Notre itinéraire en cinq étapes sur l’Eucharistie, dans l’évangile de Jean, vient de s’achever. Nous reprenons notre lecture suivie de l’évangile de Marc (année B), après que Jésus a multiplié les pains et marché sur les eaux (Mc 6). L’attitude hostile des autorités religieuses lors du discours du Pain de vie (Jn 6) se retrouve dans le passage évangélique de cette semaine où la polémique porte sur les traditions pharisaïques (Mc 7). Une phrase de Jésus en résume toute la gravité : « Vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes » (v.8).
L’opposition n’est donc pas entre la Loi et l’Évangile, comme une lecture superficielle pourrait le laisser penser, mais entre deux attitudes : la première est positive, et consiste à pratiquer la Loi avec un cœur fidèle, ce qui conduit naturellement à accueillir l’Évangile comme un aboutissement ; c’est celle de nombreux Juifs face au Christ, et notamment les Apôtres. La seconde attitude, celle des « scribes et pharisiens », tend à absolutiser des traditions humaines, sans lien avec l’amour dû à Dieu et au prochain, en faussant le vrai esprit de la Loi ; elle conduit à rejeter la nouveauté de l’Évangile. C’est pourquoi la première lecture nous montre la grandeur de la Loi de Moïse (Dt 4) ; c’est cette loi que Jésus « n’est pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17).
La première lecture : Moïse remet la Loi au peuple (Dt 4)
Le livre du Deutéronome est structuré autour de quatre grands Discours de Moïse. Le passage d’aujourd’hui se situe à la fin du premier discours (Dt 1,6-4,40). Après l’invitation à recevoir la terre promise (vv.6-8), Moïse a rappelé plusieurs épisodes consécutifs à l’Exode (l’incrédulité du peuple, ses conquêtes, ses infidélités…) puis il pose un regard global sur la Loi : c’est le texte que nous lisons ce dimanche, qui exprime bien comment l’on doit considérer ce don du Seigneur (4,1-8). Ce premier Discours se termine par le récit de la révélation à l’Horeb (mont Sinaï). Le deuxième Discours comprend notamment le Décalogue (Dt 5) et le « Shema Israël » (Dt 6) ; il faudra attendre le troisième Discours (chap. 12–26) pour connaître tous les « décrets et ordonnances » de cette Loi, si importante pour le peuple d’Israël.
Moïse n’est pas encore entré dans le détail des prescriptions juridiques qui découlent du Décalogue, mais exhorte le peuple à la fidélité et ses paroles se situent au niveau des motivations profondes, dont nous pouvons discerner quelques caractéristiques.
Commençons par le terme « Loi » qui traduit « תורה, tôrah » : « cette Loi que je vous donne aujourd’hui » (v.8). Étymologiquement, le terme signifie plutôt « instruction, enseignement » ; cet aspect est souligné dans ce passage où Moïse affirme plusieurs fois « enseigner » la Torah au peuple. La Torah est d’abord une sagesse reçue de Dieu et enseignée par Moïse et ses successeurs. L’aspect juridique est certes très présent dans le texte, à travers l’expression typique du Deutéronome, « les décrets et les ordonnances », qui désigne tous les points d’application de la Torah ; mais il semble que ce fut une évolution postérieure qui ait identifié la Torah à une Loi au sens moderne du terme : par exemple, lors de la réforme religieuse d’Esdras (cf. Esd 7), la Torah fut adoptée comme « constitution » pour le rétablissement de l’État. Puis les traducteurs juifs à Alexandrie (LXX) ont adopté le terme de « νομος, nomos, loi » pour traduire Torah. On a ainsi perdu de vue l’aspect sapientiel que notre texte rappelle pourtant avec force : « ils seront votre sagesse et votre intelligence aux yeux de tous les peuples » (v.6).
Par ailleurs, la Torah n’est pas d’abord une tutelle juridique : c’est avant tout un chemin de libération morale et spirituelle pour acquérir la vie en plénitude, sur la terre promise, dans la continuité de la libération physique de l’esclavage : « Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur » (v.1).
La Torah n’est pas l’émanation arbitraire d’un dieu qui se courrouce si sa volonté n’est pas accomplie, elle est plutôt un « mode d’emploi » pour la purification de l’homme, offert par le Créateur à ses enfants fragiles et marqués par le péché, qui leur permettra de grandir dans la liberté et de rejoindre son amour. Elle est bien adaptée à une étape de la croissance de ce peuple dans la foi, et donc marquée par de nombreux aspects culturels et transitoires.
Il s’agit, enfin, d’un don gratuit : « cette Loi que je vous donne aujourd’hui » (v.8). Ce petit peuple n’a aucun mérite par rapport aux autres nations, et pourtant le Seigneur l’a distingué pour lui donner la Torah, qui provoquera l’admiration des nations et commencera à les attirer vers le Dieu unique. Israël devra grandir dans cette attitude humble de réception d’un Don qui le dépasse. Terre et Loi sont des présents faits par le Seigneur par amour et sans mérite préalable.
Moïse interdit « d’ajouter ou d’enlever » aucun élément (v.2), non pas parce que la Loi serait une idole sacrée qui écraserait l’homme et exigerait la minutie pour ne pas être foudroyé par la Justice, mais parce que l’homme doit reconnaître sa pauvreté, et sentir dans son cœur que la sainteté de la Loi le dépasse. Dieu seul établit la mesure du bien et du mal ; lui seul connaît vraiment les voies du cœur humain ; lui seul sait comment amener l’homme à devenir meilleur et digne de l’alliance avec Dieu. En retranchant à la Torah, l’homme risque de se retrouver sur un chemin de mort car trop peu exigeant ; en ajoutant, il risque l’écrasement et le desséchement du cœur qui sépare de Dieu. On le voit bien dans l’évangile du jour.
C’est pourquoi les Prophètes ont eux aussi compris la Loi comme un don invitant à marcher sur un chemin d’humilité qui conduit à la vie en évitant le mal. Sophonie proclame par exemple :
« Je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste, et c’est dans le nom du Seigneur que cherchera refuge le reste d’Israël. Ils ne commettront plus d’iniquité, ils ne diront plus de mensonge ; on ne trouvera plus dans leur bouche de langue trompeuse. Mais ils pourront paître et se reposer sans que personne les inquiète » (So 3,12-13).
Le Psaume de la messe du jour (Ps 15) indique quel est le fruit produit par une bonne pratique de la Torah : face au problème de l’indignité de tout homme (Seigneur, qui séjournera sous ta tente ?) se dresse l’homme droit, qui se conduit parfaitement : la vie reçue de Dieu à travers la Torah est résumée par le concept de « justice ». Le psalmiste souligne, en particulier la pureté de son langage (il met un frein à sa langue ; il ne reprend pas sa parole), une qualité à rattacher au 8e commandement (tu ne feras pas de faux serment) liée à la pureté de son cœur : « il dit la vérité selon son cœur ». Pour le chrétien, cet homme juste, épris de vérité et qui se conduit parfaitement, c’est le Christ, seul digne d’habiter sous la tente du Seigneur. Dans l’évangile, Jésus, à l’inverse, dénoncera vigoureusement l’injustice sous toutes ses formes : « diffamation, orgueil et démesure… » (Mc 7,23).
L’évangile : la Tradition des hommes ou la Loi de Dieu (Mc 7) ?
Lorsque Jésus commence sa vie publique, Il est immédiatement confronté à d’autres attitudes. Le judaïsme de son époque était très diversifié et de nombreux courants religieux cohabitaient en Palestine, à l’intérieur du peuple d’Israël, dans une tension qu’illustre par exemple l’épisode de Paul face au Sanhédrin, divisé entre Pharisiens et Sadducéens (Ac 23).
Les premiers chapitres de Marc ont déjà traité de différents commandements de la Loi. En particulier le précepte du Sabbat (3e), car on reproche à Jésus de prendre des libertés dans son application : « Pourquoi tes disciples font-ils le jour du sabbat ce qui n’est pas permis ? » (Mc 2,24). L’autorité de Jésus, considéré par les scribes comme un homme ordinaire, pose aussi un problème au regard du premier commandement : « Comment celui-là parle-t-il ainsi ? Il blasphème ! Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ? » (2,7). En opposition à cette apparente légèreté dans l’application de la Loi, l’évangéliste endosse l’intransigeance de Jean-Baptiste face à Hérode, à propos du 6e commandement : « Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère ! » (Mc 6,18). En revanche, l’attitude conciliante de Jésus à l’égard des publicains, choque la conception traditionnelle du 7e précepte (le vol) : « Quoi ? il mange avec les publicains et les pécheurs ? » (2,16).
Dans le passage que nous lisons ce dimanche (Mc 7), la liturgie a supprimé, faute de place, une polémique sur le 4e commandement à propos des « offrandes sacrées : les Pharisiens s’autorisaient à ne pas secourir leurs parents dans la nécessité (Mc 7,9-13), pourvu que les revenus qui leur auraient permis de le faire soient destinés à des offrandes sacrées (qorban). Tous les commandements de la Torah sont donc évoqués dans ces chapitres.
La polémique de ce dimanche ne porte pas directement sur tel ou tel point de la Loi écrite, mais sur les « traditions des anciens » : on désignait sous ce vocable des pratiques religieuses orales qui se transmettaient de génération en génération et qui avaient comme finalité d’aider le Juif pieux à respecter la Loi. Les Pharisiens, à l’époque de Jésus, commençaient ainsi à former la doctrine de la « double tradition » qui deviendra normative dans le judaïsme rabbinique (après la destruction du Temple). Elle consiste à affirmer que Dieu a donné à Moïse, sur le Sinaï, non seulement la Loi dont l’expression est le Pentateuque (tradition écrite), mais aussi une série d’instructions pratiques pour savoir comment appliquer cette Loi (tradition orale). Par exemple, la Loi écrite interdit de travailler le jour du Sabbat, mais la tradition orale permet de savoir comment déterminer le moment exact du début du Sabbat…
Saint Marc fait clairement la distinction : il n’incrimine pas la Loi en tant que telle, mais la « Tradition » : « par attachement à la tradition des anciens » (v.3) ; « attachés par tradition à beaucoup d’autres pratiques » (v.4). L’exemple choisi est celui des ablutions rituelles précédant les repas : elles étaient extrêmement codifiées (mouvement des bras, position des mains, nécessité de faire couler l’eau par les poignets etc…), et n’avaient pas de lien direct avec l’application de la Loi. C’est pourtant ce détail que les Pharisiens choisissent de mettre en exergue pour laisser entendre que Jésus et ses disciples ne sont pas de bons Juifs.
Le reproche des Pharisiens est limpide : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas avec des mains impures ! » (v.5). Venus porter un jugement sur ce prédicateur et magicien gênant, qui fait trop parler de lui, ils ont trouvé son point faible : ses disciples ne sont pas impeccables. Devant la grandeur du mystère du Christ, ils sont tellement aveuglés qu’ils ne peuvent discuter que sur des traditions très secondaires. Autant se trouver face au Mont Blanc et se limiter à observer la peinture du bureau de poste… Aveuglement coupable, car il manifeste l’étroitesse de leur cœur.
La réponse du Christ est d’une force impressionnante. Selon la coutume juive, il invoque deux témoins : Isaïe et Moise. Il commence par reprendre la dénonciation prophétique de l’hypocrisie en citant Isaïe (Is 29,13), une citation qui a un double rôle : nommer le péché par son nom en citant l’Ecriture pour donner à son discours toute sa force ; inscrire son ministère dans celui des Prophètes, ce qui légitime l’argumentation qui va suivre. Ils en appellent à la Tradition ? La tradition elle-même, dans les livres prophétiques, comporte la critique d’une certaine pratique purement extérieure de la Loi, et les prophètes ne cessent de rappeler le peuple à l’esprit de la Loi plutôt qu’à la lettre : les Pharisiens sont pris à leur propre piège.
Dans un second temps, Jésus décrit l’erreur morale de ses interlocuteurs et rappelle la primauté de la Loi de Moïse : les traditions humaines, si elles aident à pratiquer la Loi selon l’esprit de la Loi, sont bonnes ; mais très souvent, la fermeture du cœur conduit à se fixer sur la règle humaine et non sur la Loi divine qui la motivait à l’origine, ce qui la neutralise. L’homme, du fait de son orgueil, est alors surtout attaché à son propre règlement et non plus à Dieu. Jésus le répète trois fois dans le passage : « vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes » (v.8.9.13). Jésus en donne un exemple concret (omis par la liturgie de ce jour) : la tradition sur les offrandes sacrées qui permet, pour conserver ses propres revenus, de ne pas secourir les parents dans le besoin, en flagrante violation du 4e commandement. Ils méritent bien leur qualification d’hypocrites (v.6) puisqu’ils cherchent à se présenter comme pieux pour mieux s’affranchir de la volonté de Dieu.
Enfin, le Christ va au bout du raisonnement et en profite pour enseigner ses disciples. On lui a fait le reproche d’impureté extérieure ? Il nous dévoile ce qu’est la vraie impureté : une perversion du cœur manifestée par des actes moralement mauvais. Or, Dieu est amour, et c’est précisément le cœur humain que Jésus veut réformer pour qu’il devienne digne de l’amour de Dieu. Car les actes peuvent être irréprochables et le cœur mauvais ; l’homme reste alors loin de Dieu. Chez Matthieu, Jésus utilise une image terrible, celle de tombeaux passés à la chaux : « vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors mais qui, au-dedans, sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte d’ordures » (Mt 23, 27).
Nous sommes tellement habitués à cet enseignement que nous ne percevons plus sa nouveauté radicale pour l’époque, et combien les disciples avaient de la difficulté à le comprendre : « Quand il fut entré dans la maison, à l’écart de la foule, ses disciples l’interrogeaient sur la parabole » (v.17). Tout leur univers religieux était structuré par cette notion de pureté extérieure, voulue par la Loi : interdiction de manger des aliments impurs (Lv 11) ; de toucher une chose impure (Lv 5) ; de pénétrer dans un lieu saint en état d’impureté (Lv 16) ; problèmes d’impureté liés aux infections de la peau (Lv 13), etc. L’évangéliste note ainsi cette nouveauté que saint Paul défendra vigoureusement contre les traditions maintenues par Jacques et Pierre (cf. Gal 2) : « Ainsi, Jésus déclarait purs tous les aliments » (v.19).
Pour aider ses auditeurs à approfondir ce point très important, Jésus utilise une opposition très simple, à la portée de tous, entre « l’extérieur » et « l’intérieur » : « ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui // ce qui sort de l’homme » (v.15) ; « du dedans, du cœur des hommes » (v.20). Cela lui permet d’inviter les disciples à une profonde introspection, pour découvrir le monde caché du cœur humain. L’attention est ainsi détournée des pratiques extérieures pour découvrir les vices intérieurs, qui infestent l’âme humaine… Conclusion : « ce mal vient du dedans et rend l’homme impur » (v.23).
Jésus dresse une liste de ces vices, tant charnels (inconduites, adultères, débauche) que sociaux (vols, meurtres, fraude, diffamation) et spirituels (méchancetés, cupidités, envie, orgueil, démesure). Cette description impressionnante des misères humaines élargit et explicite ce que la Loi cherchait à contenir ; elle est le triste spectacle que Dieu, présent dans la conscience, doit supporter lorsque son regard se tourne vers sa créature préférée, faite pour le bien. On perçoit toute l’indignation du Créateur derrière les paroles du Christ.
Les différentes lectures nous montrent ainsi le déploiement de la pédagogie divine : La Loi (Dt 4) avait un rôle de tuteur pour introduire progressivement l’homme aux éléments structurants de la vie morale, comme les notions de bien et de mal, de jugement et de rétribution. Les règlements, puis les traditions avaient été inventées pour y aider au quotidien, mais elles risquaient de devenir mortifères en devenant plus importantes que la Loi. Or elles devaient conduire à une sagesse profonde, et non au légalisme des Pharisiens. La Torah est à recevoir comme un don gratuit de Dieu, et non comme un instrument pour asservir l’homme à un système religieux : « les présents les meilleurs, les dons parfaits, proviennent tous d’en haut, ils descendent d’auprès du Père des lumières » (Jc 1, en deuxième lecture). Ce Père a envoyé son Fils, le Christ, pour nous faire franchir une nouvelle étape : l’évangile de cette semaine permet de diagnostiquer la source du mal ; par la Passion et la Résurrection, un remède puissant nous sera offert, celui de la vie dans le Christ. C’est ainsi que le Catéchisme nous offre en synthèse une appréciation positive, mais limitée, de la Loi mosaïque :
« Selon la tradition chrétienne, la Loi sainte (cf. Rm 7, 12), spirituelle (cf. Rm 7, 14) et bonne (cf. Rm 7, 16) est encore imparfaite. Comme un pédagogue (cf. Ga 3, 24) elle montre ce qu’il faut faire, mais ne donne pas de soi la force, la grâce de l’Esprit pour l’accomplir. A cause du péché qu’elle ne peut enlever, elle reste une loi de servitude. Selon saint Paul, elle a notamment pour fonction de dénoncer et de manifester le péché qui forme une « loi de concupiscence » (Rm 7, 20) dans le cœur de l’homme. Cependant la Loi demeure la première étape sur le chemin du Royaume. Elle prépare et dispose le peuple élu et chaque chrétien à la conversion et à la foi dans le Dieu Sauveur. Elle procure un enseignement qui subsiste pour toujours, comme la Parole de Dieu. » (Catéchisme, nº1963)
=> Lire la méditation
Sacré-Cœur de Jésus