Au fil des évangiles proclamés dimanche après dimanche, nous sommes arrivés à la fin du chapitre 10 de Marc : l’épisode de la guérison de Bartimée clôt le grand mouvement des disciples avec Jésus depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem, et le chapitre 11 commence par l’entrée triomphale du Christ dans la Ville sainte.
L’évangile : guérison de Bartimée (Mc 10)
Nous arrivons aussi au terme des déplacements de Jésus hors de Galilée (chap 8 à 10). À un bout et à l’autre de ce périple figurent deux localités : Bethsaïde, en Galilée, sur le lac de Tibériade et proche de Capharnaüm, où le Christ a formé le noyau de ses disciples ; Jéricho, sur le Jourdain, la dernière étape avant la grande montée vers Jérusalem. Dans la composition de son évangile, saint Marc y a placé deux guérisons d’aveugles qui marquent elles aussi le début et la fin du voyage : la guérison en deux temps (Mc 8,22-26) d’un homme qui, tout d’abord, « aperçoit des gens : ils ressemblent à des arbres que je vois marcher » (v.24) ; puis la guérison immédiate de Bartimée, que nous proclamons ce dimanche (Mc 10,46-52). La comparaison de ces deux guérisons nous permet d’en saisir le sens théologique voulu par saint Marc.
Plusieurs circonstances extérieures de ces deux miracles forment un évident jeu de contraste, voulu par l’évangéliste :
- La première guérison est réalisée «à l’arrivée de Jésus à Bethsaïde », « tandis que Jésus sortait de Jéricho » pour la deuxième ;
- La première est cachée : Jésus conduit l’aveugle hors du village par discrétion, puis lui ordonne de maintenir le secret ( Ne rentre même pas dans le village, v.26) ; la seconde est faite aux yeux de toute la foule, nous connaissons même le nom de l’aveugle qui est probablement devenu membre de la première communauté chrétienne : « il suivait Jésus sur le chemin » (v.52) ;
- À Bethsaïde, la guérison est réalisée sur un aveugle très passif, conduit par d’autre personnes (v.22) ; l’action du Christ est progressive et requiert deux impositions des mains. Au contraire, à Jéricho, c’est Bartimée qui prend l’initiative et crie pour être guéri ; le Christ ne prononce que deux paroles, « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » et « Va, ta foi t’a sauvé », qui semble suggérer une guérison intérieure déjà effectuée ; la guérison extérieure est immédiate : « Aussitôt, l’homme retrouva la vue » (v.52).
Quel est le sens de cette symétrie ? Il suffit de se rappeler que, pour Marc, les hommes sont aveugles spirituellement et ne perçoivent pas toute la profondeur du mystère du Christ. Jésus, sur la barque, a fait ce reproche cinglant à ses disciples : « Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur endurci ? Vous avez des yeux et vous ne voyez pas, vous avez des oreilles et vous n’entendez pas ! » (Mc 8,18). Au long des chapitres 8 à 10, nous avons vu les Douze s’ouvrir peu à peu à la foi : Pierre reconnaît que Jésus est le Christ (8,29), mais il n’arrive pas à concevoir un Christ souffrant (v.33 : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes) ; Jésus annonce trois fois sa Passion mais « les disciples ne comprenaient pas ces paroles » (9,32) ; Jacques et Jean, comme nous l’avons médité les semaines précédentes, sont dans une logique de pouvoir et d’honneurs.
Les Douze ressemblent donc à l’aveugle de Bethsaïde et ont besoin d’un long cheminement pour parvenir à la foi, qui ne leur sera vraiment donnée qu’avec l’effusion de l’Esprit à la Pentecôte. Jésus s’est consacré à leur formation, en leur inculquant la voie de l’enfance spirituelle (10,13), et en les prenant à l’écart des foules : une œuvre cachée et laborieuse qui ne produira de fruits qu’à long terme. Le lecteur, au terme de ces chapitres, ressent naturellement un certain agacement vis-à-vis de ces disciples si lents à croire ; mais s’il est sincère, il y reconnaît également ses propres atermoiements…
L’aveugle de Jéricho vient dresser le portrait du disciple tel que Jésus le désire pour son Église. Mendiant sur le bord du chemin (v.46), il est parfaitement conscient de sa cécité et veut en être libéré, au contraire de Jacques et Jean qui sont encore aveuglés par leurs rêves de grandeur (10,38 : vous ne savez pas ce que vous demandez). Bien plus : Bartimée est animé par une foi profonde, qui s’exprime dans le cri répété deux fois : « Fils de David, prends pitié de moi ! » (vv.47.48) et par sa capacité bondir vers Jésus alors même qu’il ne voit pas. Tandis que la foule mentionne simplement que « Jésus de Nazareth » passe sur le chemin, selon une vision très humaine, Bartimée a par lui-même perçu davantage et donne à Jésus son titre messianique. Ce n’est pas une coïncidence : le Christ va être acclamé comme Roi lors de son entrée à Jérusalem (Mc 11,10). Bartimée accomplit ce pas dans la foi que Pierre ne parvenait à pas réaliser : confesser Jésus comme Christ pour le suivre à Jérusalem.
Nous comprenons alors pourquoi Jésus pose cette question apparemment surprenante : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». N’était-il pas évident, surtout pour le Fils de Dieu, qu’un aveugle veut être guéri et retrouver la vue ? En réalité, Jésus veut révéler, devant les foules, le désir profond qui anime Bartimée, et montrer à tous la foi vive qui l’habite : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » (v.51). C’est la supplication que suscite l’Esprit Saint en Bartimée, pétrie d’humilité et de confiance totale, une confiance que les autres disciples n’ont pas su exprimer pendant les chapitres précédents.
C’est la prière parfaite de tout homme qui rencontre le Christ, celle de la conversion du cœur, et qui obtient de Dieu le salut : « Va, ta foi t’a sauvé ! » (v.52). La guérison physique n’est plus qu’un signe extérieur de ce chemin intérieur accompli par Bartimée. Alors que les foules ne suivent Jésus qu’extérieurement, et l’abandonneront lors de la Passion, par manque de foi, voici un homme qui, dans le profond de son cœur, « suivait Jésus sur le chemin ».
Ayant suscité la foi chez certains de ses disciples, Jésus peut à présent s’avancer vers sa Passion.
La première lecture : la « grande assemblée » selon Jérémie (Jr 31)
En première analyse, le texte de Jérémie proposé en première lecture rejoint l’évangile par la mention de « l’aveugle et le boiteux » (Jr 31,8), en écho évident de la guérison de Bartimée.
En réalité, la proximité entre les deux textes est plus profonde. Sous la plume de Marc apparaît trois fois le verbe « appeler » (φωνέω, phôneô) dans un même verset : « Jésus s’arrête et dit : ‘Appelez-le.’ On appelle donc l’aveugle et on lui dit : ‘Confiance, lève-toi ; il t’appelle » (Mc 10,49). Quelques versets plus hauts, nous avons entendu l’aveugle « crier » (κράζειν, krazein, vv.47.48) si fort qu’il dérange les foules, mais qu’on ne peut le faire taire.
Il y a donc un double appel dans l’évangile : la supplication insistante et bruyante de Bartimée, la réponse de Jésus qui l’appelle en sa présence. Le premier est une impulsion intérieure qui provient de la souffrance de cet homme et de l’action de l’Esprit Saint qui lui fait voir en Jésus son salut ; le second est une réponse extérieure, celle du Christ devant la détresse humaine.
Cette dynamique se retrouve dans l’oracle de Jérémie, qui fait partie du « livre de la consolation » (chap. 30-31), dans lequel le Prophète transmet au Peuple un message d’espérance : les ténèbres de l’histoire n’auront pas le dernier mot, le Seigneur s’apprête à intervenir.
Reprenons le début de ce livre de la consolation, lorsque Dieu prend acte du cri de douleur du peuple : « nous avons perçu un cri d’effroi, c’est la terreur non la paix (…) pourquoi tous les visages sont-ils devenus livides ? Malheur c’est le grand jour ! il n’a pas son pareil, temps de détresse pour Jacob mais dont il sera sauvé. » (Jr 30, 5-7)
C’est bien le même mouvement que l’on retrouve dans l’évangile : cri de l’homme, réponse de Dieu avec la promesse du salut. À l’appel insistant de Bartimée correspond donc la supplication du peuple : « Seigneur, sauve ton peuple, le reste d’Israël ! » (v.7). C’est Dieu lui-même qui pousse son Peuple à présenter cette requête ( criez tous…) : une belle préfiguration du fait que, chez Bartimée et tous les croyants, c’est l’Esprit Saint qui suscite l’appel au secours. Dans l’épreuve, rien ne serait pire que la résignation silencieuse qui pourrait conduire au désespoir. Il est bon d’exprimer sa détresse, de déranger bruyamment le Maître…
Le texte de Jérémie nous donne de contempler « la grande assemblée qui revient » (v.8) : le retour à Jérusalem depuis l’exil à Babylone (le pays du nord), symbole de toutes les renaissances spirituelles dont le peuple saint puis l’Église auront besoin au long de leur histoire. L’aventure individuelle de Bartimée se complète d’une vision collective : Jérémie contemple une multitude de croyants. Parmi eux, il fait une mention particulière aux plus faibles, que ce soit par infirmité (aveugle et boiteux) ou par indisposition temporaire (la femme enceinte et la jeune accouchée). Ce n’est pas un hasard. C’est la condition de l’homme qui est ainsi rappelée car nous faisons tous partie de ce peuple de pauvres et de faibles.
Le Seigneur se comporte « comme un père pour Israël », prenant soin de tous et les menant vers la vie en plénitude ( vers les cours d’eau). En arrière-plan, c’est l’image idéale du roi antique qui se concrétise : un vrai berger (cf. Ps 23), qui exerce son autorité pour établir la paix et repousser les ennemis. D’où une autre correspondance avec l’évangile : Jésus est appelé « fils de David » par Bartimée, peu avant son entrée messianique à Jérusalem où la foule lui donnera le même titre : « Béni soit le Règne qui vient, celui de David notre père » (Mc 11,10). Jésus accomplit donc pleinement la promesse transmise par Jérémie, et Dieu exerce sa paternité à travers le Christ qui mène le peuple saint vers la plénitude de la vie, en guérissant toute maladie. Dans les premiers temps de l’Église, la même scène se répétera à travers l’action des apôtres :
« Des croyants de plus en plus nombreux s’adjoignaient au Seigneur, un multitude d’hommes et de femmes… à tel point qu’on allait jusqu’à transporter les malades dans les rues et les déposer là sur des lits et des grabats, afin que tout au moins l’ombre de Pierre, à son passage, couvrît l’un d’eux. La multitude accourait même des villes voisines de Jérusalem, apportant des malades et des gens possédés par des esprits impurs, et tous étaient guéris » (Ac 5,14-16).
Enfin, le texte de Jérémie éclaire l’évangile du jour par un détail : « Je vais les conduire… par un droit chemin où ils ne trébucheront pas » (v.9), qui exprime la bonté divine prenant soin de la faiblesse de ses enfants. Bartimée avait dû faire souvent l’amère expérience de « trébucher en chemin », à cause de sa cécité ; mais à l’appel du Seigneur, « il bondit et courut vers Jésus », libéré de ses peurs ; à la fin, « il suivait Jésus » sur le droit chemin qui conduit à Jérusalem. En contraste, dans le chapitre précédent, nous avons vu les disciples encore trébuchants : Pierre s’était constitué comme obstacle sur le chemin de la Passion (8,33) ; le péril du scandale (9,42) consiste littéralement à faire trébucher autrui ; le jeune homme riche a buté sur ses richesses et abandonné le chemin avec le Christ (10,23) ; les discussions pour savoir « qui est le plus grand » font trébucher Jacques et Jean (10,38).
Les lectures de ce dimanche sont donc une excellente illustration du signe messianique envoyé par Jésus à Jean-Baptiste en prison :
« Les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; et heureux celui qui ne trébuchera pas à cause de moi ! » (Mt 11,5-6).