« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » : pendant la messe de ce dimanche, comme lors de la dernière Cène, nous allons écouter de nouveau le grand commandement de Jésus. Saint Jean nous l’explique aussi dans sa Première Lettre (deuxième lecture), et nous montre que ce commandement n’est pas une imposition extérieure, un impératif moral : c’est plutôt notre réponse cohérente à un amour reçu, puisque « ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous aimés » (1Jn 4,10). Le pape François le rappelait dans sa première encyclique :
« La preuve la plus grande de la fiabilité de l’amour du Christ se trouve dans sa mort pour l’homme. Si donner sa vie pour ses amis est la plus grande preuve d’amour (cf. Jn 15, 13), Jésus a offert la sienne pour tous, même pour ceux qui étaient des ennemis, pour transformer leur cœur. Voilà pourquoi, selon les évangélistes, le regard de foi culmine à l’heure de la Croix, heure en laquelle resplendissent la grandeur et l’ampleur de l’amour divin. » [1]
La première lecture : Premier baptême de païens (Ac 10)
Dans le chapitre 10 des Actes, L’Esprit Saint provoque une rencontre étonnante entre deux personnages assez très différents : Corneille, centurion de l’armée romaine, d’une part, qui a reçu la visite d’un ange pour l’avertir (10,3) ; d’autre part, Pierre qui est tombé en extase au même moment sur la terrasse d’une maison (10,10). Deux hommes qui jouissent d’une grande autorité, militaire par la grâce de César pour Corneille, spirituelle par le choix de Jésus pour Pierre. Tout sépare ce païen et ce juif, mais ils vont se rencontrer à Césarée, capitale économique de la Palestine, et leurs vies vont être bouleversées par l’action de l’Esprit Saint.
Nous assistons ainsi à un moment très important dans la vie de l’Église naissante, puisqu’il s’agit du premier baptême de païens. Double conversion, celle du centurion, certes, mais aussi celle de Pierre : le récit de Luc insiste sur sa répugnance à l’innovation, conséquence de son éducation juive. On le voit dans l’épisode précédent, où des nourritures impures lui sont présentées, et la voix divine l’apostrophe : « Ce que Dieu a purifié, toi, ne le dis pas souillé ! » (Ac 10,15). Un dépassement de la Loi mosaïque, que l’Esprit lui demande expressément pour le préparer à rencontrer les païens. Après tout ce qu’il avait vécu auprès de Jésus, le cœur de Pierre n’en est plus à son premier bouleversement et il assimile docilement la leçon en affirmant : « Il est absolument interdit à un Juif de frayer avec un étranger ou d’entrer chez lui ; mais Dieu vient de me montrer, à moi, qu’il ne faut appeler aucun homme souillé ou impur » (v.28).
Cette répugnance à l’innovation s’estompe définitivement avec l’épisode de ce dimanche où Pierre déclare que « Dieu ne fait pas acception des personnes » (v.34). Face à l’effusion de l’Esprit (v.45), il se rend à l’évidence : « Pourrait-on refuser le baptême ? » (v.47). Saint Luc souligne la nouveauté de cette ouverture aux païens :
« Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu. » (v.45)
Son geste aura une portée extraordinaire pour la vie de l’Église, et nous voyons dans le chapitre suivant (Ac 11) comment il scandalise la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem.
L’Esprit Saint lui a tracé le chemin et l’a poussé à agir en se répandant sur des Païens non-baptisés, comme sur les disciples, le jour de la Pentecôte. Voilà qui montre combien l’Esprit est le véritable protagoniste de l’évangélisation, lui qui bouscule tous les « plans pastoraux » et les mentalités des gens d’Église ; mais ce même Esprit tient aussi à associer l’Église institutionnelle à son action puisqu’elle est voulue par Dieu : les apôtres ne sont que des ministres, certes, mais des ministres nécessaires. Devant un homme d’une aussi grande autorité qu’un centurion, Pierre affirme sa propre autorité apostolique : « Il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ », et la communion fraternelle jaillit spontanément dans cette Eglise plurielle : « Alors ils lui demandèrent de rester quelques jours avec eux » (v.48).
Le Psaume : le Seigneur a révélé sa justice aux nations (Ps 98)
Les extraordinaires aventures de Pierre trouvent, dans le psaume 98, un écho qui ne devait pas échapper à la première communauté de Jérusalem. C’était au départ un chant nationaliste, proclamant l’exaltation d’Israël comme nation, probablement après une victoire militaire, prélude et instrument du « jugement divin ». Mais à travers le mystère pascal, ce psaume acquiert un sens spirituel bien plus profond : l’ouverture aux païens du « Salut qui vient des Juifs » (Jn 4,22). Ainsi peut-on dire que Dieu a « révélé sa justice aux nations » (v.2), c’est-à-dire qu’il les a sauvées.
« La terre toute entière a vu la victoire de notre Dieu »: cette victoire est celle du Ressuscité, délivré de la tombe par la main puissante, qui sauve désormais tous les hommes esclaves du péché et de la mort, à travers le ministère de l’Église. Cette victoire ne cesse de s’étendre « sur la terre tout entière » (v.3), provoquant un chant nouveau, qui est l’acclamation unanime et confiante des croyants. Ce dimanche, des millions de personnes, à la messe, « acclament leur roi, le Seigneur ! »
L’évangile (Jn 15) et la deuxième lecture (1Jn 4) : Commandement de l’amour fraternel
L’évangile de la messe et la deuxième lecture ont le même thème : le commandement de l’amour, exprimé par Jésus pendant la dernière Cène (Jn 15), et expliqué par l’apôtre Jean dans sa lettre.
« Dieu est amour (ἀγάπη, agapè) » (1Jn 4,8), cette affirmation constitue le centre de toute l’épitre de Jean, cette vérité est le soleil qui brille dans l’Évangile et qui anime tout le christianisme, qui fonde toute notre vie spirituelle. Pour saisir la profondeur de la pensée de Jean dans cette lettre, voici un commentaire tout aussi profond du père Laplace sur cette page centrale du Nouveau Testament :
« Le premier caractère de cette agapè est qu’elle est source, initiative, action créatrice. L’amour fait exister un être et lui communique tout ce qu’il a d’aimable : ‘Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés’ (4,10). Cet amour, à la différence de l’amour humain, plonge jusqu’aux racines les plus profondes de l’être qu’il crée. Cette communication n’est pas celle d’un bien extérieur ; c’est Dieu même qui se donne, ‘afin que nous vivions par lui’ (4,9), que nous « demeurions » en lui et qu’en nous, son amour soit « accompli » (4,12). Plénitude bienfaisante, où Dieu se donne pour ce qu’il est. L’homme a de l’amour, Dieu est amour. Par-là, l’homme expérimente quelque chose de cet amour subsistant qui est Dieu même. Dieu seul peut aimer ainsi, si merveilleusement. » [2]
Saint Jean insiste beaucoup sur le fait que Dieu a l’initiative de toute relation d’amour. L’amour divin précède la réponse de l’homme qui ne peut qu’y répondre. Il l’affirme dans sa Lettre, comme nous l’avons vu et Jésus lui-même insiste sur ce point en l’appliquant à son rapport à son Père : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15,9). C’est un aspect important de la spiritualité du pape François, qui l’a souvent répété :
« Je cherche Jésus, je sers Jésus parce que lui m’a cherché en premier, parce que j’ai été conquis par lui : et c’est là le cœur de notre expérience. Mais lui est premier, toujours. En espagnol, il existe un mot qui est très éloquent, qui l’explique bien : lui nous ‘primerea’, ‘El nos primerea’. Il est toujours le premier. Quand nous arrivons, Il est arrivé et il nous attend. » [3]
Dans la seule page d’évangile de ce dimanche, Jésus utilise le mot Père quatre fois. Toute son existence humaine, et tout son être divin au sein de la Trinité, est « réponse au Père ». Il veut que les disciples participent de cet amour, c’est pourquoi Il évoque autant le Père dans ce discours d’adieu centré sur le commandement de l’amour fraternel. C’est tout le sens de l’incarnation, comme l’explique le Catéchisme :
« Le Verbe s’est fait chair pour nous sauver en nous réconciliant avec Dieu : ‘C’est Dieu qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés’ (1 Jn 4, 10). ‘Le Père a envoyé son Fils, le sauveur du monde’ (1 Jn 4, 14). ‘Celui-là a paru pour ôter les péchés’ (1 Jn 3, 5) : « Malade, notre nature demandait à être guérie ; déchue, à être relevée ; morte, à être ressuscitée. Nous avions perdu la possession du bien, il fallait nous la rendre. Enfermés dans les ténèbres, il fallait nous porter la lumière ; captifs, nous attendions un sauveur ; prisonniers, un secours ; esclaves, un libérateur. Ces raisons-là étaient-elles sans importance ? Ne méritaient-elles pas d’émouvoir Dieu au point de le faire descendre jusqu’à notre nature humaine pour la visiter, puisque l’humanité se trouvait dans un état si misérable et si malheureux ? » (S. Grégoire de Nysse) » [4]
Sur les lèvres émues de Jésus pendant la dernière Cène, la vérité profonde que « Dieu est amour » se décline donc sur différents plans :
- L’amour interne à la Trinité, qui relie le Fils et le Père de toute éternité (comme le Père m’a aimé), et que Jésus est venu révéler : « tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (v.15) ;
- L’amour du Verbe incarné pour ses disciples (moi aussi je vous ai aimés), qui les fait passer du statut de « serviteur », le croyant de l’Ancienne Alliance, à « ami » : le chrétien qui est incorporé au Christ comme le sarment à la vigne ;
- L’amour mutuel des disciples (aimez-vous les uns les autres), en suivant les exemples laissés par le Maître (comme je vous ai aimés) mais surtout en se laissant modeler intérieurement par lui (… pour que nous vivions par lui, 1Jn 4,9) ;
- L’amour des disciples pour toutes les âmes auxquelles le Christ les envoie en mission (afin que vous alliez, que vous portiez du fruit). Cette « récolte » de nouveaux disciples est la germination des serments bien fixés sur la vigne, selon l’image qui ouvrait ce même chapitre 15.
À chaque niveau intervient l’acteur le plus discret de la Trinité : l’Esprit Saint, amour mutuel du Père et du Fils, que Jésus donne à profusion à ses disciples. Il est la vie même de l’Église, la maintient dans la charité fraternelle et attire tous les hommes au salut par le Christ.
Cette présence discrète de l’Esprit nous montre l’unité profonde de toutes ces réalités (la Trinité, l’Église, le monde) qui peuvent en première approche sembler distinctes : si les hommes existent, c’est parce que Dieu veut ouvrir à d’autres êtres cette fournaise ardente qu’est l’amour éternel du Père envers le Fils, et c’est le sens de la création, de l’incarnation, de la rédemption, de l’Église… le Catéchisme s’ouvre d’ailleurs sur cette perspective:
« Dieu, infiniment Parfait et Bienheureux en lui-même, dans un dessein de pure bonté, a librement créé l’homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse. C’est pourquoi, de tout temps et en tout lieu, il se fait proche de l’homme. Il l’appelle, l’aide à le chercher, à le connaître et à l’aimer de toutes ses forces. Il convoque tous les hommes que le péché a dispersés dans l’unité de sa famille, l’Église. Pour ce faire, Il a envoyé son Fils comme Rédempteur et Sauveur lorsque les temps furent accomplis. En lui et par lui, Il appelle les hommes à devenir, dans l’Esprit Saint, ses enfants d’adoption, et donc les héritiers de sa vie bienheureuse. Pour que cet appel retentisse par toute la terre, le Christ a envoyé les apôtres qu’Il avait choisis en leur donnant mandat d’annoncer l’Évangile… » [5]
⇒Lire la méditation
[2] Jean Laplace, Discernement pour temps de crise, « Agapè et amour humain », Chalet 1978.
[3] Pape François, Homélie du 31 juillet 2013.
[5] Catéchisme, nº1 (Prologue).
