lecture

 

Les deux veuves des lectures sont anonymes. Elles peuvent ainsi incarner diverses réalités où la pauvreté est grande, la générosité admirable (évangile), et la grâce de Dieu surabondante (Sarepta).

Veuvages

La veuve appartient à la catégorie des personnes vulnérables que l’Écriture appelle à protéger. Mais qu’est-ce qu’une veuve très précisément ? C’est une femme qui a perdu celui qui l’aimait et la protégeait. Aussi évoque-t-elle plusieurs réalités. Le peuple d’Israël en exil, tout d’abord. Il porte le deuil de Jérusalem et de son alliance avec Dieu ; il est en attente du Salut et se sent abandonné par son Seigneur. Sans Dieu, il n’est plus rien. Le livre des Lamentations l’exprime ainsi : « Quoi ! elle est assise à l’écart, la Ville populeuse ! Elle est devenue comme une veuve, la grande parmi les nations. Princesse parmi les provinces, elle est réduite à la corvée. Elle passe des nuits à pleurer et les larmes couvrent ses joues. Pas un qui la console parmi tous ses amants. Tous ses amis l’ont trahie, devenus ses ennemis! » (Lam 1,1-2).

Mais ce n’est pas définitif : le peuple élu, personnifié par Jérusalem, est comme une épouse délaissée que son Seigneur va visiter : « on ne te dira plus délaissée, et de ta terre on ne dira plus ‘désolation’ » (Is 62, 4).

La veuve de Sarepta, pour sa part, évoque à l’inverse les nations païennes séparées de leur époux, le seul vrai Dieu. Elles sont en souffrance et misérables, dans l’attente du salut apporté par le Christ. La cananéenne de l’évangile de Matthieu, au chapitre 15, vient de la même région et mendie le même salut.

Nous-mêmes ressentons-nous ce double deuil et cette double fragilité ? Celle des croyants que nous sommes, séparés de leur époux par leur condition mortelle et leurs propres péchés ; celle des hommes incroyants qui nous entourent et ne savent en qui mettre leur espérance ?

La veuve symbolise les pauvres de tous les temps qui dépendent de la Providence divine comme les oiseaux du ciel : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? » (Mt 6,26). Comment accueillons-nous et soutenons-nous concrètement le pauvre, la veuve, l’orphelin, l’étranger ? Quelle place ont-ils dans nos vies ? « Ce que vous aurez fait à l’un de ces petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’aurez fait » (Mt 25, 40).

La veuve c’est encore l’É glise et ses diverses communautés familiales, religieuses, paroissiales avec leurs faiblesses humaines, leurs péchés, la pauvreté de leurs moyens ; mais le Christ les regarde avec amour, comme la veuve de l’Évangile ; s’il fustige les hypocrites, il contemple longuement les actes d’abandon et les mouvements de générosité du moindre de ses membres. Il s’émeut face aux trébuchements humains de son Église pauvre qui voudrait lui rendre gloire. Il ne cesse de la soutenir, de la nourrir et de la fortifier. La farine est devenue le pain eucharistique ; l’huile de Sarepta préfigurait l’onction du baptême, de la confirmation, de l’ordre et du sacrement des malades ; jamais ils ne viennent à manquer. De même, à la table de Dieu, sa Parole ne s’épuise jamais, pas plus que son pardon : puisons-nous sans compter dans ce Trésor plus précieux que le trésor du Temple ?

La veuve c’est enfin chacun d’entre nous, chacune de nos âmes. Une fois de plus, le Seigneur nous invite à nous détacher des biens matériels. Le catéchisme nous le rappelle :

« Jésus enjoint à ses disciples de le préférer à tout et à tous et leur propose de donner « congé à tous leurs biens » (Lc 14, 33) à cause de l ui et de l’ É vangile (cf. Mc 8, 35). Peu avant sa passion il leur a donné en exemple la pauvre veuve de Jérusalem qui, de son indigence, a donné tout ce qu’elle avait pour vivre (cf. Lc 21, 4). Le précepte du détachement des richesses est obligatoire pour entrer dans le Royaume des cieux. Tous les fidèles du Christ ont à régler comme il faut leurs affections pour que l’usage des choses du monde et un attachement aux richesses contraire à l’esprit de pauvreté évangélique ne les détourne pas de poursuivre la perfection de la charité. » [1]

Dieu nous invite à partager nos biens, chacun selon ses possibilités et son état de vie. Bossuet nous y exhorte dans son style bien particulier :

« C’est ainsi que les biens, qui sont ordinairement un poison, se convertiront pour vous en remède salutaire. Loin de perdre vos richesses en les distribuant, vous les posséderez d’autant plus sûrement que vous les aurez plus saintement prodiguées. Les pauvres vous les rendront d’une qualité bien plus excellente; car elles changent de nature en leurs mains. Dans les vôtres elles sont périssables : elles deviennent incorruptibles, sitôt qu’elles ont passé dans les leurs. Ils sont plus puissants que les rois. Les rois par leurs édits donnent quelque prix aux monnaies : les pauvres les rehaussent de prix jusqu’à une valeur infinie, sitôt qu’ils y appliquent leur marque. Faites-vous donc des trésors qui ne périssent jamais : thésaurisez pour le siècle futur un trésor inépuisable : mettez vos richesses à couvert dans le ciel contre les guerres, contre les rapines, contre toute sorte d’événements; déposez-les entre les mains de Dieu. Faites-vous par vos aumônes de bons amis sur la terre, qui vous recevront après votre mort dans ces éternels tabernacles, où le Père, le Fils et le Saint-Esprit, seul Dieu vivant et immortel, est glorifié dans tous les siècles des siècles. Amen. » [2]

Jésus et la veuve : la parenté spirituelle

Même s’il n’entre pas en dialogue avec elle, il est émouvant de penser que la veuve du Temple est la dernière rencontre de Jésus dans l’Évangile de Marc. Ce n’est pas une coïncidence. Le chapitre 12 se clôt sur cet épisode ; le chapitre 13 est consacré au discours eschatologique ; avec le chapitre 14 s’ouvre le récit de la Passion. Ultime rencontre donc pour Jésus, et ultime joie. En cette femme, Jésus trouve une âme qui accomplit pleinement la volonté du Père et dont il peut dire : « Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère. » (Mc 3, 35).

En effet, que voit Jésus précisément dans cette femme ? Si nous reprenons ses paroles exactes, nous constatons qu’elles vont au-delà de ce que la traduction liturgique nous propose. Jésus dit littéralement : « elle a donné de son manque, tout ce qu’elle avait, toute sa vie » (ὅλον τὸν βίον αὐτῆς, holon ton bion autès).

Cette femme touche le cœur de Jésus, car elle lui ressemble au moment où il s’apprête à donner lui-même sa vie, toute sa vie, pour le salut des hommes. Comme lui, elle est entrée dans le mystère d’une vie entièrement donnée qui ne retient rien pour elle.

Il ne s’agit pas seulement de partage des biens, même si cela en est une nécessaire expression. Il s’agit d’une attitude générale du cœur : mettre tout son amour, toute sa confiance, toutes ses forces psychiques à aimer Dieu et notre prochain à l’instar du Seigneur : il nous a tout fait connaître de ce qu’il a appris de son Père (Jn 15) ; il nous a aimés comme le Père l’a aimé, jusqu’au bout (Jn 13) ; il s’est livré et a laissé transpercer son cœur dont symboliquement le sang et l’eau ont été vidés par le coup de lance. Nous pourrons cette semaine prendre le temps de méditer sur cet absolu et sur notre propre difficulté à y répondre. Cela implique notamment de mettre de côté l’égoïsme, la méfiance, le doute, le calcul.

Le plus souvent, nous n’aimons que partiellement, conditionnellement. Nous ne nous livrons pas entièrement à Dieu. Cela nous déplaît et nous fait peur. Or, Dieu n’aime pas ainsi : « la mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure », dit saint Augustin. Or, c’est parce que nous ne parvenons pas à faire ce pas généreux du don de nous-mêmes que Dieu ne peut pas nous combler : « Fais-toi capacité et je me ferai torrent », disait Jésus à Catherine de Sienne. Voici comment St François de Sales l’exprimait pour sa part :

« Ainsi quand Dieu nous envoie une inspiration grande et puissante pour embrasser son saint amour, si nous ne consentons pas selon toute son étendue, elle ne profitera aussi qu’à cette mesure-là. Il arrive qu’étant inspirés de faire beaucoup, nous ne consentons pas à toute l’inspiration, mais seulement à quelque partie de celle-ci, comme firent ces bons personnages de l’Évangile qui, sur l’inspiration que notre Seigneur leur fit de le suivre, voulaient réserver un d’aller premier ensevelir son père, et l’autre d’aller prendre congé des siens. Tant que la pauvre veuve eut des vases vides, l’huile de laquelle Élisée avait miraculeusement demandé la multiplication, ne cessa jamais de couler; et quand il n’y eut plus de vases pour la recevoir, elle cessa d’abonder. À mesure que notre cœur se dilate, on pour mieux parler, à mesura qu’il se laisse élargir et dilater, et qu’il ne refuse pas le vide de son consentement à la miséricorde divine, elle verse toujours et répand sans cesse dans celui-ci ses sacrées inspirations, qui vont croissant, et nous font croître de plus en plus en l’amour sacré. Mais quand il n’y a plus de vide, et que nous ne prêtons pas davantage de consentement, elle s’arrête… » [3]

Cette disposition de pauvreté est un secret, un mystère que seuls quelques-uns découvrent. Une découverte qui est source d’émerveillement, car désormais le vase d’huile de notre cœur ne se vide pas, malgré les épreuves. C’est la révélation du Psaume 146 (de la messe) que Paul Claudel réécrit ainsi :

« Bienheureux celui qui dans le Dieu de Jacob a trouvé un collatéral. C’est lui qui a fait le ciel ! Le ciel, la terre, la mer, et ce qu’il y a dedans, tout cela est là, avec lui, qui m’a ouvert un compte. Qui prend soin de la vérité pour qu’on n’en vienne pas à bout, qui, alors qu’il y a injustice, intervient, et qui donne à manger quand on a faim. Qui délivre les prisonniers, qui illumine les aveugles, qui redresse les accablés et qui serre les justes sur son cœur, qui fait son affaire de la veuve et de l’orphelin et du pauvre, et qui embrouille le pied de ceux qui nous veulent du mal. Regarde ! Il est là présent, ton Dieu, pour que tu le regardes ! Et toi, dis si c’est bien là, oui ou non, cette Sion, la sainte, dont il te fut raconté tant de choses ! » [4]

Beauté du regard de Jésus sur la veuve : il fallait que Dieu prît un cœur humain pour nous révéler sa propre tendresse face à notre pauvreté humaine. Pour valoriser et encourager notre petite générosité, pour que nous sentions son regard dans les angoisses de nos pauvretés.

Voici deux exemples récents d’une attitude semblable à celle de la veuve, appuyée sur la foi en Dieu. Le premier est celui d’un petit entrepreneur du nord de l’Italie dont l’entreprise s’est retrouvée en grande difficulté économique et à qui son conseiller financier suggérait de licencier pour éviter le pire. Ayant reçu un à un ses employés, cet homme se rend compte qu’ils seraient placés en grave difficulté familiale s’ils se retrouvaient sans emploi. Il renonce à licencier. Avec son épouse, ils décident alors de prier pour trouver un repreneur à sa société, et prennent en attendant dans leur épargne personnelle pour continuer à payer les salaires. Après dix-huit mois de prière intenses, et contre toute attente, son geste est béni : un repreneur se propose, rachète à bon prix et s’engage à garder tous les employés car il a des projets d’extension.

Le deuxième exemple est celui d’une famille chrétienne africaine qui a dû fuir son pays et se retrouve dans un camp de réfugiés en république démocratique du Congo. Alors qu’ils ont tout perdu, le père charge son fils de prélever un dixième de leur ration alimentaire de haricots pour la porter à une famille voisine plus touchée par la faim.

Et nous, sans aller jusqu’à pareille abnégation, quel geste de charité et de foi audacieux pouvons-nous poser ces jours-ci ?

Nous pouvons terminer notre méditation par cette humble prière à Jésus dans la Passion, écriture par saint Bonaventure :

« Ô Seigneur Jésus, ô ami véritable, ô époux tout d’amour, faites un peu de boue avec votre salive et daignez en oindre mes yeux, afin que celui qui a été aveugle jusqu’à ce jour puisse contempler vos blessures. Malgré son indignité profonde, introduisez votre serviteur dans le lieu où se garde le trésor du vrai temple, afin qu’il puisse reconnaître tout ce que vous avez offert pour nous à Dieu votre Père. Peut-être mon âme, bien que ses iniquités l’aient rendue veuve de vous, son époux véritable, pourrait-elle vous offrir deux oboles. Quoique je sois un enfant prodigue, daignez m’admettre à manger le veau gras, la victime apprêtée sur la croix. Ô bon et vrai Maître, enseignez-moi à connaître les trésors de la bienheureuse sagesse contenus en votre mort. Daignez, oui , daignez, ô Seigneur, ouvrir votre côté au plus méchant de vos serviteurs. Là du moins, mes yeux, qui ont causé la ruine de mon âme, trouveront de quoi satisfaire pleinement leur curiosité. Ô bon Jésus, il faut que mon cœur soit plus dur que le rocher, si votre sang ne l’amollit ; il faut qu’il soit plongé dans une étrange dissolution, si votre côté ne le recueille. Ô Pasteur excellent, je suis cette brebis qui s’est éloignée de la voie et a trouvé sa perte, cette brebis pour qui vous avez sacrifié votre vie sur la croix. La voici, veuillez la reconnaître et l’introduire dans l’asile de vos plaies; veuillez me garder avec soin à l’abri de votre Passion, ô mon Seigneur; car sans votre mort je me sens mourir, sans vos blessures je suis transpercé, sans vos opprobres je suis couvert d’ignominie, sans votre flagellation je suis déchiré, non par une verge d’équité, mais par la verge de mes crimes… » [5]

 


[1] Catéchisme, nº2544-5.

[2] Bossuet, Panégyrique de saint François d’Assise, Pléiade p. 258.

[3] Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, chapitre XI.

[4] Paul Claudel, Paul Claudel répond les psaumes, Ides et Calendes 1948, p.73.

[5] Saint Bonaventure, L’aiguillon de l’amour divin, chapitre XV: Oraison très-pieuse sur la Passion du Seigneur.


.