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L’amour… Même si le terme a été terriblement galvaudé, l’être humain reste persuadé que l’amour est la grande aspiration de sa vie : amour maternel ou paternel, amour conjugal, amitié, charité, compassion, conduisent souvent l’homme au meilleur de lui-même.

Qu’est-ce qu’aimer ?

Voici pour commencer une invitation poétique à l’amour sous la plume de l’écrivain brésilien contemporain, Paulo Coelho :

« Le principal but de la vie, c’est aimer. Le reste est silence. Nous avons besoin d’aimer. Même si cela nous mène au pays où les lacs sont faits de larmes. Nous aimons parce que l’Amour nous libère […]. Et nous nous mettons à dire les mots que nous n’avions même pas le courage de nous murmurer. Nous prenons la décision que nous laissions pour plus tard. Nous apprenons à dire « non » sans considérer ce mot comme maudit. Nous apprenons à dire « oui » sans en redouter les conséquences. Nous oublions tout ce qu’on nous a appris sur l’Amour, parce que chaque rencontre est différente et porte en elle ses angoisses et ses extases. Nous chantons plus fort quand la personne aimée est loin et nous murmurons des poèmes quand elle est près de nous. Même si elle n’écoute pas ou n’accorde pas d’importance à nos cris et à nos murmures. Nous ne fermons pas les yeux sur l’Univers pour nous plaindre de le trouver sombre. Nous gardons les yeux bien ouverts, en sachant que sa lumière peut nous pousser à faire des choses insensées. Alors nous découvrons, en rentrant chez nous, que quelqu’un était là à nous attendre, cherchant la même chose que nous et souffrant des mêmes angoisses et des mêmes inquiétudes. Amour n’est qu’un mot, jusqu’au moment où nous décidons de le laisser nous posséder de toute sa force. Amour n’est qu’un mot, jusqu’à ce que quelqu’un vienne lui donner un sens. Ne renonce pas. En général, c’est la dernière clé du trousseau qui ouvre la porte. » [1]

Présenté ainsi, l’amour court le risque de n’être malgré tout qu’un sentiment exaltant et passager, et non une réalité durable. Quelle que soit la forme d’amour (parental, conjugal, amical…), nous savons combien il est difficile de ne pas en rester à un simple sentiment qui s’émoussera nécessairement mais à nous engager en vérité et aux dépens de nous-mêmes. Tant de couples ne s’aiment qu’en surface, tant de parents ont du mal à aimer leurs enfants lorsqu’ils deviennent indociles, différents d’eux et s’éloignent de leurs attentes. Tant de personnes ont du mal à partager avec leurs amis autre chose que des vacances et des moments agréables, et se font rares aux heures de l’épreuve.

Précisons donc théologiquement ce que signifie « aimer » à partir de Celui qui seul est amour et en suivant le pape Benoît XVI. Voici le début de sa première encyclique Dieu est Amour :

« Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui (1 Jn 4, 16). Ces paroles de la première lettre de Saint Jean expriment avec une particulière clarté ce qui fait le centre de la foi chrétienne : l’image chrétienne de Dieu, ainsi que l’image de l’homme et de son chemin, qui en découle. De plus, dans ce même verset, Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : ‘nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous’. Nous avons cru à l’amour de Dieu. C’est ainsi que le chrétien peut exprimer le choix fondamental de sa vie. À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. » [2]

L’amour n’est donc pas d’abord une possession de l’homme, un sentiment ou une création poétique. Il est la définition même de Dieu. Aimer, c’est imiter Dieu, devenir comme lui.

Dans un autre texte, le cardinal Ratzinger explique pourquoi l’essentiel, aimer Dieu, ne fait qu’un avec le commandement de l’amour fraternel :

« En premier lieu, tu dois le connaître [Dieu], tu dois lui ouvrir tes yeux et tes oreilles en sorte qu’il se trouve dans le champ visuel de ta vie. […] Cela fait, tu t’aperçois alors que ce Dieu, tu dois l’aimer, que seul cet amour libère tous les autres amours ; si bien que, apprenant à aimer Dieu, tu découvres dans les autres hommes un reflet de Dieu, tu vois que ceux qui t’étaient éloignés ou indifférents, ou suscitant la rancœur, sont ton prochain, car tous appartiennent à la même famille de Dieu, tous sont tes frères, et tu vois que ces hommes, en qui reluit l’image de Dieu, peuvent être aimés. Nous pourrions dire maintenant que, à la question : qu’est-ce qui, dans la vie, est le plus important ?, le Seigneur donne deux réponses, qui ne font qu’un. La chose la plus importante est que Dieu existe. Mais en plus, il dit que la chose la plus importante dans la vie est l’amour. Et si tu ne trouves pas l’amour, tu as alors vécu en vain. Les deux sont la même chose. De fait, di Dieu sort de notre vie, nous ne parvenons plus, en définitive, à aimer vraiment. L’autre représente un danger, inquiétant. Nous ne sommes même plus capables d’aimer notre propre vie, du moment que, souvent elle nous joue de mauvaises plaisanteries. L’amour disparaît alors. Connaître et enseigner l’amour de Dieu forment une seule et même chose. Le plus important est l’amour et, s’il est vrai, le plus important c’est Dieu. » [3]

Amour de Dieu

Dieu est, de nos jours, le grand oublié de l’amour. Beaucoup de gens ne croient pas en lui ; d’autres croient en lui sans penser qu’Il les aime ; enfin, même chez les Chrétiens, la tendance est souvent à pratiquer la charité envers les frères, mais pas nécessairement à aimer Dieu avec son cœur d’homme. C’est souvent le « message » de Jésus qui est aimé, plus que sa personne. Pourtant, Dieu s’est incarné, a déclaré son amour pour l’homme :

« Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle » (Jn 3, 16).

Déjà en son temps, François d’Assise répétait au sultan Al Kamil en Egypte comme à ses frères religieux d’Italie : “l’amour n’est pas aimé”… C’est aussi le grand message du Sacré-Cœur :

« Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consumer pour leur témoigner son amour. Et pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu’ils ont pour moi dans ce sacrement d’amour. » [4]

C’est l’occasion de nous interroger : aimons-nous Dieu ou bien sommes-nous comme le fils aîné de la Parabole, qui considère Dieu surtout comme un Maître ? Prenons-nous le temps de dire à Dieu notre amour sous toutes ses formes : reconnaissance, tendresse, proximité au Christ dans les événements de sa Passion, joie de sa résurrection, confiance ? Prenons-nous le temps de le contempler et de nous unir à lui dans les mystères du chapelet et à lui dire tout simplement que nous l’aimons même si nous le comprenons pas toujours ? En faisant cela, nous répondrons à l’appel du Christ à Marguerite-Marie : “ qui me pressait si fort de lui rendre amour pour amour”. Comme l’exprime un écrit mystique :

« Jeûne autant que tu voudras, veille aussi tard et lève-toi aussi matin qu’il est possible ; couche sur la dure, porte la haire la plus dure, coupe-toi la langue, arrache-toi les yeux, bouche-toi hermétiquement les oreilles et le nez (…). Tout cela ne te servira de rien. Je vais plus loin : tu peux pleurer toutes les larmes de tes yeux par regret de tes péchés ou au souvenir de la Passion du Christ, tu peux te représenter aussi vivement qu’il est possible les joies du Paradis, qu’en résultera-t-il pour toi ? Assurément tu en retireras beaucoup de bien et un puissant secours, grand profit et grande grâce ; mais en comparaison de l’aveugle élan d’amour dont il s’agit, et en dehors de lui, tout cela sert de bien peu. » [5]

Aimer son prochain comme soi-même

Pour bien comprendre cette formule de l’Ancien Testament reprise par Jésus, il faut peut-être commencer par la dernière partie de la phrase. Christian Bobin explique bien ce qu’il faut entendre par amour de soi :

« Douceur de vivre, amour de soi : là se tient le Très-Bas, anonyme, moqueur, inaperçu des moralistes qui le cherchent dans les foudres d’un ciel ou dans les tombes d’un repentir. L’amour de soi est à l’amour de Dieu ce que le blé en herbe est au blé mûr. Il n’y a pas de rupture de l’un à l’autre – juste un élargissement sans fin, les eaux en crue d’une joie qui, après avoir imprégné le cœur, déborde de toutes parts et recouvre la terre entière. L’amour de soi naît dans un cœur enfantin. C’est un amour qui coule de source. Il va de l’enfance jusqu’à Dieu. Il va de l’enfance qui est la source, à Dieu qui est l’océan. Quant à la douceur de vivre, elle est inchangée avec les siècles. Elle est faite du calme d’un entretien, du repos d’un corps, d’une couleur d’un mois d’août. Elle est faite du pressentiment que l’on vivra toujours, dans l’instant même où l’on vit. L’amour de soi est le premier tressaillement du Dieu dans la jubilation d’un cœur. La douceur de vivre est l’avancée d’une vie éternelle dans la vie d’aujourd’hui. » [6]

De la même manière qu’il n’y a pas de rupture entre l’amour de soi et l’amour de Dieu, il n’y a pas de rupture entre amour de Dieu et amour du prochain. Dieu est amour et nous donnant l’être, il nous invite à entrer dans cette dynamique d’amour qui le définit entièrement. Son amour pour nous appelle un amour en retour. Il est un Père aimant pour tous, ce qui implique qu’en l’aimant, en entrant dans une communion d’amour avec lui, nous aimions aussi tous les hommes qui sont nos frères. On dit souvent qu’aimer ne se décrète pas, mais c’est faux : l’amour n’est pas affaire de sentiment d’abord mais affaire de volonté. Aimer c’est accueillir l’autre, vouloir son bien et partager ses joies et ses peines. Si nous nous y employons nous verrons rapidement l’Esprit Saint prendre le relais et venir aimer en nous d’une manière qui nous surprendra.

Maîtres de charité

Le Christ nous montre l’exemple. Il accomplit lui-même parfaitement le double commandement, et nous donne de l’accomplir si nous le laissons agir en nous, comme l’explique ce passage d’Haurietis Aquas (qui cite la 2e lecture) :

« Le Christ a aimé l’Église d’un triple amour, comme Nous l’avons dit, et il continue à l’aimer ardemment, lui qui se fait comme notre Avocat pour nous concilier la grâce et la miséricorde du Père, « toujours vivant pour intercéder en notre faveur » (Heb 7,25). Les prières qui naissent de son amour inépuisable et sont adressées au Père ne cessent jamais. Comme « dans les jours de sa chair », aujourd’hui, triomphant dans le ciel, il prie son Père céleste avec non moins d’efficacité, et à C c lui qui  » a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle « , il montre son Cœur vivant et comme blessé, brûlant d’un amour plus intense que lorsque, inanimé, il fut blessé par la lance du soldat romain :  » (ton Cœur), a été blessé afin que, par la blessure visible, nous voyions la blessure de l’amour invisible « … » [7]

À l’exemple du Christ, des hommes et des femmes de tous les temps se sont mis à aimer leur prochain d’une charité brûlante. Nous en citerons aujourd’hui deux exemples assez récents.

Jozef De Veuster, dit le Père Damien, naît en 1840 dans les Flandres belges. Il entre dans la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et Marie, et prend le nom de Damien. Il part pour les îles Hawaï pour évangéliser. Après neuf ans d’un travail classique de missionnaire, il se porte volontaire pour visiter les lépreux déportés sur l’île de Molokaï. Il choisit de s’établir avec eux et de 1873 à sa mort en 1889, il partage leur quotidien et s’identifie à eux. Il organise pour eux une véritable communauté humaine et ecclésiale : église, orphelinat, villages avec maisons individuelles, hôpital, routes. En 1884, le père Damien contracte la lèpre dont il meurt en 1889 à l’âge de 49 ans.

Le bienheureux Pier Giorgio Frassati naît en 1901 dans une famille de la haute bourgeoisie turinoise. Son père est sénateur. Le couple parental, très mondain, s’occupe peu de ses enfants et s’entend mal. Dès l’enfance Pier Giorgio se passionne pour Dieu et ressent particulièrement sa présence dans les pauvres. À l’âge de 5 ans, il est saisi de pitié devant un enfant pauvre et lui donne ses bas et ses souliers. En grandissant, il multiplie les actes de générosité jusqu’à en faire sa principale occupation. Il collecte des biens et des médicaments pour la société St Vincent de Paul, parcourt les quartiers insalubres, secourt et console. Il visite aussi quasi-quotidiennement le grand hospice de Turin. À 22 ans il devient tertiaire dominicain. C’est au cours d’une de ses visites de charité, qu’il contracte, à 24 ans, une poliomyélite fulgurante. Il en meurt en quelques jours, sans que sa famille s’aperçoive de son état avant les deux derniers jours. Lors de ses funérailles, ses parents et sa famille découvrent avec stupeur l’immense foule des pauvres reconnaissants qui l’accompagnent à sa dernière demeure.

Plus simplement, voici comment Chiara Lubich, décrit la charité, pratiquée sous les bombardements à Trente, pendant la dernière guerre :

« Chaque fois que sonnait l’alarme, nous courrions rapidement dans les refuges et l’on ne pouvait y porter avec soi qu’un petit livre : l’ É vangile. C’est en lui que nous pouvions trouver les demandes de Jésus, sa volonté. Nous l’ouvrions. Et voici la merveille : ces paroles, que nous avions écoutées tant de fois, s’illuminaient comme si une lumière apparaissait par-dessous. Nous les comprenions et une force, certainement de l’Esprit, nous poussait à les mettre en pratique. Nous lisions : « Aime ton prochain comme toi-même ». Le prochain. Où est le prochain ? Il était là, à côté de nous. Il était dans cette petite vieille qui se traînait difficilement chaque fois pour rejoindre le refuge. Il fallait l’aimer comme soi-même : l’aider, donc, chaque fois, en la soutenant. Le prochain était là, dans ces cinq enfants épouvantés à côté de leur mère. Il fallait les prendre dans les bras et les raccompagner à la maison. Le prochain était là, dans ce malade bloqué chez lui, sans possibilité de guérir, qui avait besoin de soins. Il fallait s’approcher de lui, et lui procurer des médicaments… » [8]

Nous pouvons terminer notre méditation en essayant de voir comment résonne en nous cet échange entre Jésus et sainte Faustine, qu’elle a noté dans son Journal :

« [Jésus :] Ma fille, dans cette méditation considère l’amour du prochain, et si c’est m on amour qui dirige le tien vers ton prochain ! Pries-tu pour tes ennemis ? Souhaites-tu du bien à ceux qui t’ont, d’une manière ou d’une autre, attristée, offensée ? Saches, que tout le bien que tu feras à une âme quelconque, je l’accepterai comme si tu m e l’avais fait à m oi-même ! [Sœur Faustine :] Ô Jésus, mon amour, Vous savez que ce n’est que depuis peu de temps que j’agis de la sorte que c’est Votre amour qui dirige mes relations avec mon prochain ! Vous seul connaissez les efforts que j’ai faits. Aujourd’hui cela me vient plus facilement, mais si v ous n’allumiez pas v ous-même cet amour dans mon âme, je ne saurais persévérer. Votre Amour Eucharistique m’enflamme chaque jour.» [9]

 


[1] Paulo Coelho, prière extraite de son œuvre « Le manuscrit retrouvé ».

[2] Benoît XVI, Deus Caritas Est, nº1.

[3] Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre l’amour de Dieu, Parole et silence 2016, p.311-2.

[5] Le Nuage d’Inconnaissance , anonyme, du XIVe siècle, chapitre XIII.

[6] Christian Bobin, Le Très Bas, Gallimard 1992, p. 44.

[7] Pie XII, encyclique Haurietis Aquas (1956), nº44.

[8] Chiara Lubich, La dottrina spirituale, Mondadori, p. 45 (notretraduction).

[9] Sainte Faustine (Helena Kowalska), Petit Journal, disponible ici, nº1767-8.


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