Même si les lectures semblent choisies indépendamment les unes des autres, on peut tout de même discerner un fil conducteur qui les relie : le mystère de la communion avec Jésus. Elle est décrite à trois niveaux : ecclésial, communautaire et personnel, comme trois cercles concentriques indissociables et essentiels au développement de notre vie spirituelle. Nous allons les parcourir, du plus large au plus intérieur, en suivant l’intuition du pape François :
« Jésus utilise l’image de la vigne et des sarments et dit : demeurez dans mon amour, demeurez attachés à moi, comme le sarment est attaché à la vigne. Si nous sommes unis à lui, nous pouvons porter du fruit, et c’est cela la familiarité avec le Christ. Demeurer en Jésus ! C’est demeurer attachés à lui, à l’intérieur de lui, avec lui, parlant avec lui : demeurer en Jésus. » [1]
Nécessité et grandeur de la communion avec l’Église
Si Paul vient à Jérusalem après sa conversion (première lecture), c’est parce qu’il a besoin de la communion explicite avec les apôtres. Il s’est converti au Christ, qui s’est révélé à lui comme « ce Jésus que tu persécutes » (Ac 9,5) ; il a été greffé sur le tronc de l’Église par le baptême d’Ananie à Damas ; outre son désir d’entendre parler du Christ par les témoins oculaires, il avait compris que, pour porter du fruit, il devait être inséré dans la vigne qu’est l’Église. Les premiers écrivains chrétiens le disaient admirablement : « Il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n’a pas l’Église pour Mère »… C’est une réalité que le pape Benoît XVI a expliqué pendant un voyage en Allemagne :
« Demeurer dans le Christ signifie demeurer aussi dans l’Église. La communauté entière des croyants est solidement unie dans le Christ, la vigne. Dans le Christ, tous nous sommes unis ensemble. Dans cette communauté Il nous soutient et, en même temps, tous les membres se soutiennent mutuellement. Nous résistons ensemble aux tempêtes et nous protégeons les uns les autres. Nous ne croyons pas seuls, nous croyons avec toute l’Église de tout lieu et de tout temps, avec l’Église qui est au ciel et sur la terre. » [2]
Ce besoin qu’éprouve Paul dépasse donc le strict plan humain et rend compte d’une réalité mystique qui le sous-tend. L’Église est plus qu’un rassemblement de croyants, elle est le lieu de la présence réelle de Jésus aujourd’hui. La Constitution Lumen Gentium du Concile Vatican II le résume ainsi :
« En communiquant son esprit à ses frères, qu’il rassemble de toutes les nations, il les a constitués mystiquement comme son corps. » [3]
Le catéchisme l’explique :
« La comparaison de l’Église avec le corps jette une lumière sur le lien intime entre l’Église et le Christ. Elle n’est pas seulement rassemblée autour de lui ; elle est unifiée en lui, dans son Corps. »[4]
En d’autres termes, lorsque nous sommes réunis en Église, le Christ lui-même se tient mystérieusement présent au milieu de nous et fait l’unité : « Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux. » (Mt 18,20). Bien plus : le rassemblement extérieur de nos liturgies manifeste que nous sommes incorporés dans le Christ, que nous sommes le Christ dans le monde… Et l’Église est sainte par cette agrégation dans le Christ, le Saint de Dieu. Ai-je conscience de cette réalité lorsque je suis à la messe, dans un rassemblement chrétien, ou lorsque je reçois un sacrement ? Si c’est le cas, je ne chercherai plus à choisir mes pasteurs ou mes frères : je les recevrai plutôt, quels que soient leurs qualités ou leurs défauts, quelle que soit leur attitude envers moi, parce qu’ils sont la présence du Christ, qui étend sur son Église réunie sa bénédiction et sa vie.
C’est ce qui arrive à Paul, pour qui la vie ecclésiale n’a rien d’idyllique au plan humain : la même lecture (Ac 9) nous apprend que les frères, devant son zèle trop gênant, sont obligés de « l’accompagner jusqu’à Césarée, et de le faire partir pour Tarse » (v.30). Quelques années devront passer avant que Barnabé ne revienne le chercher : l’apôtre des Nations s’est soumis à cette mesure prudentielle de la communauté, qui pourtant devait contrarier son cœur ardent… De même aujourd’hui, nous ne portons du fruit dans le Christ qu’unis avec son Corps visible qui est l’Église, même si cela peut nous procurer bien des contradictions et incompréhensions… Certes, le Seigneur peut communiquer ses grâces quand il veut et par les moyens qu’il veut (Deus non ligatur – Dieu n’est pas lié) ; mais il a aussi disposé l’Église comme son propre corps qui diffuse la vie divine en ce monde. Le pape Pie XII le rappelait :
« Ces grâces, [le Christ] aurait pu les communiquer lui-même directement à tout le genre humain ; toutefois, il ne voulut le faire que par l’intermédiaire d’une Église visible, qui grouperait les hommes ; et cela pour leur permettre d’être, par elle, ses coopérateurs dans la distribution des fruits de la Rédemption. Car si le Verbe de Dieu a voulu se servir de notre nature pour racheter les hommes par ses souffrances et ses tourments, il se sert de même de son Église au cours des siècles pour perpétuer l’œuvre commencée. » [5]
La vie ecclésiale a beaucoup de beauté, et les Pères ont souvent repris à saint Jean l’image de la vigne pour la développer. Voici par exemple une description lyrique par Astérios le Sophiste :
« La vigne divine et antérieure aux siècles [le Christ] a poussé hors du sépulcre et a porté comme fruits les nouveaux baptisés comme des grappes de raisins sur l’autel. La vigne a été vendangée et l’autel, comme un pressoir, a été rempli de grappes. Vignerons, vendangeurs, cueilleurs, cigales chantantes, nous ont montré aujourd’hui encore dans toute sa beauté le Paradis de l’Église. Et qui sont les vendangeurs ? Les néophytes et les apôtres. Et qui sont les cigales ? Les nouveaux baptisés, trempés de rosée au sortir de la piscine et se reposant sur la croix comme sur un arbre et se réchauffant au soleil de justice et brillant de l’Esprit et gazouillant les choses spirituelles. » [6]
Cette communion ecclésiale s’est maintenue au fil des siècles. Nous y sommes nés comme chrétiens, elle nous soutient constamment et nous en sommes les dépositaires : nous devons donc en prendre soin, la défendre contre tous les dangers, et la construire chaque jour avec un amour désintéressé. Reprenons par exemple la prière du Missel romain pour le pape, qui joue rôle éminent dans cette communion :
« Dieu qui ordonnes toute chose avec sagesse, tu as fait de saint Pierre, chef des apôtres, la pierre sur laquelle tu bâtis l’Église ; regarde avec bonté le pape N., que tu as choisi pour lui succéder : qu’il soit le rocher inébranlable capable de confirmer ton peuple dans la foi et de le garder dans une même communion. Par Jésus-Christ… » [7]
La communion fraternelle
Quels sont les « fruits » dont parle Jésus dans l’évangile ? La seconde lecture nous offre une réponse possible, avec la communion fraternelle, ce que Jean désigne comme le « commandement de l’amour » et l’intercession : « tout ce que nous lui demandons, il nous l’accorde » (1Jn 3,22). Déjà, lors de la dernière Cène, Jésus avait dit : « Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voudrez, et vous l’obtiendrez » (Jn 15,7).
Lorsque Jésus évoque son Église dans l’évangile, il emploie toujours des métaphores qui rendent manifeste l’unité de ses membres : les sarments qui produisent ensemble les grappes de raisin, les épis de blé qui grandissent ensemble pour la moisson, les poissons qui sont pris ensemble dans un même filet, etc. Mais il a également voulu organiser autour de lui une petite communauté fraternelle qu’il a éduquée dans le service mutuel, la simplicité et la charité. Un de ses gestes s’est gravé dans la mémoire des disciples :
« Une pensée leur vint à l’esprit : qui pouvait bien être le plus grand d’entre eux ? Mais Jésus, sachant ce qui se discutait dans leur cœur, prit un petit enfant, le plaça près de lui, et leur dit : ‘Quiconque accueille ce petit enfant à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille, et quiconque m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé ; car celui qui est le plus petit parmi vous tous, c’est celui-là qui est grand.’ » (Lc 9,46-48).
Nos communautés et nos familles sont ainsi les cellules qui forment le grand corps de l’Église. Elles n’accueillent la vie divine du Christ que dans la mesure où elles vivent la charité fraternelle. Si ce n’est pas le cas, elles se font illusion à elles-mêmes, dépérissent et laissent leurs membres insatisfaits. Des « sarments secs » dont Jésus nous a montré le devenir.
Si au contraire nous accueillons l’amour du Seigneur pour ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire immense, inconditionné et allant jusqu’au don parfait de lui-même, nous sommes peu à peu conduits à lui ressembler par grâce d’union et à aimer de cette manière-là. Nous voyons alors avec les yeux de la miséricorde : nos frères auront beau être limités, orgueilleux, égoïstes, superficiels, ou simplement difficiles à supporter (comme nous d’ailleurs), nous verrons en eux tout autre chose. Nous découvrirons notre frère comme un pauvre pécheur, souvent blessé par la vie et tiré vers le bas par ces tendances mauvaises qui nous habitent tous ; et nous nous souviendrons que Jésus est mort pour lui. Nous pourrons alors trouver le geste fraternel qui convient pour que ce salut lui soit accessible, et que notre communauté soit l’auberge du Bon Samaritain.
Cela n’est pas affaire de sentiments – qui ne se commandent pas – mais d’une volonté transformée par la grâce. Souvenons-nous de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, s’appliquant à aimer la sœur qui l’agaçait le plus, au point que celle-ci croyait avoir gagné l’amitié privilégiée de Thérèse. Il ne s’agit pas là d’une attitude hypocrite mais d’une charité très fine. Si nous nous efforçons d’agir ainsi, nous nous surprendrons peu à peu à aimer comme Dieu aime et nous serons remplis de joie.
À l’inverse, tant que nous refusons de nous engager dans ce chemin, nous restons bloqués à un niveau spirituel médiocre, et notre amour de Dieu ne dépasse pas le désir ou la conviction intellectuelle. Il faut alors prier pour aimer davantage. Voici ce que nous en dit saint Claude la Colombière:
« Dieu aime notre prochain, et il l’aime de la manière du monde la plus tendre et la plus forte. Dieu aime tout ce qu’il a fait, selon la parole du prophète (Sg 11,24). De sorte que, comme l’amour que nous avons pour quelqu’un nous transforme en lui en quelque sorte, que nous prenons ses intérêts, ses sentiments, ses passions, que nous ne vivons que dans lui et pour lui, si nous aimons Dieu, nous ne haïrons que ce qu’il hait et nous aimerons tout ce qu’il aime. Mais quel est cet amour que Dieu a pour notre frère ? Ce n’est pas un amour faible et languissant : il l’a porté à mourir pour votre frère ! Comment donc pouvez-vous dire que vous aimez Dieu, que vous ne vivez que dans lui et par lui, que vous n’avez qu’un même cœur avec lui, puisque votre cœur a des mouvements si contraires au sien, puisque vous aimez si faiblement, que vous haïssez peut-être ce qu’il aime avec tant d’excès ? Dites tout ce qu’il vous plaira de votre prochain ; faites un portrait de sa personne aussi désavantageux que vous pourrez ; employez à le peindre toutes les plus noires couleurs ; dites qu’il est lâche, qu’il est perfide, violent, intéressé, qu’il n’a ni esprit, ni conduite, ni vertu, ni piété, ni religion : tel qu’il est, Dieu le souffre [= le supporte], Dieu lui fait du bien, Dieu l’aime et vous ordonne de l’aimer. Mais il vous a trahi, il vous persécute, il vous dépouille, il vous maltraite, il vous hait à mort : il en use tout de même envers notre Dieu ; et notre Dieu ne laisse pas de l’aimer. Direz-vous que Dieu s’aveugle, qu’il n’est pas raisonnable dans sa passion, qu’il aime ce qu’il doit haïr ? Vous êtes bien délicat, si vous ne pouvez aimer ce que Dieu aime… » [8]
Demeurez en moi, comme moi en vous…
Le troisième niveau de communion est le plus profond : le fait de « demeurer » (μενειν) dans le Christ. Une union intime entre le croyant et son Sauveur, qui dépasse tout ce que l’amour humain peut atteindre. Écoutons une carmélite, sainte Elisabeth de la Trinité, exprimer toute la profondeur de cette phrase du Christ :
« ‘Demeurez en moi.’ C’est le Verbe de Dieu qui donne cet ordre, qui exprime cette volonté. Demeurez en moi, non pas pour quelques instants, quelques heures qui doivent passer, mais ‘demeurez…’ d’une façon permanente, habituelle. Demeurez en moi, priez en moi, adorez en moi, aimez en moi, souffrez en moi, travaillez, agissez en moi. Demeurez en moi pour vous présenter à toute personne ou à toute chose, pénétrez toujours plus avant en cette profondeur. C’est bien là vraiment la ‘solitude où Dieu veut attirer l’âme pour lui parler’, comme le chantait le prophète (cf. Os 2,14) […] Laissons-nous glisser sur cette pente dans une confiance toute pleine d’amour. ‘Un abîme appelle un autre abîme’ (Ps 41,8). C’est là tout au fond que se fera le choc divin, que l’abîme de notre néant, de notre misère, se trouvera en tête à tête avec 1’Abîme de la miséricorde, de l’immensité du tout de Dieu. Là que nous trouverons la force de mourir à nous-mêmes et que, perdant notre propre trace, nous serons changés en amour. ‘Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur !’ (Ap 14,13). » [9]
C’est au sein d’une grande allégorie sur la vigne que Jésus nous invite à demeurer en lui, et ce fait n’est pas anodin, car nous voyons immédiatement se présenter le mystère eucharistique. Notre union avec lui, Jésus la réalise et l’approfondit par le sacrement de l’amour, sous les deux espèces sacramentelles. L’hostie consacrée est le corps du Sauveur, rendu présent sur l’autel grâce aux serments particuliers de la vigne que sont les ministres ordonnés. Ce Corps vient en nous pour nous greffer sur sa vigne. De même le sang du Sauveur devient pour chaque croyant cette lymphe vitale qui fait germer des fruits de vie éternelle. Dans ce sacrement se voient bien les trois niveaux de communion avec le Christ : personnel, puisque chacun vit le sacrement ; communautaire, par la célébration liturgique ; ecclésial, car c’est bien l’Église qui administre et célèbre le sacrement de son Époux.
Si une raison importante, ponctuelle ou durable, nous prive de l’accès à l’Eucharistie, surtout s’il s’agit d’une fidélité envers la discipline de l’Église, les grâces de ce sacrement nous sont accessibles dans l’adoration eucharistique. Il peut également se faire que nos conditions de vie, avec ses engagements multiples, ses maladies ou d’autres obstacles, nous éloignent de la méditation du Christ souffrant. L’adoration nous permet, là encore, de nous unir au don total de sa personne dans la lumière de la résurrection, comme l’explique Sainte Thérèse d’Avila :
« Si, du fait de notre caractère ou de la maladie, il est si douloureux pour nous de penser constamment à la Passion et que nous ne le supportions pas, qui donc nous empêchera de nous tenir auprès de lui après sa résurrection, puisque nous l’avons si près de nous dans le Saint-Sacrement où il est glorifié ? Nous ne l’y verrons point accablé, déchiré, ruisselant de sang, las sur les chemins, persécuté par ceux à qui il faisait tant de bien et renié par les apôtres. Car, assurément, on n’est pas toujours capable d’arrêter sa pensée sur toutes les souffrances que le Seigneur a subies. Le voici libre de douleur, rempli de gloire, réconfortant les uns, encourageant les autres avant de monter au ciel, devenu notre compagnon dans le Très Saint-Sacrement, car il n’a jamais pu se résoudre, je crois, à s’éloigner un seul instant de nous. » [10]
Nous pouvons, pour notre méditation, reprendre cette belle prière du cardinal Newman :
« Ô très Sacré, très aimant Cœur de Jésus, tu es caché dans la Sainte Eucharistie, et tu bats toujours pour nous. Je t’adore donc avec amour et crainte, avec une affection fervente et une volonté soumise et résolue. O mon Dieu, quand tu condescends à me permettre de te recevoir, de te manger et de te boire, et à faire de moi pour un moment ta demeure, ô ! fais battre mon cœur à l’unisson du tien. Purifie-le de tout ce qui est terrestre, fier et sensuel, de tout ce qui est dur et cruel, de toute atonie, de tout désordre, de toute perversité. Remplis-le de ta présence, afin que ni les événements de la journée, ni les circonstances du temps présent n’aient le pouvoir de le troubler, mais que dans ton amour et dans ta crainte il puisse trouver la paix. Amen » [11]
[1] Pape François, Discours aux catéchistes, 27 septembre 2013
[2] Benoît XVI, Homélie, 22 septembre 2011.
[3] Lumen Gentium, nº7.
[5] Pie XII, encyclique Mystici Corporis (1943).
[6] Astérios le Sophiste, Hom. XIV, cité par Daniélou (Les symboles chrétiens primitifs, Seuil, p. 46).
[7] Missel romain, Prière collecte de la messe « Pour le pape ».
[8] Saint Claude la Colombière, Écrits spirituels, DDB 1982, p. 435.
[9] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.98-99.
[10] Sainte Thérèse d’Avila, Livre de la vie, XXII, Pléiade p. 140.
[11] Cardinal Newman, extrait de The Sacred Heart, in Meditations and Devotions, Part III.