Comme Pierre et les apôtres, notre foi oscille entre deux pôles : reconnaissance de la suprématie du Maître – il est toute notre vie – et difficile acceptation de la Croix. Si souvent, nous souhaiterions suivre Jésus sans souffrir ; à la limite, nous acceptons, dans la foi, qu’il nous sauve par la Croix, mais nous avons du mal à accepter nos propres croix.
Voici ce que nous en dit le Catéchisme :
« La première annonce de l’Eucharistie a divisé les disciples, tout comme l’annonce de la Passion les a scandalisés : » Ce langage-là est trop fort ! Qui peut l’écouter ? » (Jn 6, 60). L’Eucharistie et la croix sont des pierres d’achoppement. C’est le même mystère, et il ne cesse d’être occasion de division. « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6, 67) : c ette question du Seigneur retentit à travers les âges, invitation de son amour à découvrir que c’est l ui seul qui a « les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68) et qu’accueillir dans la foi le don de son Eucharistie, c’est l’accueillir l ui-même. » [1]
Scandale pour les Juifs, folie pour les païens
La souffrance est un mal, elle est liée à la chute et au péché présent dans le monde. La mort, qui en est le sommet, est « entrée dans le monde par la jalousie du diable » (Sg 1, 13). C’est très instinctivement que nous la repoussons pour les autres et pour nous-mêmes, comme le fait Pierre aujourd’hui, comme il le fera au soir de l’arrestation du Christ, car il a peur et ne veut pas souffrir. Nous sommes créés pour la vie et pour la joie. Dieu ne nous demande pas d’aimer la souffrance et la mort. Jésus a pleuré devant le tombeau de Lazare et a consacré une bonne partie de son ministère à soulager toutes les misères qui ont croisé sa route. Sa nature humaine lui a fait verser des gouttes de sang à Gethsémani, il a souhaité que la Croix lui soit épargnée et s’est senti abandonné sur la Croix.
Pourtant, la souffrance est un mystère que Dieu nous demande, de manière très exigeante, d’accepter.
Ce n’est bien sûr pas dans l’air du temps. Contrairement à d’autres époques où la souffrance était redoutée mais accompagnée, elle est aujourd’hui niée ou éloignée par tous les moyens : mise à l’écart des pauvres et des personnes faibles, handicapées, malades ou âgées dont la vue pèse à nos sociétés, ce que le pape François appelle la culture du rebut. Cela conduit à compartimenter et isoler les hommes et à organiser les fins de vie de manière prématurée et rapide pour éviter à la société, sous couvert de charité, d’avoir à y faire face. Une telle approche n’est pas celle que nous propose l’Évangile. Elle est d’ailleurs vouée à l’impasse car un jour ou l’autre la souffrance rejoint l’homme. Elle est la route de tout homme.
Croix du Christ
Ce que Jésus vient assumer c’est le prix du mal et du péché présent dans le monde depuis le début jusqu’à la fin des temps. Il prend sur lui ce poids colossal pour que nous en soyons pour toujours déchargés. C’est la raison profonde de sa mission et c’est pourquoi il rabroue Pierre qui cherche à l’en détourner. Dans une lettre apostolique intitulée Salvifici Doloris (1984), Jean-Paul II écrivait :
« Le Christ, sans qu’il ait commis aucune faute, s’est chargé du mal total du péché. L’expérience de ce mal a déterminé la mesure incomparable de la souffrance du Christ qui est devenue le prix de la Rédemption . » [2]
C’est précisément le signe de l’amour parfait, l’amour divin, que de donner sa vie totalement, jusqu’au bout de soi-même. Chez Marc il y a donc une progression logique dans la découverte du mystère du Christ : Jésus est le Messie, le Sauveur attendu (1, profession de Pierre) ; le salut de Dieu est amour porté à son sommet, la Croix (2, annonce de la Passion) ; cet amour absolu révèle la nature de celui qui l’éprouve, Jésus est le Fils de Dieu (3, Transfiguration)
Voici ce que disait le cardinal Ratzinger, lors d’une conférence sur la nouvelle évangélisation :
« Dans les reconstructions du « Jésus historique », le thème de la croix est en général dépourvu de signification. Selon une interprétation « bourgeoise », c’est un incident en soi évitable, sans valeur théologique ; selon une interprétation révolutionnaire, c’est la mort héroïque d’un rebelle. La vérité est tout autre. La croix appartient au mystère divin – elle est l’expression de son amour jusqu’à la fin (Jn 13, 1). Suivre le Christ est participer à sa croix, s’unir à son amour, transformer notre vie, en donnant naissance à l’homme nouveau, créé selon Dieu (cf. Ep 4, 24). Celui qui oublie la croix oublie l’essence du christianisme (cf. 1 Co 2, 2). » [3]
Prendre sa Croix derrière le Christ
Jésus nous invite à prendre notre croix à sa suite. Une parole très difficile, c’est vrai, mais qui mérite d’être creusée car sa portée est plus large qu’il n’y paraît à première vue.
Tout d’abord, ce n’est pas seuls que nous sommes invités à prendre notre croix, mais derrière Jésus qui nous précède en toute chose et qui est par excellence celui qui a connu, par amour pour nous, l’extrême absolu de la souffrance. Même celui qui l’ignore est, dans sa souffrance, accompagné par le Christ. En acceptant la Croix, Jésus a transformé la souffrance, il y répandu sa lumière pour en faire un chemin de vie. Dans Salvifici Doloris, le Pape Jean-Paul II expliquait :
« On peut dire que l’ É criture s’est accomplie, que sont définitivement réalisées les paroles du chant du serviteur souffrant. La souffrance humaine a atteint son sommet dans la Passion du Christ. Et, simultanément, elle a revêtu une dimension complètement nouvelle et est entrée dans un ordre nouveau : elle a été liée à l’amour, à l’amour dont le Christ parlait à Nicodème, à l’amour qui crée le bien, en le tirant même du mal, en le tirant au moyen de la souffrance, de même que le bien suprême de la Rédemption a été tirée de la Croix du Christ et trouve continuellement en elle son point de départ. » [4]
Participation à la Rédemption
Si Jésus nous invite à prendre notre Croix, ce n’est pas par cruauté ni pour que nous réparions nos torts. Cela, il le fait pour nous. Mais lorsque la Croix nous frappe, nous sommes unis de manière très particulière à lui et devenons participants de la rédemption. Jamais Dieu n’est plus proche que lorsque nous souffrons. Elisabeth de la Trinité nous montre le chemin :
« L’âme qui veut servir Dieu nuit et jour en son temple, j’entends ce sanctuaire intérieur dont parle saint Paul quand il dit : « Le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple » (1Co 3,17), cette âme doit être résolue de communier effectivement à la passion de son Maître. C’est une rachetée qui doit racheter d’autres âmes à son tour, et pour cela elle chantera sur sa lyre : « Je me glorifie dans la Croix de Jésus-Christ… Avec Jésus-Christ je suis clouée à la Croix » (cf. Ga 6,14 ; 2,19). Et encore : « Je souffre en mon corps ce qui manque à la passion du Christ, pour son corps qui est l’ É glise. » (cf. Col 1,24) « La reine s’est tenue à votre droite » (Ps 44,11) : telle est l’attitude de cette âme ; elle marche sur la route du Calvaire à la droite de son Roi crucifié, anéanti, humilié, et pourtant toujours si fort, si calme, si plein de majesté, allant à sa passion pour « faire éclater la gloire de sa grâce », selon l’expression si forte de saint Paul (Ep 1,6). Il veut associer son épouse à son œuvre de rédemption, et cette voie douloureuse où elle marche, lui apparaît comme la route de la Béatitude : non seulement parce qu’elle y conduit, mais encore parce que le Maître saint lui fait comprendre qu’elle doit dépasser ce qu’il y a d’amer dans la souffrance pour y trouver, comme l ui, son repos. » [5]
Jean-Paul II, toujours dans la Salvifici Doloris, nous en donne l’explication théologique :
« Le Christ a opéré la Rédemption entièrement et jusqu’à la fin ; mais en même temps, il n’y a pas mis un terme : dans la souffrance rédemptrice, par laquelle s’est opérée la Rédemption du monde, le Christ s’est ouvert dès le début, et il s’ouvre constamment, à toute souffrance humaine. Oui, cela semble faire partie de l’essence même de la souffrance rédemptrice du Christ de tendre à être sans cesse complétée. » [6]
C’est à ce titre que les personnes qui souffrent, pauvres, migrants, orphelins, malades, méritent non seulement notre amour mais un respect particulier car elles sont configurées au Christ et à l’amour crucifié. Notre époque moderne se trompe totalement lorsqu’elle considère que la souffrance et la maladie ôtent à l’homme sa dignité. C’est tout l’inverse qui se produit. L’homme marqué par la souffrance acquiert la dignité immense du Dieu qui est mort pour lui afin de l’attirer pour toujours à la vie.
Quelle est mon attitude à l’égard de ceux qui souffrent autour de moi ? Les ai-je bien identifiés ? Si oui, est-ce que je les entoure de ma tendresse et de la tendresse de Dieu ? Est-ce que je participe aux souffrances du monde au risque de sentir une certaine tristesse et vulnérabilité ? Souvenons-nous : j’avais faim, j’avais soif, j’étais un étranger, j’étais nu, j’étais malade, j’étais en prison…
Résurrection
La Croix n’est pas un but ultime mais un passage. Cela vaut pour la mort mais aussi pour toute souffrance qui nous retire ce que nous avons bâti ou ce qui nous tient à cœur : facultés intellectuelles, travail, projets, santé, proches, patrie. Dieu qui n’oublie aucune souffrance, se porte garant de réparer toute injustice, de guérir toute blessure. Le grand drame du monde moderne est de penser que la Croix a le dernier mot et c’est pour cela qu’il ne peut ni l’accepter ni l’accompagner.
Tout vendredi Saint, si cruel soit-il, débouche nécessairement sur un matin de Pâque, même s’il faut parfois l’attendre longtemps et douloureusement. C’est pourquoi Jésus n’annonce jamais la Croix sans annoncer aussi la Résurrection. Et les témoins de la Passion, même s’ils ont été peu glorieux comme Pierre et les autres apôtres, sont aussi ceux de la Résurrection.
« Il commence à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite » (v 31).
L’union de l’homme aux souffrances du Christ peut sembler scandaleuse. Elle est parfois insupportable et Dieu accueille le cri de révolte de l’homme souffrant avec celui de son fils en croix ; mais elle n’est jamais le dernier mot. Ce qui est dernier c’est l’union au Christ ressuscité dans la béatitude éternelle. Il faut oser le redire à celui qui souffre.
Nous pourrons conclure notre méditation avec cette prière composée par le cardinal Ratzinger, en 2005, pour le Chemin de Croix au Colisée :
« Seigneur Jésus-Christ, pour nous, tu as accepté de devenir comme le grain de blé qui tombe en terre et qui meurt pour donner beaucoup de fruit. Tu nous invites à te suivre par ce chemin quand tu dis : celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s’en détache en ce monde, la garde pour la vie éternelle. Nous, cependant, nous sommes attachés à notre vie. Nous ne voulons pas l’abandonner mais la garder totalement pour nous-mêmes. Nous voulons la posséder, non l’offrir. Mais tu nous précèdes et tu nous montres que ce n’est qu’en donnant notre vie que nous pouvons la sauver (…). La Croix, l’offrande de nous-mêmes, nous pèse beaucoup. Mais sur ton chemin de croix tu as porté aussi ma croix et tu ne l’as pas porté en un quelconque moment du passé, car ton amour est contemporain à mon existence. Tu la portes aujourd’hui avec moi et pour moi, d’une manière admirable ; tu veux que moi aussi, aujourd’hui, comme jadis Simon de Cyrène, je t’aide à porter ta croix et, t’accompagnant, je me mette avec toi au service de la rédemption du monde. (…) Aide-nous pour que nous marchions totalement ouverts et offerts sur ce chemin de croix et que nous demeurions à jamais sur ton chemin. Libère-nous de la peur la croix, de la peur face à la dérision des autres, de la peur que notre vie puisse nous échapper si nous ne saisissons pas tout ce qu’elle offre. (…) En t’accompagnant sur le chemin du grain de blé, aide-nous à trouver, en perdant notre vie, le chemin de l’amour qui nous procure véritablement la vie, la vie en abondance. Amen. » [7]
[2] Jean-Paul II, Salvifici Doloris, nº18.
[3] Cardinal Ratzinger, conférence du 10 décembre 2000 sur la Nouvelle Evangélisation, disponible ici
[4] Jean-Paul II, Salvifici Doloris, nº18.
[5] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.164-5.
[6] Jean-Paul II, Salvifici Doloris, nº18.
[7] Cardinal Ratzinger, Prière initiale pour le chemin de Croix au Colisée en 2005.