L’évangile de ce jour se situe après la Transfiguration et avant l’arrivée à Jérusalem : il s’inscrit dans la marche que Jésus réalise avec ses disciples à ce moment particulier de sa vie publique qui précède la Passion. Les disciples ont déjà fait un pas décisif dans la foi (cf. la confession de Pierre, Mc 8) ; Pierre Jacques et Jean ont entrevu la gloire de Jésus sur le Thabor (Mc 9). Jésus consacre cette marche à préparer ses disciples à ce qui va arriver à Jérusalem. Pour la deuxième fois, Il leur annonce ouvertement son mystère pascal.
Mais, s’ils marchent aux côtés du Maître, les disciples ne le suivent pas intérieurement, ils s’en détachent plutôt en cédant à l’esprit du monde, en se disputant pour savoir « qui était le plus grand ». Les lectures choisies par la liturgie s’inscrivent dans cette problématique : le livre de la Sagesse approfondit les causes de la Passion, révélant les intentions meurtrières des ennemis du Juste, que les disciples ne voudraient pas voir ; la lettre de saint Jacques dénonce directement la convoitise et la jalousie des premiers chrétiens, montrant que l’égarement des apôtres se prolonge pendant le temps de l’Église. Dans l’évangile, Jésus essaie de de conduire ses disciples à la juste attitude en leur donnant l’exemple d’un enfant.
La première lecture : persécution du juste (Sg 2)
L’ensemble du chapitre 2 du livre de la Sagesse dénonce, en nous offrant une description très perspicace, le mode de pensée et de vie des « impies ». Destiné aux communautés juives de la diaspora, le livre de la Sagesse cherchait à mettre en garde contre les travers et l’impiété des sociétés païennes de l’époque. Il est plus que jamais d’actualité. Il faudrait comparer cette dénonciation aux dérives de nos sociétés modernes pour voir que rien n’a vraiment changé :
- Oubli ou méconnaissance du sens de l’existence et du dessein provident de Dieu, teintés de désespoir : « Nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n’avions pas existé. C’est une fumée que le souffle de nos narines, et la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœur » (Sg 2,2) ;
- Désir de profiter de la vie avec frénésie : « Venez donc et jouissons des biens présents, usons des créatures avec l’ardeur de la jeunesse. Enivrons-nous de vins de prix et de parfums, ne laissons point passer la fleur du printemps » (vv.6-7) ;
- Déni de la justice et du respect des plus pauvres : « Que notre force soit la loi de la justice, car ce qui est faible s’avère inutile » (v.11) ;
- Prévalence d’une véritable « culture de mort » qui s’oppose à la vraie vie : « les impies appellent la mort du geste et de la voix ; la tenant pour amie, pour elle ils se consument, avec elle ils font un pacte, dignes qu’ils sont de lui appartenir » (Sg 1,16).
Au sein de cette dénonciation, l’auteur cherche à pénétrer la conscience morale des pécheurs endurcis pour expliquer leur violence à l’égard des innocents. La présence d’un homme juste est pour eux un reproche violent, car sa lumière éclaire les ténèbres qui règnent dans leurs cœurs, leur faisant ressentir les affres de la culpabilité : « il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu » (v.12). Au lieu de se convertir, ils s’endurcissent et veulent supprimer ce témoignage qui met à nu leur déchéance intérieure. D’où le déchaînement de leur haine qui se décline en ruse (attirons le juste dans un piège), en dérision (regardons comme il en sortira), en impiété ( Dieu l’assistera), et conduit à une cruauté qui va jusqu’à la torture (soumettons-le à des outrages et à des tourments) et la mise à mort injuste : « Condamnons-le à une mort infâme » (v.20).
Le texte nous offre donc une description détaillée de l’iniquité, qui vaut pour toutes les époques mais qui va bientôt se déchaîner contre le Fils, le seul à pouvoir vraiment s’attribuer le titre de Juste. Cette page nous explique le mysterium iniquitatis qui habite les ennemis de Jésus, et qui va le conduire à la mort ignominieuse de la Croix. Saint Jean l’a rappelé au début de son évangile : « la lumière luit dans les ténèbres… Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1,5.11).
Mais il y a plus : les impies, dans leur folie, prophétisent. Leurs paroles vont bien au-delà de ce qu’ils pourraient imaginer et ce passage de la Sagesse constitue, avec les chants du serviteur souffrant d’Isaïe, l’une des préfigurations les plus émouvantes de la Passion :
- « Il se vante d’avoir Dieu pour père… Si le juste est fils de Dieu… » (Sg 2,16.18). La filiation divine de Jésus va au-delà de ce que l’auteur du livre considérait comme des métaphores ; Il est bien le Fils du Dieu éternel venu dans notre chair.
- « Il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu » (v.12) : la confrontation de Jésus avec les Pharisiens, dont nous avons lu le récit il y a deux semaines (Mc 7, à propos des traditions des anciens), offrira un contenu explicite à ce reproche implicite ;
- « Condamnons-le à une mort infâme, puisque, dit-il, quelqu’un interviendra pour lui » (v.20). C’est l’attitude des chefs des prêtres au pied de la Croix : « Qu’il descende maintenant de la Croix, le Christ, le roi d’Israël, alors nous verrons et nous croirons » (Mc 15,32). Dans l’évangile de Marc, Dieu répondra immédiatement à leur dérision par le double signe des Ténèbres et du rideau du Temple déchiré (cf. Mc 15,33 et 38) ;
- « Dieu l’assistera, et l’arrachera aux mains de ses adversaires » (v.18) : le Père ressuscitera son Fils, l’arrachant au pouvoir de la mort…
De tout cela, le Christ était parfaitement conscient lorsqu’il s’approchait de Jérusalem, et qu’Il annonçait sa Passion et sa Résurrection à ses disciples. Le Psaume (Ps 54) dévoile la noblesse et la beauté de ce qui devait l’habiter, en contraste avec la laideur morale du cœur des impies. Son cœur est pétri de confiance envers son Père : « Dieu vient à mon aide, le Seigneur est mon appui entre tous » (v.6), alors que son sort tragique est déjà décidé à Jérusalem ( des puissants cherchent ma perte, v.5). Nous avons dans ces lignes la prière de tout croyant faisant face à l’épreuve : « par ton nom, Dieu, sauve-moi ! » (Ps 54,3)
La deuxième lecture : jalousies et convoitises dans la communauté (Jc 3)
Dans son épitre, saint Jacques reprend lui aussi le thème classique des « deux voies » de la littérature sapientielle : il oppose la voie de la « sagesse », qui conduit le chemin des saints pour la pratique de l’amour mutuel (pacifique, bienveillante, conciliante…), à la voie de la « jalousie et les rivalités » qui produisent des désordres graves. Sa dénonciation est aussi implacable que la première lecture, mais s’applique spécialement aux chrétiens, c’est-à-dire à ceux qui ont accueilli la révélation du Christ, ont « crucifié l’homme ancien » et devraient avoir changé de vie. Il met le doigt sur trois travers déplorables dont il indique la cause :
- La violence (vous tuez) qui provient de la convoitise ;
- Les divisions entre frères (vous entrez en conflit), qui sont le fruit de la jalousie ;
- La stérilité dans la prière ( vous demandez, mais vous ne recevez rien), à cause d’une intention qui n’est pas pure.
Sa lettre continue, après notre extrait liturgique, par une exhortation très forte qui rappelle la véhémence des prophètes : « Adultères, ne savez-vous pas que l’amitié pour le monde est inimitié contre Dieu ? » (Jc 4,4)
L’évangile : accueillir un enfant pour se convertir (Mc 9)
C’est bien cette « amitié pour le monde » qui habite les disciples, alors que Jésus les emmène à Jérusalem. Le Christ est tout tendu vers l’accomplissement de sa mission qui passe par la Croix puis la Résurrection ; mais les disciples ont d’autres préoccupations en tête : savoir « qui était le plus grand ». Un prélude désolant aux luttes ecclésiales pour les préséances, les honneurs et le pouvoir qui, hélas, traversent l’histoire.
Dans ce passage de l’évangile de Marc, après la Transfiguration et avant la Pâque à Jérusalem, c’est la vie ecclésiale des premiers temps de l’Église qui se reflète : dénonciation des scandales dans la communauté (fin du chapitre 9), questions sur le divorce (chap. 10), récompenses promises aux futurs consacrés ( le centuple dès maintenant, puis la vie éternelle)… Le Christ essaie à plusieurs reprises de forger un nouveau style d’autorité, fondée sur le service et non sur le prestige : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (9,35). C’est un thème récurrent dans ces pages : les fils de Zébédée demandent les premières places (10,35), Jésus répète plusieurs fois son enseignement en le fondant sur son exemple ( le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi… v.45), alors que les disciples essaient d’éloigner les petits enfants (10,13). Une insistance qui montre, par contraste, que la leçon est loin d’être assimilée, à l’époque comme aujourd’hui. L’esprit du monde continue de régner sur les cœurs.
Saint Marc nous indique le fond du problème, la peur de la Croix : « les disciples ne comprenaient pas ces paroles et ils avaient peur de l’interroger » (v.32). En descendant du mont de la Transfiguration, ils étaient déjà perplexes : « ils se demandaient entre eux ce que signifiait ‘ressusciter d’entre les morts’ » (v.11), mais ils osaient encore interroger le Maître. Puis leur incapacité à guérir le démoniaque épileptique leur a valu un reproche cinglant de Jésus : « Engeance incrédule, jusques à quand vous supporterai-je ? » (v.19). Le Christ a bien perçu leur difficulté et consacre du temps à les éclairer, en traversant la Galilée tout en fuyant les foules : « car il enseignait ses disciples ». Mais l’objet de cet enseignement, qui est le mystère pascal dans toute son étonnante simplicité (livré, tueront, ressuscitera), est encore trop mystérieux : ces disciples suivent un Maître qui prétend être le Messie sauveur d’Israël et veut dans le même temps aller au-devant d’une mort ignominieuse, en se livrant à ses puissants ennemis au lieu de les fuir, tout en annonçant qu’il « ressuscitera » ; comment auraient-ils pu comprendre et assimiler un tel mystère ? La peur grandit et se transformera bientôt en véritable frayeur : « Les disciples étaient en route pour monter à Jérusalem ; ils étaient saisis de frayeur et ceux qui suivaient étaient aussi dans la crainte » (Mc 10, 32).
Deux chemins s’opposent donc : celui du Christ, en route vers le don de lui-même jusqu’au bout, et celui du monde, en quête de puissance et d’honneur, de ses propres buts, et de ses propres réussites. Entre les deux, se trouvent les disciples qui marchent physiquement derrière le Christ mais qui, comme nous, ont un cœur qui s’égare régulièrement loin de lui. L’un des Douze, Judas, choisira malheureusement ce chemin de folie pour devenir l’un des « impies » décrits par la première lecture.
Le Christ, au contraire, cherche à rassembler autour de lui ses brebis égarées : Il prend l’initiative de les interroger ( de quoi discutiez-vous en chemin ?), et le silence qui s’ensuit souligne la distance qui les sépare, tout en renvoyant les disciples, gênés, à l’accusation de leur conscience. Comme un précepte général ( si quelqu’un veut être le premier…) ne suffit pas pour les corriger, le Christ accomplit un geste symbolique « en plaçant un enfant au milieu d’eux », geste qui est bien resté dans la mémoire collective puisque tous les évangélistes le mentionnent (cf. Mt 10,40 ; Lc 10,16 ; Jn 13,20). Saint Marc le répétera un peu plus loin, selon une formulation un peu différente, avec une force plus grande encore : « Quiconque n’accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas » (Mc 10,15).
Face aux disciples qui ne savent pas comment suivre le Maître sur son chemin d’offrande de lui-même, Jésus propose une attitude simple, celle de l’enfance spirituelle. Dans sa déclaration où Il répète quatre fois le verbe accueillir, c’est le Christ qui est central : « celui qui m’accueille », une expression qui joue la fonction de pivot entre deux réalités. En premier lieu, plus qu’une doctrine compliquée d’ascension spirituelle, les disciples doivent simplement chercher les attitudes intérieures qui correspondent à l’enfance : la pauvreté, la confiance et l’abandon. C’est ce que signifie « accueillir un enfant comme celui-ci » : les attitudes opposées consistent à fermer son cœur et à mépriser les tout-petits, comme le feront bientôt explicitement les disciples (10,13). Alors c’est tout le Christ qui peut se révéler à la personne : non seulement le Maître puissant en œuvres et en paroles, mais surtout le Serviteur qui prend le chemin de la Croix pour sauver le monde. Ce mystère nous dépasse tous, certes, mais Jésus nous invite à le suivre avec la confiance d’un enfant qui s’abandonne à ses parents même s’il ne sait pas où ils vont.
Dans un deuxième temps, l’accueil du Christ doux et humble conduit à la révélation plénière de Dieu : « ce n’est pas moi qu’il accueille, mais celui qui m’a envoyé » (v.37). Comme toujours, Jésus renvoie à son Père et veut conduire à lui ses disciples : le chemin de la Croix débouche sur la Résurrection, œuvre du Père, et don de la vie en plénitude. Il reviendra à saint Jean de nous expliquer plus en détails cet accueil mutuel par la parabole de la vigne et des sarments (Jn 15) : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour » (Jn 15,9).
Et c’est le mystère de l’incarnation qui se trouve au centre de cette dynamique : nous accueillons le Christ parce qu’Il est venu à notre rencontre, et Il nous amène au Père car Il est son Fils… Sa « chair » se trouve au centre de tout : « le Verbe s’est fait chair… ». Saint Jean-Paul II nous offrait ainsi une application de cette page d’évangile :
« C’est dans la « chair » de tout homme que le Christ continue à se révéler et à entrer en communion avec nous, à tel point que le rejet de la vie de l’homme, sous ses diverses formes, est réellement le rejet du Christ. Telle est la vérité saisissante et en même temps exigeante que le Christ nous dévoile et que son Église redit inlassablement : “Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille” (Mt 18, 5) ; “En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait” (Mt 25, 40). » [1]
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