dans la grâce, croître dans la grâce. La grâce est l’unique nécessaire, puisque elle est la vie de l’âme. Avoir la grâce, donner la grâce, peu importe le reste. Juger de tout selon la grâce et non selon le monde. » [10]


[2] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.177.

[3] P. François-Régis Wilhélem, « Le renouveau mystique contemporain et la question des dons du Saint-Esprit dans la théologie du p. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus », dans : Une figure du XXe siècle, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Ed. du Carmel, 1995, p. 270.

[4] Jean-Paul II, Novo Millennio Ineunte, nº43.

[5] Jean-Paul II, Novo Millennio Ineunte, nº43.

[6] Jean-Paul II, Novo Millennio Ineunte, nº43.

[7] Pape François, Amoris Laetitia, nº314-315.

[8] Saint Jean Chrysostome, Commentaire sur l’Evangile de Jean, Homélie LXXXII (ed. Guérin 1865, tome 8).

[9] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.108-9.

[10] Jean Daniélou SJ, Carnets spirituels, Cerf 1993, p. 248.


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  • Parabole des deux fils