Il est difficile d’établir un lien précis entre les lectures de ce dimanche : la liturgie semble juxtaposer la grande allégorie intitulée « la vigne et les sarments » (Jn 15), le récit des Actes où Paul est incorporé au groupe des apôtres (Ac 9) et les exhortations de Jean à « aimer en vérité » (1Jn 3)… En fait, ces textes ont été choisis dans la dynamique du Temps Pascal et chaque lecture est à considérer dans son propre cycle.
Un thème commun les parcourt pourtant, que nous explorerons dans la méditation : l’union du croyant avec le Christ. Illustrée par l’image du sarment uni à la vigne (évangile), elle se réalise dans l’Église, et c’est pour cela que Paul recherche la communion avec les apôtres (1re lecture) ; au sein de cette Église, la loi de l’amour fraternel doit régner (2e lecture), et c’est ainsi que se maintient la communion avec Dieu : « Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1Jn 3,23).
La première lecture : Paul se joint aux apôtres (Ac 9)
En ce temps de Pâques, nous continuons notre lecture des Actes des Apôtres: après avoir pris la mesure du nouveau rôle de Pierre (ces deux dernières semaines), nous contemplons maintenant l’expansion missionnaire de la foi chrétienne hors d’Israël avec deux étapes décisives : l’incorporation de Paul, le futur apôtre des Nations, dans l’Église de Jérusalem (ce dimanche) ; le baptême du centurion Corneille par Pierre (semaine prochaine).
Méandres et surprises de l’histoire sainte : le collège épiscopal était complet à la Pentecôte, après l’élection de Matthias (Ac 2), mais la providence lui adjoint Paul, juif de la diaspora et citoyen romain, dont la mission auprès des Nations (les païens) ouvrira à l’Église des perspectives universelles. Sans compter la contribution théologique capitale de Paul à la formulation de la foi chrétienne… Ancien persécuteur acharné des tout premiers chrétiens (Ac 8), qui avait approuvé la lapidation d’Etienne (Ac 7), Paul s’est converti au Seigneur sur le chemin de Damas (Ac 9) et veut rejoindre cette communauté à laquelle Jésus s’identifie pleinement : « Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9,5). On comprend la peur des apôtres, et leur méfiance : ne serait-ce pas un nouveau stratagème pour découvrir les secrets de cette nouvelle hérésie et frapper ses chefs, les apôtres ? « Tous avaient peur de lui, car ils ne croyaient pas que lui aussi était un disciple » (v.26).
La rencontre n’est possible que grâce à Barnabé, un lévite originaire de Chypre (Ac 4,36) vivant à Jérusalem et qui croit à la sincérité de Paul. Il ira plus tard chercher Paul à Tarse (Ac 11) et deviendra son compagnon d’évangélisation : « L’ayant trouvé, Barnabé l’amena à Antioche. Toute une année durant ils vécurent ensemble dans l’Église et y instruisirent une foule considérable. C’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de ‘chrétiens’ » (Ac 11,26).
Cette venue de Saul à Jérusalem pour rencontrer les apôtres est donc décisive, et ce que nous présentent les Actes nous est aussi raconté par Paul lui-même dans sa lettre aux Galates : « Je montai à Jérusalem rendre visite à Céphas, et demeurai auprès de lui quinze jours » (Ga 1,18). Saint Luc souligne l’importance de cette visite : toute l’évangélisation que décrivent les Actes part de Jérusalem, la Ville Sainte, de la même manière que tout l’évangile de Jésus y menait. En effet, c’est en son sein qu’a eu lieu l’événement central de toute l’histoire du Salut, le Mystère pascal, véritable point focal où tout converge et d’où tout repart.
La communauté n’est pas idéalisée dans ce passage des Actes. Les peurs et les tensions y sont présentes : peur de l’ancien persécuteur, tension avec les Juifs hellénisants. Malgré cela, l’évangélisation suit son cours et Luc note l’extension du Royaume : « dans toute la Judée, la Galilée et la Samarie ». Un acteur aussi discret qu’important y est à l’œuvre : l’Esprit Saint, qui réconfortait l’Église et lui donnait de se multiplier (v.31).
La connaissance personnelle que Luc avait du caractère de Paul et le caractère incisif de sa prédication transparaissent ici. Déjà à Damas, la fougue du nouveau converti s’était attirée la haine des Juifs de la ville :
« Saul gagnait toujours en force et confondait les Juifs de Damas en démontrant que Jésus est bien le Christ. Au bout d’un certain temps, les Juifs se concertèrent pour le faire périr. Mais Saul eut vent de leur complot. On gardait même les portes de la ville jour et nuit, afin de le faire périr. Alors les disciples le prirent de nuit et le descendirent dans une corbeille le long de la muraille. » (Ac 9,22-25).
À Jérusalem, Paul commence à prêcher et entre rapidement en polémique avec les Juifs de langue grecque ; pour sa sécurité et la leur, les frères de la petite communauté « l’accompagnèrent jusqu’à Césarée et le firent partir pour Tarse » (v.30). Après son départ, Luc note que « L’Église était en paix… » : petite pointe ironique ?
Le Psaume 22 : Les nations se prosterneront devant le Seigneur
Les premières communautés décrites par les Actes, en paix grâce à l’Esprit, méditaient certainement sur la vie de Jésus en priant le psaume 22 (21). Ce psaume commence par une description poignante de la Passion : « Ils partagent entre eux mes habits, et tirent au sort mon vêtement » (v.19). Jésus lui a emprunté son cri sur la Croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (v.2).
Puis, après un retournement mystérieux, il se prolonge par une action de grâces (vv. 23-32) que nous lisons ce dimanche : après les souffrances de la Passion vient la joie de la Résurrection, et les nombreux fruits qu’elle produit pour les fidèles. De même, après les persécutions de Jérusalem, la communauté éprouve la joie de voir l’expansion du Royaume : « la terre entière se souviendra et reviendra vers le Seigneur » (v.28). C’est la présence du Ressuscité parmi les Nations, à travers le ministère des apôtres : « au Seigneur la royauté, le pouvoir sur les nations » (v.29). Paul Claudel nous offre une belle paraphrase de ce psaume :
« Les familles de toutes les nations se mettront à genoux pour le regarder. Car à l’Éternel est le règne et les nations sont comme un tapis sous ses pieds. Toutes les nations à qui c’est manger que de te voir et qui s’agenouillent, pour t’adorer, à la rencontre de la terre. » [1]
C’est cette même action de grâces qui résonne dans les assemblées chrétiennes, la louange dans la grande assemblée (v.26) : ce sont nos voix qui se mêlent pour unir nos prières sur toute la surface de la terre, en ce dimanche. Chacun y célèbre l’Église qui ne périra point : « on annoncera le Seigneur aux générations à venir » (v.31), ou encore sous la plume de Claudel :
« Je puiserai mon âme en lui et tout ce qui en moi me fait père servira à le servir. Annonce est faite au Seigneur de la génération qui vient, annonce est faite par le ciel de la Justice au peuple qui va naître et que le Seigneur a préparé de ses mains. » [2]
La deuxième lecture : Demeurer en Dieu par l’amour (1Jn 3)
Nous continuons notre parcours des passages les plus marquants de la Première Lettre de saint Jean. Nous sommes au troisième chapitre et nous méditons sur le changement opéré dans notre cœur, « καρδία, kardía », un terme utilisé par Jean seulement dans ce passage, et qu’il répète quatre fois. Une précision est nécessaire :
« Pour ce qui est de sa signification, l’usage du terme [καρδία] dans le Nouveau Testament suit l’usage qu’en font la Septante et les écrits juifs. Καρδία ne s’utilise pas comme dans la compréhension grecque du terme (comme un organe en sens physiologique et comme siège des sentiments émotionnels et spirituels), mais il est l’équivalent du terme hébreu לב (lèb). Καρδία signifie l’intérieur de l’homme, le siège de l’entendement, de la connaissance et de la volonté, mais acquiert aussi le sens de conscience morale. » [3]
Ceci explique pourquoi Jean évoque l’éventualité que « notre cœur nous accuse » (v.20) : il s’agit d’une réalité plus profonde que celle de tel ou tel péché qui hanterait notre mémoire. La croissance spirituelle dévoile toujours plus clairement à notre conscience notre péché personnel et ses racines profondes, abîmes d’iniquité, et c’est douloureux. Mais Dieu veut cette prise de conscience car elle permet l’exercice de la Miséricorde : « Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses ». Le fruit de cette miséricorde est la paix profonde de qui se sait aimé de Dieu malgré son indignité : « Si notre cœur ne nous accuse pas, nous avons de l’assurance devant Dieu » (v.21).
Car l’Esprit œuvre profondément en nous : « Il nous a donné part à son Esprit » (v.24), et Jean contemple les multiples fruits intérieurs de cette transformation. Tout d’abord, la sincérité de vie qui met en cohérence les discours et les actes : « aimer par des actes et en vérité ». Puis la paix de la conscience : même si nous demeurons pécheurs (notre cœur peut nous accuser), la vie dans l’amour véritable nous assure de la communion avec le Seigneur qui est plus grande que nos misères. Cette communion porte du fruit, et nous permet d’obtenir « tout ce que nous lui demandons », parce que nous faisons désormais partie du Christ, qui intercède auprès de son Père pour tous les hommes.
Enfin, le verset 23 nous rappelle que cette communion dans l’Esprit est à la fois verticale (avoir foi en son Fils Jésus-Christ) et horizontale (nous aimer les uns les autres), deux dimensions simultanées de la vie nouvelle dans le Christ. La Lettre semble commenter ce que Jésus avait annoncé dans l’Évangile : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera » (Jn 16,22).
L’évangile : le vigneron, la vigne et les sarments (Jn 15)
La liturgie du temps pascal nous propose, au fil des dimanches, plusieurs discours marquants de Jésus tirés de l’évangile de Jean : le Bon Pasteur (semaine dernière) ; la Vigne et les sarments (ce dimanche) ; le grand Commandement de l’amour (semaine prochaine).
Au cours de la dernière Cène, Jésus développe la grande allégorie de la vigne et des sarments (Jn 15) pour décrire l’union entre lui et ses fidèles. Le croyant est incorporé dans le Christ, il reçoit de lui la vie divine comme le sarment reçoit la lymphe de la vigne. Chacun de nous est introduit mystérieusement dans la vie trinitaire et « se tient avec assurance devant Dieu » (1Jn 3,21). Nous sommes ainsi incorporés dans le Fils, le Verbe éternel, pour participer à son adoration et son intercession auprès du Père sous la motion de l’Esprit. Le catéchisme nous présente ainsi ce mystère :
« Jésus dit : ‘Je suis la vigne ; vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi, vous ne pouvez rien faire’ (Jn 15, 5). Le fruit évoqué dans cette parole est la sainteté d’une vie fécondée par l’union au Christ. Lorsque nous croyons en Jésus-Christ, communions à ses mystères et gardons ses commandements, le Sauveur vient lui-même aimer en nous son Père et ses frères, notre Père et nos frères. Sa personne devient, grâce à l’Esprit, la règle vivante et intérieure de notre agir. ‘Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés’ (Jn 15, 12). » [4]
L’image de la vigne a un arrière-fond biblique très riche, bien synthétisé par Benoît XVI :
« Souvent, dans la Bible, Israël est comparé à la vigne féconde lorsqu’il est fidèle à Dieu, mais, s’il s’éloigne de lui, il devient stérile, incapable de produire ce ‘vin qui réjouit le cœur de l’homme’, que chante le psaume 104 (v. 15). La vraie vigne de Dieu, la vigne véritable, c’est Jésus qui, par son sacrifice d’amour, nous donne le salut, nous ouvre la voie pour faire partie de cette vigne. Et comme le Christ demeure dans l’amour de Dieu le Père, de même les disciples, sagement émondés par la Parole du Maître (cf. Jn 15, 2-4), se sont profondément unis à lui, devenant ainsi des sarments féconds qui produisent une récolte abondante. » [5]
Nous explorerons dans la méditation les fruits que produit l’union avec le Christ. Soulignons pour l’instant que le discours de Jésus, même s’il nous porte aux sommets de la théologie spirituelle pour nous inspirer la confiance, n’est pas dépourvu de perspectives négatives : « on les jette au feu, et ils brûlent » (Jn 15,6). Pourquoi ces accents dramatiques ?
Une grande alternative parcourt tout l’évangile de Jean : elle est traditionnellement résumée et traduite par le mot jugement (κρίσις, krisis) qui, en grec, signifie « distinction-décision » entre le bien et le mal, la vie et la mort, par exemple : « tel est le jugement : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3,19). Les personnages de l’évangile sont ainsi mis devant un choix existentiel : ou adhérer à Jésus, croire en lui et le suivre, – demeurer en lui – c’est à dire vivre ; ou bien refuser cet amour, s’enfermer dans un aveuglement égoïste et arrogant comme ceux qui ont condamné Jésus et suivre un chemin qui mène à la séparation d’avec Dieu, c’est-à-dire la mort.
Dans l’évangile de ce dimanche, la perspective est encore plus précise : Jésus évoque le « sarment qui est en moi mais qui ne porte pas de fruit » (v.2) : il parle des membres de la communauté chrétienne qui se détachent du Seigneur, et cessent pour cela de germer parce qu’ils mettent un obstacle à la lymphe vivifiante qu’est la grâce. Comment cela peut-il se produire ? C’est ce que nous appelons traditionnellement le « péché mortel », c’est-à-dire ce qui provoque la mort de l’âme. Voici ce qu’en dit le Catéchisme :
« Le péché mortel détruit la charité dans le cœur de l’homme par une infraction grave à la loi de Dieu ; il détourne l’homme de Dieu, qui est sa fin ultime et sa béatitude en Lui préférant un bien inférieur. […] Le péché mortel est une possibilité radicale de la liberté humaine comme l’amour lui-même. Il entraîne la perte de la charité et la privation de la grâce sanctifiante, c’est-à-dire de l’état de grâce. S’il n’est pas racheté par le repentir et le pardon de Dieu, il cause l’exclusion du Royaume du Christ et la mort éternelle de l’enfer, notre liberté ayant le pouvoir de faire des choix pour toujours, sans retour. Cependant si nous pouvons juger qu’un acte est en soi une faute grave, nous devons confier le jugement sur les personnes à la justice et à la miséricorde de Dieu. » [6]
Cette perspective dramatique, la parabole de ce dimanche la présente lucidement : « Les sarments secs, on les ramasse, on les jette au feu, et ils brûlent » (v.6). Effrayante possibilité, qui ne trouve pas son origine en Dieu qui veut le salut de tous, mais en l’homme. Le Christ ne souhaite jamais nous effrayer, mais Il veut à tout prix nous éviter les écueils et nous supplie de rester accrochés à Lui pour obtenir la vie. La période pascale est toute habitée par la confiance, cette chaleur qui jaillit du Cœur du Christ pour affermir nos esprits vacillants. Si la perspective du jugement nous effraie, reprenons cette préface pascale où nous nous en remettons totalement au Christ glorieux :
« Vraiment, il est juste et il est bon de te glorifier, Seigneur, en tout temps, mais plus encore en ces jours où le Christ, notre Pâque, a été immolé, lui qui ne cesse pas de s’offrir pour nous, et qui reste éternellement notre défenseur auprès de toi ; immolé, il a vaincu la mort ; mis à mort, il est toujours vivant. C’est pourquoi le peuple des baptisés, rayonnant de la joie pascale, exulte par toute la terre, tandis que les anges dans le ciel chantent sans fin l’hymne de ta gloire : Saint… » [7]
⇒Lire la méditation
[1] Paul Claudel, Paul Claudel répond les psaumes, Ides et Calendes 1948, p. 16-17.
[2] Idem.
[3] Balz-Schneider (ed.), Dictionnaire exégétique du Nouveau Testament, Article καρδία (notre traduction).
[5] Benoît XVI, Regina Caeli, 6 mai 2012.
[6] Catéchisme, nº1855 et 1861.
[7] Missel romain, Préface pascale III.