Comme nous l’avons souligné dans l’explication de l’évangile, le texte de Marc est sous-tendu par un double mouvement : le cri lancé par Bartimée, l’appel de Jésus envers lui. Les deux requièrent notre participation, et la médiation de l’Église.
Le cri de Bartimée
Jésus rencontre Bartimée non pas à Jéricho même, mais à la sortie de la ville, alors qu’il est déjà en marche vers Jérusalem. À cause de son handicap, Bartimée est un homme à part, un paria ; il symbolise l’humanité souffrante, assise en marge, à l’écart des chemins ordinaires, prostrée sous le poids de l’épreuve. Sa cécité symbolise aussi l’humanité aveugle face à Dieu et au sens de l’existence.
Nous sommes tous un peu Bartimée. Une partie de nous-même est à l’écart de la vraie vie, désolée et sans lumière. Essayons cette semaine de découvrir ce recoin caché de notre cœur qui est sans lumière, qui gémit et mendie un secours : il peut s’agir de blessures affectives, de notre santé, de toutes sortes de limites, d’un péché ou d’une attitude dont nous ne parvenons pas à nous libérer, d’une incapacité à croire. Il est important de découvrir cette zone de ténèbres car le Seigneur passe et nous demande : « que veux-tu que je fasse pour toi ? » Bartimée le savait ; mais qu’en est-il de nous ?
Curieusement, sauf à traverser une épreuve particulière, et parfois malgré cela, beaucoup de personnes ne savent pas quoi demander à Dieu. Ils préfèrent compter sur leurs forces – comme Bartimée qui mendiait avant de croiser Jésus – ou encore se résigner. À une époque où les prières de la messe étaient dites en silence par le prêtre, une femme se plaignait à François de Sales de s’ennuyer à la messe. À quoi il répondit en s’étonnant : elle n’aurait donc aucun travers, aucun péché dont demander la guérison, aucun proche incroyant, aucun pauvre ou malade à confier au Seigneur ? Et nous, qu’attendons-nous de Jésus pour nous-mêmes et pour les autres ? Quel est notre cri ?
Bartimée exprime son cri mais il est immédiatement rabroué. Nous avons tous fait l’expérience de cela. Le fait de s’en remettre à Dieu engendre souvent autour de nous un certain scepticisme, voire une indulgence amusée. Beaucoup de nos contemporains sont exactement comme la foule que Marc décrit aujourd’hui : ils s’intéressent souvent à la parole de Dieu et à la personne de Jésus, mais lorsqu’il s’agit de croire concrètement qu’Il peut réaliser l’impossible dans nos vies, ils marquent le pas. Sommes-nous de ces gens-là ? Osons-nous demander des guérisons physiques, psychologique et spirituelles, des conversions, des grâces de force, de discernement ? Nous les demandons à Dieu, pour qui rien n’est impossible… ou bien sommes-nous chrétiens le dimanche et rationalistes la semaine ?
Bartimée ne s’arrête pas à cela. Il ne se laisse ni influencer ni décourager, bien qu’il soit seul contre tous. De plus, alors même que Jésus semble sourd à son premier appel, il crie de plus belle. La foi tient souvent tout entière dans ce « de plus belle ». Il ne suffit pas de demander, Dieu souhaite que nous demandions avec obstination sans « sans nous décourager » dit Jésus en Luc 18, dans la parabole de l’ami importun ; une attitude que nous retrouvons notamment dans l’épisode de la Cananéenne.
Dieu, parce qu’il nous aime et veut tout notre amour, met souvent notre confiance à l’épreuve. Il éprouve notre amour et notre foi. Il existe des exemples célèbres de prières obstinées qui ont été merveilleusement récompensées : Sainte Monique demandant la conversion de son fils Augustin ou Sainte Rita demandant celle de son mari. Souvenons-nous aussi des apparitions de Pontmain. En janvier 1871, les Prussiens étaient aux portes de Laval, tout près de Pontmain. Depuis septembre, 38 paroissiens de Pontmain sont partis à la guerre et chaque jour le village se réunit pour prier pour eux et demander la paix. Partout en France, en particulier dans l’Ouest, des veillées de prière sont organisées. Au soir du 17 janvier, Marie apparaît. Seuls les enfants la voient mais tous prient avec ferveur. Une phrase s’inscrit autour de la silhouette de Marie : « Mais priez mes enfants, Dieu vous exaucera en peu de temps. Mon fils se laisse toucher ». Dans la nuit du 17 au 18 janvier, l’armée prussienne reçoit l’ordre de ne pas prendre Laval et commence son repli. Tous les soldats de Pontmain reviennent indemnes.
Si Dieu agit ainsi, c’est probablement pour que nous entrions dans une démarche de confiance totale où nous nous remettons totalement à lui, sans chercher d’autres appuis. Voici ce que disait Benoît XVI aux habitants de la ville de Naples, lors d’une visite, le 1er octobre 2007, dans un contexte de difficultés sociales et de criminalité :
« “Priez sans cesse” , dit l’ É vangile (cf. Lc 18, 1). À première vue, cela pourrait paraître peu pertinent, peu incisif par rapport à une réalité sociale qui connaît tant de problèmes comme la vôtre. Mais en y réfléchissant, on comprend que cette parole contient un message certainement à contre-courant, mais qui est toutefois destiné à illuminer en profondeur la conscience de votre Église et de votre ville. Je le résumerais ainsi : la force qui, en silence et sans bruit, change le monde et le transforme en Royaume de Dieu, c’est la foi ; et l’expression de la foi, c’est la prière. Lorsque la foi se remplit d’amour pour Dieu, reconnu comme Père juste et bon, la prière se fait persévérante, insistante, elle devient un gémissement de l’esprit, un cri de l’âme qui pénètre le cœur de Dieu. De cette façon, la prière devient la plus grande force de transformation du monde. Face à des réalités sociales difficiles et complexes, comme l’est certainement la vôtre, il faut renforcer l’espérance qui se fonde sur la foi et s’exprime en une prière inlassable . » [1]
L’appel de Jésus
Au cri de Bartimée correspond l’appel de Jésus. Depuis son éternité bienheureuse, Dieu nous appelle et attend que nous répondions à sa voix : « Le Seigneur Dieu appela l’homme : où es-tu ? » (Gn 3, 9). Et dès que l’homme entend cette voix intérieure et y répond, il trouve Dieu présent, proche de lui. Plus précisément, la perception de cette voix est déjà l’œuvre du Saint Esprit qui « intercède pour nous en des gémissements ineffables » (Rm 8, 26). Saint Grégoire de Nysse a décrit merveilleusement la perception de l’appel divin :
« Dès que l’âme, s’élançant vers les hauteurs, a commencé d’avoir part, autant qu’elle en était capable, aux biens divins, voici que de nouveau le Verbe l’attire comme si elle en était encore au début de son ascension… Il redit : ‘Lève-toi’ à celle qui était déjà levée, et ‘Viens !’ à celle qui était déjà venue. En effet, pour qui vraiment se lève, il faudra se lever toujours, et pour qui court vers le Seigneur, jamais ne manquera le large espace à sa course divine. En disant : ‘Lève-toi et viens’, le Verbe oblige à toujours se lever et à ne jamais cesser d’approcher en courant, donnant à chaque fois la grâce d’une ascension meilleure. » [2]
L’Esprit fait crier Bartimée, et le Christ vient à sa rencontre, exprimant et concrétisant par son action l’amour paternel de Dieu. Il loue aussi sa foi qui vient combler son cœur : parmi la foule, Jésus a enfin rencontré un disciple qui adhère entièrement à lui. Dans l’encyclique Haurietis Aquas, le pape Pie XII montrait ainsi la différence entre l’amour spirituel de Dieu pour son peuple dans l’Ancien Testament, et l’amour incarné, révélé en Jésus qui seul nous permet de comprendre pleinement la tendresse de Dieu pour l’homme :
« Il faut bien remarquer que son amour ne fut pas seulement cet amour spirituel qui est propre à Dieu, en tant qu’il « est Esprit ». Sans doute l’amour dont Dieu aima nos premiers parents et le peuple hébreu fut-il de cette nature ; et quand, dans les Psaumes, les récits prophétiques et le Cantique des Cantiques, on parle d’amour humain, intime et paternel, ces expressions sont la marque et le signe de la charité très réelle, mais totalement spirituelle, dont Dieu comblait le genre humain. Mais au contraire, l’amour partout présent dans l’ É vangile, les lettres des a pôtres et l’Apocalypse, qui décrivent les dispositions du c œur de Jésus-Christ, ne signifie pas seulement la divine charité mais encore des sentiments d’affection humaine ; cela ne fait aucun doute pour quiconque professe la foi catholique. Le Verbe de Dieu en effet n’a pas pris un corps apparent et sans consistance. » [3]
Bartimée répond à Jésus en lui donnant toute sa confiance : « Rabbouni, que je voie ! ». Pas d’hésitation, aucune réserve dans sa prière. Il croit. C’est ce que Paul nomme l’obéissance de la foi (Rm 16) et que le Catéchisme explique comme ceci : « Obéir (ob-audire) dans la foi, c’est se soumettre librement à la parole écoutée, parce que sa vérité est garantie par Dieu, la Vérité même ».[4]
Bartimée obéit doublement : à l’impulsion intérieure qui vient de l’Esprit, à l’ordre extérieur de Jésus, transmis par les disciples de se présenter devant lui. Sommes-nous dans cette même attitude de non-résistance, d’abandon ? Marc précise ensuite que Bartimée suivait Jésus sur la route. C’est la continuation logique de sa foi : l’adhésion personnelle au Christ, comme le présente le Catéchisme :
« La foi est d’abord une adhésion personnelle de l’homme à Dieu ; elle est en même temps, et inséparablement, l’assentiment libre à toute la vérité que Dieu a révélé. En tant qu’adhésion personnelle à Dieu et assentiment à la vérité qu’il a révélé, la foi chrétienne diffère de la foi en une personne humaine. Il est juste et bon de se confier totalement en Dieu et de croire absolument ce qu’Il dit. Il serait vain et faux de mettre une telle foi en une créature (cf. Jr 17, 5-6). » [5]
L’homme d’aujourd’hui a beaucoup de mal à pratiquer cette obéissance de la foi. Même s’il est croyant, il s’en remet à toutes sortes de choses en plus de Dieu : ses propres forces d’abord, ses appuis humains, son intelligence, ses biens matériels, la science, ou encore ce qu’il appelle la chance. Sommes-nous dans une attitude de non-résistance et d’abandon face au Christ ? Pour le savoir, considérons une situation familiale, personnelle ou professionnelle qui soit problématique pour nous aujourd’hui, et examinons comment nous cherchons à la régler. Est-ce d’abord en comptant sur Dieu ? Voici ce que disait Bossuet, dans le langage de son époque :
« Qu’attendons-nous donc à nous soumettre ? Attendons-nous que Dieu fasse toujours de nouveaux miracles ; qu’il les rende inutiles en les continuant ; qu’il y accoutume nos yeux comme ils le sont au cours du soleil et à toutes les autres merveilles de la nature ? Ou bien attendons-nous que les impies et les opiniâtres se taisent ; que les gens de bien et les libertins rendent un égal témoignage à la vérité ; que tout le monde d’un commun accord la préfère à sa passion; et que la fausse science, que la seule nouveauté fait admirer, cesse de surprendre les hommes ? N’est-ce pas assez que nous voyions qu’on ne peut combattre la religion sans montrer par de prodigieux égarements qu’on a le sens renversé, et qu’on ne se défend plus que par présomption ou par ignorance ? L’ É glise victorieuse des siècles et des erreurs, ne pourra-t-elle pas vaincre dans nos esprits les pitoyables raisonnements qu’on lui oppose ; et les promesses divines que nous voyons tous les jours s’y accomplir, ne pourront-elles nous élever au-dessus des sens ? » [6]
Parfois, et à la différence de Bartimée, nous ne souhaitons pas abandonner nos ténèbres, car cela nous coûte. Nous ne pouvons laisser ni notre escarcelle de mendiant, qui est notre sécurité du moment, ni notre manteau, signe de notre dignité humaine ; nous n’avons pas le courage de bondir vers Jésus, par peur des pierres sur le chemin. Sous la plume de Bossuet :
« Nos passions désordonnées, notre attachement à nos sens, et notre orgueil indomptable en sont la cause. Nous aimons mieux tout risquer que de nous contraindre : nous aimons mieux croupir dans notre ignorance que de l’avouer : nous aimons mieux satisfaire une vaine curiosité, et nourrir dans notre esprit indocile la liberté de penser tout ce qu’il nous plaît, que de ployer sous le joug de l’autorité divine. » [7]
L’appel de l’Église
Il arrive également que nous attendions un signe direct de Dieu, sans médiation aucune. Le passage de ce jour est très instructif à cet égard. Bartimée s’adresse directement à Jésus, mais la réponse ne lui parvient pas directement. Elle passe par la médiation de la communauté des croyants, qui pour nous est l’Église. Bien sûr, il arrive que Dieu parle directement à quelqu’un, qu’il touche son cœur ou son corps directement, mais la plupart du temps, il utilise la médiation de l’Église. Pourquoi ? Parce que l’Église est le corps du Christ et qu’il l’aime comme une épouse, inséparable de lui et qu’il associe à tout. Elle peut certes faire écran à la grâce, comme nous le voyons au début du récit. Mais si la foi est solide, elle ne pourra pas longtemps faire obstacle entre l’âme confiante et son Dieu. L’évangile de Marc se termine ainsi sur l’envoi en mission des apôtres, qui imitent le Christ : « ils s’en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les signes qui l’accompagnaient » (Mc 16,20).
La foule est ici la métaphore de l’Église, dans sa dimension humaine et sociale. Elle n’est pas parfaite, elle n’est pas toujours exemplaire, mais Jésus souhaite passer par elle, pour nous sanctifier tous. Après sa guérison, Bartimée se mêle à cette foule qui suit Jésus.
Jésus adresse d’ailleurs une parole à cette foule : « appelez-le ! » Cette parole nous concerne tous à deux titres : comme aveugles sur le chemin de la vie qui demandons la lumière ; comme pierres vivantes dans la construction du Royaume.
Nous laissons-nous appeler par Jésus à travers l’Église, ou cherchons-nous un tête-à-tête plus intimiste ? Au-delà des dévotions personnelles, prenons-nous tous les moyens habituels pour cheminer vers la lumière : sacrements, lecture de la Parole, temps de prière ? Quelle place faisons-nous à la parole de nos frères, dans les groupes et communautés auxquelles nous appartenons, de nos supérieurs ou des croyants qui nous sont proches, même s’ils sont imparfaits ?
À l’inverse, obéissons à l’injonction de Jésus : « appelez-le ! » Quel témoignage donnons-nous de la présence aimante de Dieu et comment encourageons-nous nos frères, en particulier ceux qui sont à la marge de l’Église, à s’avancer vers Jésus ? Bien sûr, tout cela est difficile et demande du temps. Ne nous décourageons pas devant notre manque de progrès spirituel, la petitesse de notre foi. Écoutons le cardinal de Lubac :
« Loin d’être décourageant, une telle pensée [la disproportion entre notre connaissance de Dieu et sa réalité] a de quoi nous émerveiller. Ce qu’elle nous fait entendre ne rappelle ni la toile de Pénélope, ni le rocher de Sisyphe. Rien n’est perdu de la marche accomplie, jamais il n’y a de retour en arrière, – mais tout est toujours plus grand, tout est plus beau qu’on ne l’entrevoyait. Car il faut que Dieu l’emporte sur tout, ‘non seulement en ce monde, mais même dans le monde à venir’ (saint Irénée). Tout aura donc toujours la fraîcheur des commencements, tout aura l’élan d’un premier départ. Aucune lassitude n’est à craindre, aucune satiété non plus, qui rendrait notre esprit stupide. Les moissons de l’automne auront, dans leur richesse, la saveur des promesses printanières. Nous participerons nous-mêmes à cette jeunesse éternelle. De plus en plus nous comprendrons en l’expérimentant, et en voyant de mieux en mieux que nous ne le comprenons cependant pas encore et ne le comprendrons jamais, ce que veut dire cette chose inouïe, qui nous apparaîtra toujours inouïe en effet : la découverte de Dieu. » [8]
Nous pouvons terminer notre méditation par ce poème de Verlaine, qui est comme l’actualisation du cri de Bartimée :
« Ayez pitié de nous, Seigneur !
Christ, ayez pitié de nous !Donnez-nous la victoire et l’honneur
Sur l’ennemi de nous tous.
Ayez pitié de nous, Seigneur.Rendez-nous plus croyants et plus doux
Loin du Péché suborneur,
Christ, ayez pitié de nous.Criblez-nous comme fait le vanneur
Du grain dont il est jaloux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.Nous vous en supplions à genoux,
Ouvrez-nous par la Foi et le Bonheur.
Christ, ayez pitié de nous.Ouvrez-nous par l’Amour le Bonheur,
Nous vous en prions à genoux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.
Seigneur, par l’Espérance, ouvrez-nous,
Christ, ouvrez-nous le Bonheur.
Christ, ayez pitié de nous.
Ayez pitié de nous, Seigneur ! » [9]
[1] Benoît XVI : homélie du 1er octobre 2007 (Naples).
[2] Saint Grégoire de Nysse, In Cantica canticorum, hom. V.
[3] Pie XII, encyclique Haurietis Aquas, 1956, n°21.
[6] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Pléiade p. 945.
[7] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Pléiade p. 944.
[8] Henri de Lubac, Sur les chemins de Dieu, Cerf 1983, p. 192.
[9] Paul Verlaine, Kyrie Eleison, Pléiade p. 740.