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Deux chemins se croisent et s’opposent dans l’évangile de ce jour : tandis que Jésus se prépare à un chemin qui descend au plus bas, les apôtres, par deux fois, rêvent de grandeur et de sommets.

Cette distance douloureuse entre le Christ et les disciples se répète aujourd’hui ; il suffit de considérer l’écart qui sépare nos préoccupations humaines de ce que devrait être la vraie vie de l’Église. Le Christ nous propose le même remède qu’aux disciples : l’enfance spirituelle, qui va permettre de le rejoindre dans le mystère de sa Croix et de sa résurrection.

Portrait du Christ enfant

Le petit enfant que Jésus place au milieu du groupe des apôtres pour les rappeler à une attitude d’humilité nous renvoie tous à notre enfance et à un esprit de simplicité, mais il constitue d’abord une évocation de Jésus lui-même : « Celui qui accueille un enfant, c’est moi qu’il accueille. »

Jésus se présente donc sous les traits d’un enfant, comme il se présente aussi sous ceux du pauvre (cf. Mt 25). Ces deux figures constituent un seul et même mystère, celui du dépouillement de Dieu. Jésus est simple, confiant, dépendant de l’amour de son Père …et du nôtre. Et le Père, en livrant son Fils qu’il aime plus que tout, est lui aussi dépouillé, pauvre, vulnérable: « Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais celui qui m’a envoyé. »

Tout au long de l’évangile, Jésus est celui qui demeure semblable à un enfant : dans son abaissement, dans son être-Fils.

En s’abaissant, tout d’abord : Jésus est celui qui, lumière née de la lumière, descend : dans la chair humaine, dans le sein de la Vierge, dans l’humble bourgade de Galilée, dans le Jourdain où affluent les pénitents, dans le désert où rôde le tentateur. Il est celui qui quitte la gloire du ciel pour se faire petit auprès des humbles, mais aussi des puissants dont il endure l’arrogance et la résistance intérieure. Il descend ensuite dans la vallée du Cédron, le jardin de Gethsémani et dans la nuit du tombeau avant d’être exalté. L’évangile de Marc se termine par l’Ascension.

Par opposition, les personnages qui cherchent à monter sont Hérode, Pilate, les scribes et pharisiens, la ville de Jérusalem avec son temple et ses dignitaires arrogants, avant de sombrer dans la destruction et l’oubli. Monter ou descendre, deux chemins possibles. Quel est le nôtre ?

La vie spirituelle est un chemin de dépouillement humain. Acceptons-nous d’être abaissés, de nous faire petits ? Pour le savoir, nous pouvons nous interroger sur notre manière de prendre les contrariétés et humiliations ordinaires, dans le travail, la vie sociale ; sur notre besoin de reconnaissance humaine ; sur la manière dont nous supportons que d’autres soient favorisés, préférés et cela surtout dans nos activités pastorales, où nous avons souvent du mal à être en service et défendons âprement notre place, nos méthodes et nos idées. Il est peut-être temps d’accepter de n’être rien pour que Dieu soit tout.

D’autre part, Jésus se fait enfant en se définissant comme Fils. C’est le Père qui affirme le premier cette filiation dans l’évangile de Marc, lorsque s’ouvrent les Cieux au-dessus du Jourdain : « tu es mon fils bien aimé ; en toi je trouve ma joie » (Mc 1,11).

Ce lien avec le Père est toute la raison d’être de Jésus, c’est aussi tout son agir car il renvoie en permanence vers lui. D’ordinaire, il est un âge où l’être humain cesse de se définir et d’agir en fonction de son père et pour lui plaire. Il prend son indépendance et devient son propre maître. C’est certainement ce que Jésus a fait avec sa propre famille humaine. On le voit avec l’épisode du recouvrement au Temple. Mais Jésus signifie précisément alors que cela lui est nécessaire pour vivre plus étroitement la relation avec son Père céleste. Une relation qui le pousse à adhérer parfaitement à la volonté du Père. L’obéissance de Jésus n’est pas celle de l’esclave craintif mais du Fils aimant et confiant qui s’offre ; elle le pousse à dire, selon un vocabulaire très enfantin : « Abba, Père » (Mc 14, 38).

Et nous ? Comme le Fils unique, nous sommes appelés à grandir toujours plus dans la dépendance au Père. Cette relation est-elle essentielle pour nous et détermine-t-elle toutes nos autres relations ? Conditionne-t-elle tous nos choix ou revendiquons-nous une large autonomie ? Sommes-nous, comme Jésus, dans l’émerveillement total face à l’œuvre et à l’amour du Père, désireux de ne plaire qu’à lui, recherchant sans cesse son regard comme un petit enfant celui de son père ?

La femme, exemple d’accueil humain et spirituel

Le texte de l’évangile nous présente l’accueil de l’enfant comme le chemin pour vivre l’enfance spirituelle à la suite de Jésus. Le Christ y répète quatre fois le verbe « accueillir », qui est central dans l’attitude spirituelle du chrétien : on « reçoit » l’évangile (2Cor 11,4) ; l’évangélisation est l’accueil de la Parole de Dieu, selon l’expression habituelle dans les Actes (Ac 8,14 ; 11,1 ; 17,11) ; il s’agit d’accueillir la grâce de Dieu : « nous vous exhortons encore à ne pas accueillir en vain la grâce de Dieu » (2Cor 6,1). Cette attitude réceptrice souligne la primauté de la grâce, puisque c’est Dieu qui œuvre dans le cœur des croyants, et la nécessité d’une ouverture sincère du cœur.

Nous trouvons dans tant de femmes, spécialement dans leur vocation à la maternité (naturelle et surnaturelle), des exemples merveilleux de ce cœur accueillant. Ces femmes modèlent en positif les sociétés, et peuvent nous inspirer dans notre chemin spirituel. Écoutons le pape Jean-Paul II décrire cette réalité si belle :

« La mère accueille et porte en elle un autre, elle lui permet de grandir en elle, lui donne la place qui lui revient en respectant son altérité. Ainsi, la femme perçoit et enseigne que les relations humaines sont authentiques si elles s’ouvrent à l’accueil de la personne de l’autre, reconnue et aimée pour la dignité qui résulte du fait d’être une personne et non pour d’autres facteurs comme l’utilité, la force, l’intelligence, la beauté, la santé. Telle est la contribution fondamentale que l’Église et l’humanité attendent des femmes. C’est un préalable indispensable à ce tournant culturel authentique. » [1]

Sur le plan spirituel, tout chrétien est appelé, comme Marie lors de l’Annonciation, à accueillir en lui et à laisser grandir celui qui se fait petit mais est plus grand que nous.

Sainte Thérèse de Lisieux est l’un des grands maîtres de l’enfance spirituelle. On trouve dans le texte suivant à la fois le souci maternel de nourrir ses enfants, et l’attitude d’enfance qui s’en remet à Dieu : une grande source d’inspiration pour qui a charge d’âmes…

« Lorsqu’il me fut donné de pénétrer dans le sanctuaire des âmes [en étant maître des novices], je vis tout de suite que la tâche était au-dessus de mes forces, alors je me suis mise dans les bras du bon Dieu, comme un petit enfant et cachant ma figure dans ses cheveux, je lui ai dit : Seigneur, je suis trop petite pour nourrir vos enfants ; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main et sans quitter vos bras, sans détourner la tête, je donnerai vos trésors à l’âme qui viendra me demander sa nourriture. Si elle la trouve à son goût, je saurai que ce n’est pas à moi, mais à vous qu’elle la doit ; au contraire, si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous et me garderai bien d’en chercher une autre pour elle. » [2]

La prière, chemin de l’enfance spirituelle

Cette attitude d’enfance spirituelle, c’est par excellence dans la prière que nous sommes appelés à la recevoir. Si nous sommes habitués à prier avec des formules, ce qui est déjà bien, il est important que nous ayons aussi des moments de dialogue improvisé avec Dieu, et surtout de silence, pour être tout simplement et uniquement avec lui, comme un enfant dans les bras de son père ou sa mère. Recherchons ces moments où nous pouvons simplement dire au Seigneur : « je suis pauvre, je n’y arrive pas, je m’en remets à toi » ; ou bien : « je suis joyeux, je sais que tout cela vient de toi, je te remercie » ; ou encore : « reste avec moi, je ne comprends pas mais j’accepte, éclaire-moi, aide-moi ».

Le Catéchisme donne ainsi une définition de la prière qui nous illumine :

« L’oraison est la prière de l’enfant de Dieu, du pécheur pardonné qui consent à accueillir l’amour dont il est aimé et qui veut y répondre en aimant plus encore (cf. Lc 7, 36-50 ; 19, 1-10). Mais il sait que son amour en retour est celui que l’Esprit répand dans son cœur, car tout est grâce de la part de Dieu. L’oraison est la remise humble et pauvre à la volonté aimante du Père en union de plus en plus profonde à son Fils bien-aimé.» [3]

Cette prière est œuvre de l’Esprit Saint, auquel il faut tout remettre. Elle implique une certaine mort, à nous-mêmes et à la vie naturelle, pour que l’Esprit puisse agir en plénitude. L’école française de spiritualité insiste ainsi sur la « destruction » de ce qui vient de nous pour laisser la place à ce qui est de Dieu. Sous la plume de Monsieur Olier :

« Il faut ensuite demander avec instance au Saint-Esprit qu’il lui plaise d’anéantir en nous tout ce qui s’oppose à ses opérations en nous et tout ce qui l’empêche d’opérer par nous-mêmes et faire voir l’intérieur de Dieu caché en lui, qu’il veut manifester par nous pour son amour et pour sa gloire. Il le faut prier qu’il n’épargne rien pour cela, et que nous nous abandonnions à lui, à sa puissance et sa vertu infinie, afin qu’il opère dans nous ce qu’il lui plaît, et qu’il détruise tout selon son bon plaisir. Il le faut prier qu’il fasse de nous une hostie de mort, qu’il sacrifie en nous et qu’il détruise, soit par lui dans sa sainteté, soit aussi par la croix, ce qu’il voit qui lui sert d’empêchement et d’obstacle à ses opérations divines, lui témoignant que nous sommes contents dès à présent de la mort et du sacrifice qu’il médite en nous. Qu’il introduise sa vie divine en nous, et nous consomme en son feu et son amour divin qui contient en soi et fait paraître toutes ses perfections. » [4]

L’enfance spirituelle pour rejoindre le Christ dans sa Pâque

« Celui qui accueille un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille ».

Accueillir le Christ, cela peut nous sembler très naturel, à nous qui cherchons sincèrement à le suivre. Il apporte joie et libération et illumine nos vies. Ce n’est pourtant pas toujours si simple. Accueillir le Christ, c’est bien sûr accueillir l’ange de l’Annonciation et la crèche, mais c’est aussi accueillir la Croix. Marie l’a vécu la première. À nous aussi il est demandé d’accueillir le Christ angoissé à Gethsémani, le Christ outragé, défiguré, écrasé sous le poids de la Croix, supplicié sur le bois, puis finalement ressuscité. Mesurons-nous la portée de ces mots ?

Voici ce que François de Sales écrivait, sans ménagement, à Jeanne de Chantal :

« Vous voulez bien avoir une croix, mais vous voulez avoir le choix ; vous la voudriez commune, corporelle et de telle ou telle sorte. Et qu’est-ce cela, ma Fille très aimée ? Ah non, je désire que votre croix et la mienne soient entièrement croix de Jésus-Christ [Jn 19,25], et quant à l’imposition de celle-ci et quant au choix. Le bon Dieu sait bien ce qu’il fait et pourquoi ; c’est pour notre bien sans doute. Notre Seigneur donna le choix à David de la verge par laquelle il serait affligé [cf. 2S 24,12] ; et, Dieu soit béni, mais il me semble que je n’eusse pas choisi, j’eusse laissé faire tout à sa divine Majesté. Plus une croix est de Dieu, plus nous la devons aimer. » [5]

C’est la prière, une fois de plus, qui nous rend capable d’accueillir le mystère de Pâques dans nos vies et dans celle des autres, sans en être scandalisés. Nous trouvons de nouveau dans le Catéchisme :

« L’oraison est écoute de la Parole de Dieu. Loin d’être passive, cette écoute est l’obéissance de la foi, accueil inconditionnel du serviteur et adhésion aimante de l’enfant. Elle participe au « oui » du Fils devenu Serviteur et au « fiat » de son humble servante. L’oraison est silence, ce « symbole du monde qui vient » (S. Isaac de Ninive) ou « silencieux amour » (S. Jean de la Croix). Les paroles dans l’oraison ne sont pas des discours mais des brindilles qui alimentent le feu de l’amour. C’est dans ce silence, insupportable à l’homme « extérieur », que le Père nous dit son Verbe incarné, souffrant, mort et ressuscité, et que l’Esprit filial nous fait participer à la prière de Jésus. » [6]

Nous pouvons conclure notre méditation par cette belle prière d’abandon de Madame Elisabeth (sœur de Louis XVI), dont la cause de béatification vient d’être ouverte :

« Que m’arrivera-t-il aujourd’hui, ô mon Dieu, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne m’arrivera rien que vous ne l’ayez prévu de toute éternité. Cela me suffit, ô mon Dieu, pour être tranquille. J’adore vos Desseins éternels, je m’y soumets de tout mon cœur. Je veux tout, j’accepte tout, je vous fais un sacrifice de tout ; j’unis ce sacrifice à celui de votre cher Fils, mon Sauveur, vous demandant, par son Sacré-Cœur et par ses mérites infinis, la patience dans mes maux et la parfaite soumission qui vous est due pour tout ce que vous voudrez et permettrez. Ainsi soit-il. » [7]


[1] Saint Jean-Paul II, Evangelium Vitae, nº99.

[2] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Manuscrit C, 22vº.

[3] Catéchisme, nº2712.

[4] Jean-Jacques Olier, L’âme cristal – Des attributs divins en nous, Seuil 2008, p.85.

[5] Saint François de Sales, lettre à sainte Jeanne de Chantal du 21 novembre 1604, DDB 2016, p. 93-94.

[6] Catéchisme, nº2716-7.


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