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À l’écoute de la Parole

La communion entre l’homme et la femme : un mystère bien grand, un chef-d’œuvre du Créateur, donc menacé par le mal… La liturgie de ce dimanche nous plonge dans les textes fondateurs de la théologie du mariage : la création de la femme à partir de l’homme (Gn 2), le thème de l’indissolubilité expliqué par Jésus (Mc 10). Le Christ, comme à son habitude, ne s’arrête pas au point particulier qui lui est demandé (le divorce), mais s’appuie sur cet aspect particulier du mariage pour en décrire la grandeur et l’élever au rang de sacrement.

Le Psaume 128 : joie de la vie familiale

Pour ne pas tomber dans les discussions casuistiques qui nous feraient ressembler aux pharisiens de l’évangile, il est bon de commencer par une perspective plus large, celle que nous offre le Psaume 128 (127) en décrivant le bonheur humain, tel que Dieu l’a voulu au commencement. Ce très court psaume (6 versets) chante la beauté de l’existence humaine où tout est « en ordre », selon l’harmonie voulue par le Créateur.

Le premier élément, qui est au fondement, est une juste relation de l’homme avec Dieu. C’est ce que l’Ancien Testament appelle la « crainte du Seigneur » (v.1), que nous pourrions plutôt traduire par un « amour révérenciel » du Dieu d’Israël, et c’est la source de la bénédiction divine (v.4). Le second élément est une relation juste avec la création, la nature ; le travail est alors une bénédiction. La pauvreté est éloignée du juste (v.2) qui accomplit la tâche reçue du Créateur de « dominer la terre ».

Le dernier élément est la relation à autrui, elle aussi harmonieuse. Elle s’exprime par la vie de famille, lieu naturel et premier d’épanouissement personnel : la femme, comme une vigne généreuse, et les fils, comme des plants d’olivier, sont le complément naturel de l’homme et comme sa prolongation féconde. Le premier commandement donné à l’humanité s’accomplit ainsi : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la… » (Gn 1,28).

Enfin, l’homme n’est pas enfermé dans son propre bonheur ; l’harmonie s’étend à toute la famille humaine, unie autour de son Dieu : « tu verras le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie » (v.6). Vie sociale et vie de foi se fécondent mutuellement.

L’évangile : polémique sur le divorce (Mc 10)

Lorsque Jésus, Fils de Dieu, vient sur terre et y aborde le thème du mariage, il a la capacité de le considérer avec les yeux mêmes du Créateur, dans l’ensemble du projet divin. Il peut affirmer d’expérience : « Mais, au commencement de la création… », ce qu’aucun homme avant lui n’avait pu faire. Il voit ce que nous peinons tant à redécouvrir à chaque génération. « L’évangile de la famille » tire de ce regard du Christ une nouveauté toujours actuelle.

Avec ce thème du mariage, nous entamons le chapitre 10 de saint Marc qui est si riche que nous le lirons intégralement pendant les quatre prochains dimanches, jusqu’au 30e du temps ordinaire. Il précède l’entrée messianique à Jérusalem et constitue comme le point d’orgue de l’enseignement de Jésus, des instructions qu’Il veut laisser à la communauté avant de plonger dans son mystère pascal. Tout ce qui est consigné dans ce chapitre est, par ailleurs, en relation directe avec la vie de la première communauté chrétienne, et donc de l’Église de tous les temps.

Le point soulevé par les pharisiens, celui du divorce, devait être un thème délicat pour les premiers chrétiens, comme il l’est à toute époque. Marc, rapportant probablement la catéchèse de saint Pierre à Rome, cite les paroles de Jésus pour que le problème trouve une réponse claire.

Le Christ commence par se situer par rapport à la prescription donnée par Moïse, qui autorisait le divorce : une mesure qui constituait certainement un progrès à son époque, en obligeant l’homme à remettre un « acte de répudiation » à la femme, c’est-à-dire à ne pas la renvoyer de lui-même sans motif, mais selon une procédure juridique. Cette procédure devait être approuvée par l’autorité religieuse et donnait à la femme la preuve juridique du divorce, la libérant des soupçons toujours en éveil sur ce thème et lui permettant de se remarier. Une première barrière contre l’arbitraire masculin, donc. De plus, lors du mariage, l’homme devait stipuler ce qui reviendrait à l’épouse en cas de séparation : une mesure de protection pour éviter que celle-ci ne tombe dans la misère par abandon. On trouve la description de ces mesures en Deutéronome 24, qui commence par cette description : « Soit un homme qui a pris une femme et consommé son mariage ; mais cette femme n’a pas trouvé grâce à ses yeux, et il a découvert une tare à lui imputer ; il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation et le lui a remis, puis il l’a renvoyée de chez lui… » (Dt 24,1).

Cette législation était toutefois temporaire et très imparfaite et faisait partie de la pédagogie du Seigneur pour son peuple. Les conséquences du péché originel étaient si fortes que, dans l’attente du Sauveur, la Loi établissait des mesures partielles pour limiter la prolifération du péché et ses conséquences sociales, et c’est dans cette optique que le divorce était permis, comme l’explique le Catéchisme :

« Dans sa miséricorde, Dieu n’a pas abandonné l’homme pécheur. Les peines qui suivent le péché, les douleurs de l’enfantement (cf. Gn 3, 16), le travail « à la sueur de ton front » (Gn 3, 19), constituent aussi des remèdes qui limitent les méfaits du péché. Après la chute, le mariage aide à vaincre le repliement sur soi-même, l’égoïsme, la quête du propre plaisir, et à s’ouvrir à l’autre, à l’aide mutuelle, au don de soi. La conscience morale concernant l’unité et l’indissolubilité du mariage s’est développée sous la pédagogie de la Loi ancienne. La polygamie des patriarches et des rois n’est pas encore explicitement critiquée. Cependant, la Loi donnée à Moïse vise à protéger la femme contre l’arbitraire d’une domination par l’homme, même si elle porte aussi, selon la parole du Seigneur, les traces de  » la dureté du cœur  » de l’homme en raison de laquelle Moïse a permis la répudiation de la femme (cf. Mt 19, 8 ; Dt 24, 1). » [1]

La position de Jésus est alors surprenante : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » (Mc 10,9). Ces paroles étaient révolutionnaires : en témoigne la réaction des disciples, qui « l’interrogeaient de nouveau sur cette question » (v.10). Les disciples sont mariés pour la plupart et mesurent combien cette réponse est exigeante ; en Matthieu, ils tirent d’ailleurs leur propre conclusion, toute humaine : « Si telle est la situation de l’homme par rapport à sa femme, mieux vaut ne pas se marier. » (Mt 19, 10).

On peut aussi voir dans cette insistance des disciples la recherche nécessaire à toutes les époques, de la part de l’Église, de ce que le Seigneur veut pour le mariage, tant sa volonté s’inscrit en contre-courant de la mentalité du monde et de la chair. Le Christ s’adresse alors aux Apôtres et leur laisse une règle très claire : « Celui qui renvoie… Si une femme… », où nous notons la symétrie : homme et femme sont bien considérés à part égale dans cette condamnation du divorce.

Il fallait, pour imposer une telle loi, une autorité supérieure à celle de Moïse. C’est ce que Jésus revendique en proclamant les Béatitudes, lorsqu’il utilise l’expression : « vous avez entendu qu’il a été dit… Eh bien, moi je vous dis… » (Mt 5). Jésus justifie l’abrogation de ce point de la Loi par une concession accordée par Moïse au peuple : « en raison de la dureté de vos cœurs » ; puis Il replace le mariage dans le dessein originel du Créateur lui-même : « au commencement de la création… », et en énonce les conséquences. Il ne peut le faire que comme Fils de Dieu. Le Catéchisme nous aide à bien comprendre ses paroles :

« Dans sa prédication, Jésus a enseigné sans équivoque le sens originel de l’union de l’homme et de la femme, telle que le Créateur l’a voulue au commencement : la permission, donnée par Moïse, de répudier sa femme, était une concession à la dureté du cœur (cf. Mt 19, 8) ; l’union matrimoniale de l’homme et de la femme est indissoluble : Dieu lui-même l’a conclue : « Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni » (Mt 19, 6). Cette insistance sans équivoque sur l’indissolubilité du lien matrimonial a pu laisser perplexe et apparaître comme une exigence irréalisable (cf. Mt 19, 10). Pourtant Jésus n’a pas chargé les époux d’un fardeau impossible à porter et trop lourd (cf. Mt 11, 29-30), plus pesant que la Loi de Moïse. En venant rétablir l’ordre initial de la création perturbé par le péché, il donne lui-même la force et la grâce pour vivre le mariage dans la dimension nouvelle du Règne de Dieu. C’est en suivant le Christ, en renonçant à eux-mêmes, en prenant leurs croix sur eux (cf. Mc 8, 34) que les époux pourront « comprendre » (cf. Mt 19, 11) le sens originel du mariage et le vivre avec l’aide du Christ. Cette grâce du Mariage chrétien est un fruit de la Croix du Christ, source de toute vie chrétienne. » [2]

Enfin, l’évangile de ce jour se termine par la relation privilégiée de Jésus avec les enfants : « Il les embrassait et les bénissait… » (v.16). Ce n’est pas un hasard si ce passage succède au débat sur le divorce : dans les deux cas, les disciples s’interposent et ne comprennent pas l’attitude du Christ. Ils sont incapables d’accueillir le Royaume avec une attitude de pauvre, avec simplicité et confiance, comme le font les enfants. Ils préfèreraient des lois souples, surtout sur le mariage, et aussi sur les enfants pour qu’ils ne viennent pas troubler leur autorité. À cause de leur âge, ils n’ont plus l’enthousiasme et l’émerveillement des débuts, cette ouverture du cœur qui croit tout possible et adhère spontanément à la parole des parents. Une suffisance et une méfiance très humaines qui nous habitent tous… Jésus les renvoie à l’essentiel : le dessein originel du Créateur, qu’on ne peut recevoir qu’avec une âme simple et confiante.

La première lecture : création de la femme (Gn 2)

C’est dans cette même simplicité qu’il faut lire le beau récit de la création de la femme. Jésus se réfère à ce texte pour illuminer et montrer la grandeur du mariage : il nous montre l’intention divine à l’œuvre et révèle les ressorts cachés de notre nature. C’est le deuxième récit de la création (Gn 2) ; il se termine par cette apparition de la femme comme un achèvement, faisant écho au premier récit où la création de l’humanité, homme et femme, avait conclu la création de l’univers, le sixième jour : « cela était très bon » (Gn 1,31). On ne saurait mieux dire que l’homme, dans sa communion avec la femme, est le couronnement du créé.

Saint Jean-Paul II nous donne une bonne introduction à la nature de ce texte :

« Quant au second récit, il présente dans son langage et dans son style, toutes les caractéristiques du texte yahviste. Son style correspond à la façon de penser et de s’exprimer de son époque. Avec la philosophie contemporaine de la religion et celle du langage, on peut dire qu’il s’agit d’un langage mythique. Ici, en effet, le mot « mythe » désigne non pas un contenu fabuleux, mais simplement une façon archaïque d’exprimer un contenu plus profond. Sous le cortex de ce vieux récit, nous discernons sans aucune difficulté la qualité et la densité vraiment admirables des vérités qu’il contient. Nous ajouterons que le second récit de la création de l’homme se présente, jusqu’à un certain point, sous la forme d’un dialogue entre l’homme et Dieu créateur. Tel est le cas, particulièrement pour cette étape où l’homme (« adam ») est définitivement créé homme et femme (« isha »). » [3]

Le récit commence par évoquer la solitude, comme un mal : l’homme individuel n’est pas un être achevé, il a besoin d’un « vis-à-vis » (l’hébreu dit : « une aide qui soit comme en face de lui » , כנגדו, kenegdo). Ce besoin est reflété par tout son être, depuis son corps sexué, son visage qui appelle un autre, ses paroles qui ont besoin d’un interlocuteur, et son âme faite pour se donner à autrui. Aucun animal n’est à la hauteur de ce manque, et l’homme ne fait qu’exprimer sa domination « en leur donnant un nom ».

Le « sommeil mystérieux » imposé par Dieu à Adam est le même qui tombe sur Abram au moment clé du rite d’alliance (Gn 15,12) ; il rappelle le songe de Jacob à Béthel (Gn 28) : dans les deux cas, une grande promesse est faite aux patriarches. Joseph, lui aussi, recevra la clé de son existence en songe (Gn 37). C’est également en songe que l’autre Joseph recevra la révélation de la sainteté de Jésus, et la confirmation de son appel à épouser Marie. Le moment est donc solennel : Dieu intervient directement en Adam pour l’ouvrir au mystère de la communion.

L’émerveillement d’Adam correspond au soin de Dieu : au lieu d’un nom d’animal comme précédemment, il pousse un grand cri de joie qui sonne comme l’aboutissement d’une longue recherche et que l’hébreu fait percevoir, « cette fois-ci !, זאת הפעם, zot ha paam ». Puis l’expression « os de mes os et chair de ma chair » exprime l’appartenance à la même race, c’est-à-dire à la même origine fondamentale, comme lorsque les tribus du Nord viennent convaincre David de régner sur elles : « nous sommes de tes os et de ta chair » (2Sam 5,1). L’homme s’émerveille de trouver non seulement un être égal en face de lui, une interlocutrice, mais une beauté qui le ravit et que le Seigneur lui fournit en souriant… Apparaît alors le féminin (אשׁה, Ishsha) tiré du masculin (אשׁ, Ish). La connotation sexuelle est évidente mais on ne saurait y limiter le texte : la femme apparaît à l’homme comme un être qui est à la fois semblable et différent, avec laquelle il peut établir une communion profonde ; la femme est ainsi une amie, une alliée, qui rompt sa solitude initiale. Même s’il ne rend pas compte de toute la réalité du mariage, cet aspect fondamental de l’amitié dans le couple peut être éclairé par une belle description d’un moine cistercien du XIIe siècle :

« Un ami, c’est comme un gardien de l’amour ou, selon d’autres avis, un gardien de l’âme elle-même ; car mon ami doit être le gardien de notre amour mutuel ou plus exactement le gardien de mon âme elle-même, de sorte qu’il en préserve tous les secrets par son silence à toute épreuve, qu’il soigne le mieux possible et supporte ce qu’il verra en elle de défectueux, qu’il se réjouisse avec son ami qui est dans la joie, qu’il s’attriste avec lui quand il est dans la peine et qu’il considère comme sien tout ce qui concerne son ami. L’amitié est donc cette vertu qui unit les âmes par un tel lien de dilection et de tendresse qu’à plusieurs elles ne font plus qu’un. » [4]

Les différents couples de l’Ancien Testament (Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel…) essaieront de réaliser cette relation de complémentarité d’égal à égal, à travers bien des péripéties. On trouve aussi une telle relation d’amitié dans l’histoire de jeune Tobie avec son épouse Sara, selon cette belle prière qu’ils adressent ensemble à Dieu le jour de leur mariage :

« Tobie se leva du lit, et dit à Sara : « Debout, ma sœur ! Il faut prier tous deux, et recourir à notre Seigneur, pour obtenir sa grâce et sa protection. » Elle se leva et ils se mirent à prier pour obtenir d’être protégés, et il commença ainsi : ‘Tu es béni, Dieu de nos pères, et ton Nom est béni dans tous les siècles des siècles ! Que te bénissent les cieux, et toutes tes créatures dans tous les siècles ! C’est toi qui as créé Adam, c’est toi qui as créé Ève sa femme, pour être son secours et son appui, et la race humaine est née de ces deux-là. C’est toi qui as dit : ‘Il ne faut pas que l’homme reste seul, faiso

ns-lui une aide semblable à lui’. Et maintenant, ce n’est pas le plaisir que je cherche en prenant ma sœur, mais je le fais d’un cœur sincère. Daigne avoir pitié d’elle et de moi et nous mener ensemble à la vieillesse !’ Et ils dirent de concert : « Amen, amen ! » » (Tb 8,4-8).

Le récit de la Genèse se conclut ainsi sur cette grande loi de l’existence humaine, inscrite au plus profond de notre psychologie : « L’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un » (Gn 2,24). Bien des histoires de la Bible peuvent s’interpréter à sa lumière. En commençant par Abraham qui doit quitter la maison de son père et découvrir peu à peu en Sarah une femme avec laquelle vivre une union sincère, libérée de la concupiscence et tournée vers la promesse de Dieu. Histoire également de Moïse, qui doit détacher Israël de son berceau, l’Égypte, pour établir l’Alliance avec le Seigneur. Mais aussi la destinée de Jésus lui-même, qui quitte sa parenté de Nazareth pour aller en quête de son épouse, l’Église ; l’unité qu’Il établira avec elle, scellée du sang versé sur la Croix, est celle du Corps mystique. Comme l’écrira saint Paul :

« Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair : ce mystère est de grande portée, je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église. » (Ep 5,31-32).

⇒ Lire la méditation


[2] Catéchisme, nº1614-15.

[4] Aelred de Rievaulx, L’amitié spirituelle, coll. « Vie monastique n° 30 », éd. de l’abbaye de Bellefontaine, I, 19-20.

La création de la femme (Palerme, 1130)

La création de la femme (Palerme, 1130)


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