lecture

La liturgie de ce dimanche propose à notre réflexion deux vérités dérangeantes. Tout d’abord, l’Esprit Saint est souverainement libre ; Il peut se manifester en-dehors des structures que les hommes établissent : la première lecture nous raconte l’aventure d’Eldad et Médad, qui se mirent « à prophétiser dans le camp », au grand scandale de Josué (Nb 11), tandis que l’Évangile nous rapporte la même réaction jalouse de saint Jean à l’égard d’exorcistes hors contrôle (Mc 9). D’autre part, le Christ utilise des paroles très dures pour dénoncer les scandales, et refuser la compromission avec le mal. Ces paroles déroutent les disciples et viennent éclairer la vie de l’Église aujourd’hui.

L’évangile : exorcistes et scandales

Avant de partir pour Jérusalem, Jésus instruit ses disciples : dans cette partie de l’évangile de Marc qui va de la Transfiguration (Mc 9) à l’entrée messianique dans la cité sainte (Mc 11), nous trouvons regroupées plusieurs controverses et instructions qui concernent la vie de la communauté. Après l’invitation à l’humilité de la semaine dernière, et avant la question du divorce la semaine prochaine, deux thèmes dominent l’évangile de ce dimanche : le rapport avec des exorcistes qui sont en-dehors du groupe des apôtres, et la gravité du scandale.

Dans tous ces chapitres s’opposent continuellement la « logique du Christ », pétrie de miséricorde envers les hommes et d’énergie contre le mal, et la « logique des disciples », qui ont encore des réflexes très humains, en attendant de recevoir l’Esprit à la Pentecôte. Cet Esprit viendra modeler les mentalités des chrétiens sur celle de Jésus, qui paraîtra une « folie pour les païens et un scandale pour les Juifs » (1Co 1,23).

L’apôtre Jean semble avoir été très sensible aux pouvoirs surnaturels du Messie, que celui-ci avait d’ailleurs délégué aux Douze (Mc 6,12) en les envoyant en mission et dont ils seront largement investis à la Pentecôte. Mais Jean n’en a pas encore compris la logique. Devant le refus d’un village samaritain, il propose, avec Jacques de « faire descendre le feu du ciel et de les consumer » (Lc 9,54) ; dans l’évangile de ce jour, il se scandalise des exorcistes qui utilisent le Nom de Jésus sans être de ses disciples. Un passage des Actes des apôtres nous montre que des exorcistes juifs exerçaient effectivement leur « ministère », et qu’ils voulurent profiter des succès de saint Paul. Le récit est pittoresque :

« Or quelques exorcistes juifs ambulants s’essayèrent à prononcer, eux aussi, le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui avaient des esprits mauvais. Ils disaient :  » Je vous adjure par ce Jésus que Paul proclame. « Il y avait sept fils de Scéva, un grand prêtre juif, qui agissaient de la sorte. Mais l’esprit mauvais leur répliqua : « Jésus, je le connais, et Paul, je sais qui c’est. Mais vous autres, qui êtes-vous ?  » Et se jetant sur eux, l’homme possédé de l’esprit mauvais les maîtrisa les uns et les autres et les malmena si bien que c’est nus et couverts de blessures qu’ils s’échappèrent de cette maison » (Ac 19,13-16).

Par contre, les exorcistes évoqués dans ce passage d’évangile semblent agir dans la fidélité à Jésus et avec efficacité ( nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom) : Jésus souligne donc la pureté d’intention qui les anime, et la réelle communion que ces exorcistes entretiennent avec lui, malgré leur non-appartenance au groupe des disciples. Les frontières du Règne de Dieu sont mystérieuses, et s’étendent parfois bien au-delà des frontières visibles de l’Église institutionnelle. Le Catéchisme nous le confirme :

« Beaucoup d’éléments de sanctification et de vérité existent en dehors des limites visibles de l’Église catholique : la parole de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles. L’Esprit du Christ se sert de ces Églises et communautés ecclésiales comme moyens de salut dont la force vient de la plénitude de grâce et de vérité que le Christ a confiée à l’Église catholique. Tous ces biens proviennent du Christ et conduisent à lui et appellent par eux-mêmes l’unité catholique. » [1]

Le Christ répond donc à ses disciples un peu trop zélés : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. » Cette attitude de Jésus est encore valable pour nous aujourd’hui. Il est regrettable de voir des chrétiens systématiquement stigmatiser, par pure idéologie, des membres d’autres religions dont les comportements de charité, de droiture et de pitié sont parfois édifiants. Oui, Dieu agit à travers certains d’entre eux et l’Esprit parle par eux. L’Esprit ne fait pas acception de personnes mais voit l’intention du cœur et souffle où il veut. Des chrétiens d’Orient ont récemment pu témoigner du comportement fraternel et héroïque de frères musulmans à leur égard pendant les persécutions.

C’est encore plus vrai entre Chrétiens. Aussi, plutôt que de pointer du doigt ce qui est visiblement erroné dans la foi et la pratique de frères protestants ou orthodoxes, nous devrions plutôt nous réjouir de ce qui, dans leur manière d’agir et d’être, rend gloire à Dieu ; nous réjouir des occasions de rencontre et de communion. En les critiquant systématiquement, nous allons contre l’Esprit-Saint. Il y a également, en marge de l’Église officielle, des personnes qui accompagnent l’avènement du Royaume en suivant leur conscience qui leur inspire charité et ouverture du cœur. Nous en connaissons tous.

Jésus invite donc ses disciples, encore très imbus d’eux-mêmes et de leur vocation, à s’ouvrir à la gratitude du pauvre. Le fameux «verre d’eau » qui est donné « au nom de votre appartenance au Christ » provient probablement de personnes qui n’appartiennent pas à la communauté mais qui ont perçu dans les disciples une dimension qui les dépasse. Eux aussi sont travaillés par l’Esprit, qui suscite un geste de solidarité : le Christ invite les apôtres à y être sensibles, à ne pas le considérer comme un dû ou un geste anodin.

Le Seigneur fait donc découvrir aux disciples l’action déroutante de l’Esprit en-dehors des lieux ecclésiaux habituels ; elle peut être éclatante dans le cas des exorcistes, ou plus humble à travers l’entraide humaine : collaboration, ouverture et gratitude devraient modeler l’âme des disciples.

Le contraste n’en est que plus frappant avec les paroles qui suivent, sur le scandale, et dont la dureté et la clarté ne laissent aucun doute. Si l’Esprit peut travailler aux marges de l’Eglise, le mal peut à l’inverse faire son œuvre au sein de l’institution et du groupe des croyants.

Marc utilise ici le mot grec « σκανδαλίζω, skandalizô », qui signifie littéralement poser une pierre (skandalon) pour faire tomber. Le terme est employé quatre fois : pour celui qui fait chuter un petit, puis pour la main, le pied et l’œil qui peuvent être occasion de chute.

Le groupe se trouve alors à Capharnaüm (cf. Mc 9,33) où les archéologues ont retrouvé de nombreuses pierres de moulin : la roche basaltique, provenant du cratère qu’est le lac de Tibériade, était en effet très utilisée dans l’Antiquité pour cet usage, car elle n’est pas trop dure, et peut être facilement taillée, ni trop friable, et peut donc servir à moudre le grain. Elles étaient de forme ronde, mesurant en général moins d’un mètre de rayon, avec un trou au centre pour faire passer l’axe de rotation. Les auditeurs de Jésus, qui se trouvent au bord du lac, voient donc très clairement l’image qu’Il utilise : la meule transformée en instrument de supplice pour envoyer une personne au fond de la mer…

Nous sommes là face à l’une des paroles les plus dures de l’Évangile. Jésus ne fait pas l’apologie de la torture, mais utilise un puissant moyen rhétorique : Il laisse entendre que les peines encourues par les fauteurs de scandales sont plus graves encore que ce redoutable supplice de la noyade. L’évocation est d’autant plus terrible que cette mer, pour les Juifs, est le repaire du mal, le domaine du démon, d’où surgissent les bêtes dans les visions de Daniel (cf. Dn 7). Le sort évoqué par Jésus n’est donc pas seulement horrible quant à la mort charnelle : il constitue le pire sort spirituel possible, celui d’être abandonné par Dieu aux forces du Malin. On imagine le frisson d’horreur qui dut parcourir la foule à ces paroles. Le message est clair : les crimes qui consistent à entraîner au mal de plus petits et plus faibles que soi, et qui croient en Dieu, sont parmi les plus odieux au Seigneur.

Jésus s’adresse surtout aux apôtres et aux disciples et les met en garde très sévèrement : eux qui sont en charge de la communauté doivent se garder absolument de causer la chute d’« un seul de ces petits qui croient en moi ». Nous expliciterons dans la méditation les formes possibles de ce scandale. La seconde lecture, tirée de la Lettre de saint Jacques, nous en donne un exemple : la richesse amassée injustement, qui réduit le pauvre à la misère, et qui conduit l’homme à la violence.

Mais le Christ ne cherche pas seulement à susciter l’indignation envers les fauteurs de scandale, en laissant les bien-pensants à leur tranquillité d’esprit : Il s’adresse directement aux chrétien de tous les temps, et les avertit lui aussi très sévèrement. « Si ta main… si ton pied… si ton œil… » : Il répète trois fois les mêmes paroles pour bien marquer les esprits, et l’histoire nous montre que l’humanité reste malheureusement sourde aux cris de son Cœur. Nous expliciterons dans la méditation les trois dimensions de la main (l’agir), le pied (le choix) et l’œil (la vie intérieure).

Le commandement du Christ est limpide : aucune compromission avec le mal !

La première lecture : prophétie hors contrôle (Nb 11)

L’extrait du Livre des Nombres que nous proclamons en première lecture nous place devant un phénomène déroutant : l’effusion de l’Esprit, qui échappe au contrôle de Moïse, tout comme l’exorcisme dans l’évangile échappait au contrôle du groupe des apôtres.

Replaçons le texte dans son contexte. Le peuple récrimine une fois de plus et regrette l’abondance de mets dont il disposait en Egypte. Moïse est découragé et dit à Dieu : « je ne puis à moi seul porter tout ce peuple » (Nb 11, 14). Le Seigneur lui demande alors de rassembler soixante-dix anciens sous la Tente de la rencontre afin qu’ils puissent recevoir une part de l’Esprit qui repose sur Moïse et l’aider dans sa tâche. Mais l’Esprit est surabondant et se répand plus largement. Il va toucher deux Anciens qui ne n’étaient pas rendus sous la Tente. Il est libre de ses dons…

La liturgie veut donc nous donner un exemple de cette « liberté de l’Esprit » qui existait déjà avant le Christ. Les deux grandes figures d’autorité de ces textes, Jésus et Moïse, approuvent ainsi ce qui paraît scandaleux à leurs disciples, Jean et Josué respectivement.

En quoi consiste cette « prophétie dans l’esprit » qui saisit les soixante-dix anciens, puis les deux hommes restés hors de la Tente, Eldad et Médad ? Une anecdote tirée du Livre de Samuel nous éclairera. Après l’avoir oint pour devenir roi, le prophète Samuel donne un signe à Saul :

« Tu arriveras à Gibéa de Dieu où se trouve le préfet des Philistins et, à l’entrée de la ville, tu te heurteras à une troupe de prophètes descendant du haut lieu, précédés de la harpe, du tambourin, de la flûte et de la cithare, et ils seront en délire. Alors l’esprit de Yahvé fondra sur toi, tu entreras en délire avec eux et tu seras changé en un autre homme. Lorsque ces signes se seront réalisés pour toi, agis comme l’occasion se présentera, car Dieu est avec toi » (1Sm 10,5-7).

La Bible de Jérusalem, dans ce passage, traduit le verbe « prophétiser » (נבא, naba’ d’où nabi’, prophète) par « être en délire » : ces prophètes, qui vivaient en confraternité, cherchaient les états seconds, comme la transe, pour entrer en contact avec la divinité et transmettre ses messages, en général de façon peu compréhensible. Ils pullulaient dans toutes les cultures de l’Antiquité, même en Grèce. À ce genre de prophétie s’opposaient les vrais Prophètes d’Israël (Samuel, Isaïe…) qui transmettaient la Parole du Seigneur sans être altérés dans leurs facultés, et avec grande clarté.

C’est probablement la première catégorie qui est redoutée ici. L’important dans ce récit est cependant que deux hommes, Eldad et Médad, ont reçu ce don prophétique en-dehors de la Tente du rendez-vous, lieu de la présence divine. Pour les Anciens, la manifestation du sacré ne saurait avoir lieu en-dehors d’un lieu sacré : c’est ce qui choque Josué, qui supplie Moïse de les empêcher de prophétiser.

Mais Moïse, qui est un homme ne prière, ne s’y trompe pas ; il reconnaît là le doigt de Dieu et rend gloire pour cette profusion, signe de l’amour surabondant du Seigneur. Il refuse de revendiquer le monopole de l’Esprit, et reconnaît la liberté souveraine du Seigneur, montrant par-là que la gloire de Dieu lui tient bien plus à cœur que sa propre autorité. Plus encore, il exprime un souhait profond : « Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! » (v.29). Voilà bien, inspirée par l’Esprit, la prophétie principale de ce récit : le peuple d’Israël deviendra un jour, par le Christ, ce peuple de prophètes qu’est l’Eglise. Le concile Vatican II nous explique ainsi comment tous les chrétiens sont prophètes :

« Le Christ, grand prophète, qui par le témoignage de sa vie et la vertu de sa parole a proclamé le Royaume du Père, accomplit sa fonction prophétique jusqu’à la pleine manifestation de la gloire, non seulement par la hiérarchie qui enseigne en son nom et avec son pouvoir, mais aussi par les laïcs dont il fait pour cela des témoins en les pourvoyant du sens de la foi et de la grâce de la parole, afin que brille dans la vie quotidienne, familiale et sociale, la vertu de l’Évangile. Ils se présentent comme les fils de la promesse, lorsque, fermes dans la foi et dans l’espérance, ils mettent à profit le moment présent, et attendent avec constance la gloire à venir (cf. Rm 8, 25). Cette espérance, ils ne doivent pas la cacher dans le secret de leur cœur, mais l’exprimer aussi à travers les structures de la vie du siècle par un effort continu de conversion, en luttant « contre les souverains de ce monde des ténèbres, contre les esprits du mal » (Ep 6, 12). » [2]

⇒Lire la méditation


[1] Catéchisme, nº819

[2] Concile Vatican II, Lumen Gentium, nº35

Une meule à Capharnaüm​

Une meule à Capharnaüm​


.



lecture
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.