Nous sommes sur le point de conclure l’année liturgique B, avec la fête du Christ-Roi la semaine prochaine. La liturgie nous propose deux textes assez particuliers pour la messe de ce dimanche : une prophétie extraite du livre de Daniel (chap. 12), et un extrait du « discours apocalyptique » du Christ en saint Marc (chap. 13). Nous avons déjà médité sur la dernière partie du discours lors du 1er dimanche de l’Avent B : l’année liturgique se termine par le même passage d’évangile qu’à ses débuts, faisant résonner de nouveau l’appel à la vigilance. Le pape Benoît XVI nous en offre une belle introduction en signalant la difficulté d’interprétation :
« Ce discours [Mc 13], à quelques variantes près, est aussi présent chez Matthieu et chez Luc, et c’est probablement le plus difficile des textes de l’Évangile. Une difficulté qui vient tant du contenu que du langage : on parle en effet d’un avenir qui dépasse nos catégories, et Jésus utilise pour cela des images et des paroles reprises de l’Ancien Testament, mais il insère surtout un nouveau centre qui est lui-même, le mystère de sa personne, de sa mort et de sa Résurrection. » [1]
La première lecture : visions apocalyptiques de Daniel (Dn 12)
Il est donc utile d’expliquer la première lecture, extraite du livre de Daniel, et d’expliquer son genre littéraire. Nous retrouverons une prophétie similaire, celle du « Fils de l’homme qui vient dans les nuées » (Dn 7) pour la fête du Christ-Roi la semaine prochaine ; le Seigneur y fait d’ailleurs allusion dans l’évangile du jour (Mc 13,26 qui cite Dn 7,13).
Le livre de Daniel est un ouvrage pseudépigraphique [2] écrit au deuxième siècle avant Jésus-Christ. Il s’agit d’un texte composite avec des passages en araméen, en hébreu et en grec. Il est constitué de divers éléments : des histoires relatives à Daniel au temps de Babylone (VIe siècle avant J.C) : chapitres 1 à 6 ; les visions apocalyptiques de Daniel rapportées à la première personne : chapitres 7 à 12 ; deux nouvelles aventures de Daniel au chapitre 13 (Suzanne) et 14 (Daniel renverse la statue de Bel et tue le serpent).
Le texte qui nous intéresse aujourd’hui est tiré du chapitre 12 et appartient au genre apocalyptique. Ce genre littéraire nous est assez étranger, mais il était familier aux auditeurs de Jésus. Il a prospéré entre le deuxième siècle avant JC et le deuxième siècle de notre ère, dans un contexte de persécutions de la part des empires païens, et d’une volonté de résistance spirituelle d’Israël. Le genre apocalyptique ne vise pas d’abord à décrire la fin du monde, mais, plus largement, à faire comprendre les réalités historiques à la lumière du dessein éternel de Dieu depuis les événements passés et actuels jusqu’à la fin de l’histoire humaine : il cherche à montrer que Dieu garde la main, qu’au-delà des épreuves sa puissance triomphera et que sa victoire est déjà en marche. Ce triomphe de Dieu se réalise à toute époque de l’histoire – par exemple avec la victoire des Maccabées sur les Séleucides – mais se déploiera pleinement dans les derniers temps de l’histoire.
Pour cela, le genre apocalyptique utilise un langage spécial où l’on retrouve des bouleversements cosmiques, des êtres surnaturels et des événements hors du commun. Au milieu des persécutions du roi Antioche Epiphane (164 av. J.-C.), l’auteur du livre de Daniel cherche à soutenir la foi des croyants en dévoilant la « face cachée » de l’histoire, et Dieu à l’œuvre qui n’abandonne pas son peuple. La Bible de Jérusalem nous fournit la clé suivante en introduction du livre de Daniel :
« Les moments de l’histoire du monde deviennent des moments du dessein divin sur le plan éternel. Le passé, le présent et l’avenir, tout devient prophétie parce que tout est vu dans la lumière de Dieu, ‘ qui alterne périodes et temps’ (Dn 2,21). Par cette vision à la fois temporelle et extratemporelle, l’auteur révèle le sens prophétique de l’histoire. Ce secret de Dieu (cf. 2,18) est dévoilé par l’intermédiaire d’êtres mystérieux, qui sont les messagers et les agents du Très-Haut. […] La révélation concerne le dessein caché de Dieu sur son peuple et sur les peuples. Il touche les nations comme les individus. » [3]
L’extrait que la liturgie a choisi est tiré de la fin du livre de Daniel : après le « temps de la colère » (chap. 10-11) où les forces du mal se déchaînent contre Israël, vient le « temps de la fin » (expression tirée de 11,40), qui couvre le chapitre 12. C’est pourquoi notre passage commence par cette expression : « En ce temps-là », qui indique « les derniers temps » et essaie d’en dévoiler la dynamique. Le prophète scrute l’avenir et y perçoit la venue du Seigneur.
Le temps de la fin sera une période très contrastée et débouchera sur le jugement final : ce sera le moment de la délivrance, après la persécution, pour les élus qui obtiendront la récompense promise : « ton peuple sera délivré… s’éveilleront pour la vie éternelle » ; mais aussi pour les peuples « un temps de détresse comme il n’y en a jamais eu… », car le jugement sera terrible : « ils s’éveilleront les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et la déchéance éternelles ».
Jésus, dans son « discours apocalyptique », reprend les éléments de ce contexte dramatique : « en ces jours-là il y aura une détresse telle qu’il n’y en a jamais eu depuis le commencement de la création » (Mc 13,19), et y joint la même note d’espérance pour les saints : « il enverra les anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde » (v.27).
Ces élus sont d’ailleurs « inscrits dans le Livre » (Dn 12,1), et il revient à l’Apocalypse de nous dévoiler le sens de cette expression : « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône ; on ouvrit des livres, puis un autre livre, celui de la vie ; alors, les morts furent jugés d’après le contenu des livres, chacun selon ses œuvres » (Ap 20,12). Pas de prédestination, mais un jugement équitable selon les œuvres de chacun, conforme à la sagesse de Dieu. Au-delà de l’aspect terrible de ces visions, il est beau de penser que le Seigneur prend note de toute notre vie, avec ses sacrifices cachés et ses souffrances offertes, pour nous en remercier au terme de notre vie.
Les anges sont très présents dans cette vaste fresque : c’est l’archange Gabriel qui explique à Daniel la « prophétie des 70 semaines » (chap. 9), tandis qu’il revient à Michel d’assister les élus : « celui qui se tient auprès des fils de ton peuple » (12,1). Cette vision sera reprise par saint Jean dans l’Apocalypse, où il revient à Michel d’engager la grande bataille finale contre Satan : « Alors, il y eut une bataille dans le ciel : Michel et ses Anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta, avec ses Anges, mais ils eurent le dessous et furent chassés du ciel » (Ap 12,7-8).
Cette prophétie de Daniel est donc reprise par les évangiles lorsqu’ils veulent traiter des novissima, les derniers temps : un style apocalyptique qui ne doit pas nous égarer mais qui recèle un fort message d’espérance dans les tribulations.
L’évangile : « en ces jours-là… » (Mc 13)
L’un des grands thèmes de la littérature apocalyptique est celui du « quand » : ces événements dramatiques et libérateurs, quand auront-ils lieu ? La vision de Daniel 12 se termine par cette mention : « Toi, Daniel, serre ces paroles et scelle le livre jusqu’au temps de la Fin » (v.4). Or le Christ accomplit la Révélation totale : Il est donc celui qui « ouvre les sceaux », qui instruit ses disciples dans la vérité toute entière et leur dévoile les secrets de l’histoire. C’est donc bien avec lui que commencent les derniers temps de l’histoire humaine où nous sommes encore, même si la durée de ces temps n’est pas connue et n’est pas nécessairement brève. L’Apocalypse loue ainsi le Christ :
« Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, car tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux pour notre Dieu une Royauté de Prêtres régnant sur la terre. » (Ap 5,9-10).
C’est pourquoi les disciples, au début du chapitre 13 de saint Marc, s’approchent de Jésus et lui demandent : « Dis-nous quand cela aura lieu et quel sera le signe que tout cela va finir » (Mc 13,4). Ils sont dans la même situation que Daniel qui demandait : « Mon Seigneur, quel sera cet achèvement ? » (Dn 12,8). Toute la période publique des miracles et instructions est terminée, nous nous approchons du mystère pascal (chap. 14 et suivants), il est donc temps d’offrir aux disciples une explication sur « les derniers temps ». Jésus s’inscrit dans la lignée des prophéties apocalyptiques (Zacharie, Daniel…) par son langage, mais les dépasse et se place lui-même au centre de l’histoire humaine , comme le note le pape Benoît XVI :
« Le passage d’aujourd’hui s’ouvre lui aussi par des images cosmiques de nature apocalyptique : « Le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles se mettront à tomber du ciel, et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées » (v. 24-25) ; mais cet élément est relativisé par ce qui suit : « Et alors on verra le Fils de l’homme venant dans des nuées avec grande puissance et gloire » (v. 26). Le « Fils de l’homme » est Jésus lui-même, qui relie le présent et l’avenir ; les antiques paroles des prophètes ont finalement trouvé un centre en la personne du Messie de Nazareth : c’est lui le véritable événement, celui qui, au milieu des bouleversements du monde, reste le point ferme et stable. » [4]
La réponse de Dieu aux grands bouleversements de l’histoire et à ceux des derniers temps se précise : c’est le règne de son Fils. Nous expliquerons la vision du Fils de l’homme (Dn 7) la semaine prochaine : il nous suffit pour l’instant de noter que Jésus parle de son retour en gloire, la Parousie. Alors qu’Il est encore dans le Temple, son discours anticipe le mystère pascal pour le présenter comme Christ glorieux déjà élevé à la droite du Père selon la prophétie de Daniel : « Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. À lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. » (Dn 7,13-14).
Cette prophétie de l’Ascension du Christ est la clé pour comprendre que Jésus, pendant le temps de l’Église, siège à la droite de son Père, mais qu’Il promet de revenir dans la gloire « à la fin des temps ». La deuxième lecture, de la Lettre aux Hébreux, reprend la même expression : « Jésus-Christ, au contraire [des prêtres lévitiques], après avoir offert pour les péchés un unique sacrifice, s’est assis pour toujours à la droite de Dieu » (Heb 10,12). Le Catéchisme nous explique le sens de cette expression :
« Le Christ, désormais, siège à la droite du Père : « Par droite du Père nous entendons la gloire et l’honneur de la divinité, où celui qui existait comme Fils de Dieu avant tous les siècles comme Dieu et consubstantiel au Père, s’est assis corporellement après qu’il s’est incarné et que sa chair a été glorifiée « (Saint Jean Damascène). La session à la droite du Père signifie l’inauguration du règne du Messie, accomplissement de la vision du prophète Daniel concernant le Fils de l’homme : « À lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire à jamais, qui ne passera point et son royaume ne sera point détruit « (Dn 7, 14). À partir de ce moment, les apôtres sont devenus les témoins du « Règne qui n’aura pas de fin » » [5]
C’est pourquoi le Christ instruit ses apôtres sur les signes qui indiqueront « les derniers temps », et c’est l’objet de tout le « discours apocalyptique » du chapitre 13. L’essentiel du message est un appel à la vigilance, à l’attente d’un retour imminent : « Soyez sur vos gardes, veillez, car vous ne savez pas quand ce sera le moment » (v.33).
C’est aussi dans ce sens que nous devons interpréter l’expression : « cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » (v.30) : il s’agit du « temps de l’Église », cette génération immense de croyants qui va des apôtres jusqu’à la Parousie, et qui forme une seule famille unie dans l’attente du Seigneur. Nous vivons dans la foi les tribulations de l’histoire, que l’actualité humaine et ecclésiale ne cesse de nous présenter. Ne nous laissons pas décourager par le Tentateur ou impressionner par le monde, mais tenons le regard fixé sur le Christ. Ce sera l’objet de notre méditation.
Le Christ ajoute une parole forte pour conforter notre espérance et solenniser son discours : « le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » (v.31). Le pape Benoît XVI nous les explique :
« L’expression « le ciel et la terre » est fréquente dans la Bible pour indiquer tout l’univers, le cosmos tout entier. Jésus déclare que tout cela est destiné à « passer ». Non seulement la terre, mais aussi le ciel, qui est justement entendu dans un sens cosmique, et non comme synonyme de Dieu. L’Écriture Sainte ne connaît pas l’ambiguïté : toute la création est marquée par la finitude, y compris les éléments divinisés par les mythologies antiques : il n’y a aucune confusion entre la création et le Créateur, mais une différence nette. Avec cette claire distinction, Jésus affirme que ses paroles « ne passeront pas », c’est-à-dire qu’elles sont du côté de Dieu, et qu’elles sont pour cela éternelles. » [6]
Par contre, le « moment » exact de la fin des temps reste caché : « Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père » (v.32). Le Christ ignore-t-il donc quelque chose ? Dans sa connaissance humaine, peut-être ; en tant que Dieu, certainement pas ; ce qui est clair, c’est qu’Il ne le révèle pas à son Eglise. Le Catéchisme nous explique ce point délicat :
« De par son union à la Sagesse divine en la personne du Verbe incarné, la connaissance humaine du Christ jouissait en plénitude de la science des desseins éternels qu’il était venu révéler (cf. Mc 8, 31…). Ce qu’il reconnaît ignorer dans ce domaine (cf. Mc 13, 32), il déclare ailleurs n’avoir pas mission de le révéler (cf. Ac 1, 7). » [7]
La question sur le « quand » n’est donc pas vaine : elle doit habiter le croyant, le pousser à la vigilance ; pendant le temps qui nous est accordé sur cette terre avant la Parousie, c’est l’évangélisation qui doit nous occuper plutôt que les spéculations apocalyptiques. Le Seigneur l’indique clairement à ses apôtres après sa résurrection, lorsqu’Il est sur le point de monter au ciel :
« Étant donc réunis, ils l’interrogeaient ainsi : ‘Seigneur, est-ce maintenant, le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ?’ Il leur répondit : ‘Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité. Mais vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre.’ » (Ac 1,6-8)
⇒Lire la méditation
[1] Benoît XVI, Angelus du 18 novembre 2012.
[2] Attribué à un personnage mais en réalité rédigé par un autre auteur ayant vécu plus tard.
[3] Bible de Jérusalem, livre de Daniel, Introduction.
[4] Benoît XVI, Angelus du 18 novembre 2012.
[6] Benoît XVI, Angelus, 15 novembre 2009.