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Méditation : l’Eucharistie, entre le Cœur de Jésus et le nôtre

Le chapitre 6 de saint Jean met en scène deux réalités opposées : d’un côté, le cœur de Jésus qui vient de dévoiler les profondeurs de l’Eucharistie, et contemple d’avance le don qu’Il fera de Lui-même à Jérusalem. Un amour qui se donne et accepte tous les risques de ce don, sans prendre de garanties, avec simultanément l’innocence d’un enfant qui s’aventure dans une forêt pleine de dangers, et la fermeté du Maître qui sait où ses paroles le mèneront : au Golgotha.

De l’autre côté, les faiblesses, limites et hésitations du cœur humain : les autorités religieuses d’Israël ont depuis longtemps condamné le Christ ; les foules ont été un temps attirées par le pain multiplié mais refusent le Pain de vie ; les disciples perdent pied dans une ascension trop rapide et beaucoup d’entre eux s’en vont ; Judas ferme son cœur et s’engage sur un chemin de perdition ; seul un petit groupe persévère, des âmes simples qui ne veulent pas abandonner le Maître, et l’Esprit souffle puissamment sur eux.

Le Cœur du Christ invitant le cœur humain à la foi : ce sera le thème de notre méditation.

Un cœur déçu mais persévérant

L’écrivain François Mauriac a donné une belle description de la scène finale du chapitre 6 de Jean. Ce texte peut nous aider pour planter le décor de notre méditation :

Plusieurs se retirèrent donc qui l’avaient suivi jusqu’alors. Mais l’un de ceux que Jésus venait de décevoir à jamais ne se joignit pas à eux : l’homme de Quérioth [Judas] rentra dans sa fureur. Il a été joué, floué. Mais il y a quelque chose encore à tirer de cet homme peut-être ? Judas occupe en cet instant même la pensée de Jésus. « Il savait, dit saint Jean, qui était celui qui le trahirait. » La foule murmurante se disperse. Le Fils de l’homme n’a plus besoin de chercher le désert pour fuir les importuns. Inutile qu’il monte dans la barque. Il est allé trop loin. L’abandon commence. Dans la synagogue sombre, il ne reste plus que douze hommes déconcertés qui ne trouvent rien à lui dire. Il les regarde l’un après l’autre ; et tout à coup cette question si tendre et si triste, si humaine aussi : et cette fois c’est le Dieu qui s’écarte un peu devant le Fils de la femme : « Et vous aussi, vous voulez vous en aller ? » Alors Simon-Pierre, croyant parler au nom de tous, s’écrie : « Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle. » A ce cri qui devrait consoler l’abandonné, rien ne répond d’abord. Il y a là douze visages tournés vers la face douloureuse. Mais il suffit de l’un d’eux pour obscurcir toute la lumière qui resplendit sur les onze autres. Jésus dit enfin : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous douze ? » Et c’est sans doute à voix plus basse qu’il ajoute la parole accablante : « Et l’un de vous est un démon. » [1]

L’évangile de Jean insiste sur la science de Jésus : « Il savait en effet depuis le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait » (v.64). Mais quels sentiments provoquait cette science ? Une douleur très profonde, certes, surtout face à l’obstination et la résistance de Judas, l’un des Douze, c’est-à-dire l’un de ceux qu’Il aimait au point de vouloir lui confier l’Eglise. Cette épine lui rappelait que son chemin le mènerait à la Passion, que le don de l’Amour serait rejeté par les hommes et que même les plus proches de ses disciples seraient incapables de le suivre jusqu’à la Croix. L’encyclique Haurietis Aquas sur le Sacré Cœur nous introduit à la profondeur de ces sentiments :

Son Cœur était particulièrement affecté par l’amour et la crainte lorsque devant l’imminence de son atroce passion et la répulsion naturelle que lui causaient ses immenses souffrances et la mort, il s’écria : ‘Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi !’. C’est avec un amour invincible et une profonde tristesse, qu’après avoir reçu le baiser du traître, il lui adressa ces paroles qui apparaissent comme le suprême appel adressé par son Cœur très miséricordieux à l’ami qui, imprégné avec une obstination extrême de sentiments impies et infidèles, devait le livrer à ses bourreaux : ‘Ami, tu es là pour cela ? C’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme !’ ; au moment de subir le supplice immérité de la croix, il dit, avec une commisération et un amour très profond, aux saintes femmes qui pleuraient sur lui : ‘Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants… ; car, si l’on traite ainsi le bois vert, qu’en sera-t-il du sec ?’ [2]

Essayons de percevoir les sentiments douloureux du Christ, tout en notant sa détermination tout au long du discours sur le Pain de vie : apparaît alors la grandeur de son âme et la force de l’amour qui jaillit d’un Cœur déchiré mais déterminé à se donner jusqu’au bout. Saint Claude La Colombière l’exprime ainsi :

Il ne trouve dans le cœur des hommes que dureté, qu’oubli, que mépris, qu’ingratitude : il aime, et il n’est point aimé, et on ne connaît pas même son amour, parce qu’on ne daigne pas recevoir les dons par où il voudrait le témoigner, ni écouter les tendres et secrètes déclarations qu’il en voudrait faire à notre cœur [3] .

Le cœur de l’homme, hésitant et incrédule

Ces sentiments du Cœur de Jésus débordent sur toute l’histoire humaine. D’une certaine manière, c’est toute l’humanité qui se tient dans la synagogue de Capharnaüm et écoute les « paroles qui sont esprit et vie », cette invitation à recevoir la foi que propose un Christ d’autant plus aimant qu’Il est désarmé. A chaque époque sa forme d’abandon. Le processus de sécularisation, dans le monde occidental, en est sans doute l’expression actuelle. Des sociétés ont suivi le Christ pendant longtemps, jusqu’à ce qu’une génération soit choquée par ses paroles, et n’adhère plus à la foi chrétienne, la rejetant même violemment. Dans le débat intellectuel de l’après-guerre, le père de Lubac écrivait lucidement :

Le diagnostic le plus triste et le plus alarmant à porter sur notre époque, c’est qu’elle a perdu, au moins en apparence, le goût de Dieu. L’homme se préfère à Dieu. Alors il détourne le mouvement qui le mène à Lui ; ou, ne pouvant réellement le détourner, il s’acharne à l’interpréter à faux. Il s’imagine avoir liquidé les preuves [de l’existence de Dieu]. Il appuie sur les critiques, et ne pousse pas au-delà. Il se détourne de ce qui risquerait de le convaincre. Si le goût revenait, soyons sûrs que les preuves de [l’existence de] Dieu reparaîtraient bien vite aux yeux de tous – ce qu’elles sont en effet si l’on a égard à leur âme – plus claires que le jour. [4]

Notre génération est héritière de ce « manque de goût » : la discussion ne porte plus sur les preuves rationnelles de l’existence de Dieu, comme au siècle dernier. La question de Dieu n’intéresse plus et une culture se développe désormais en dehors de « la synagogue de Capharnaüm », c’est-à-dire loin de l’Église, au gré des modes, à la merci des idéologies. Les membres de l’Eglise n’en sont pas indemnes, comme le disait le pape Benoît XVI :

On est tombé inconsciemment dans l’auto-sécularisation de nombreuses communautés ecclésiales ; celles-ci, espérant attirer ceux qui étaient loin, ont vu s’en aller, dépouillés et déçus, ceux qui y participaient déjà : nos contemporains, lorsqu’ils nous rencontrent, veulent voir ce qu’ils ne voient nulle part ailleurs, c’est-à-dire la joie et l’espérance qui naissent du fait d’être avec le Seigneur ressuscité. Il existe actuellement une nouvelle génération née dans ce milieu ecclésial sécularisé qui, au lieu d’enregistrer une ouverture et des consensus, voit s’élargir toujours plus dans la société le gouffre des différences et des oppositions au magistère de l’Eglise, en particulier dans le domaine éthique. Dans ce désert de Dieu, la nouvelle génération éprouve une grande soif de transcendance. [5]

Pourtant, le Christ continue aujourd’hui d’ouvrir son Cœur, de révéler le mystère incroyable de l’amour de Dieu pour les hommes et de proposer l’Eucharistie comme moyen d’union avec Lui. Il continue de vouloir étancher cette « soif de transcendance » des nouvelles générations en les orientant vers les chemins sûrs de la foi qui mènent à l’Amour en plénitude. Comment vont- elles lui répondre ?

Dans nos sociétés, la grande majorité des hommes ignorent la proposition car elle ne parvient pas jusqu’à eux ; parmi ceux qui la perçoivent, comme à Capharnaüm, seul un petit groupe y adhère. Les générations montantes, faute d’exemple positif et à cause des idéologies modernes, ont souvent l’impression que la foi dans le Christ constitue une aliénation et que l’esprit doit demeurer libre sans se soumettre à « une autorité » ; la foi peut également être considérée comme une aberration, face à une raison idolâtrée qui conduit pourtant, sous nos yeux, à toutes sortes d’errements et d’excès destructeurs.

Face à tout cela, Jésus nous dit que ses paroles « sont esprit et vie » : le petit groupe des croyants, écoutant les affirmations étonnantes sur le Pain de vie, sentent cependant que leur raison n’est pas choquée, bien au contraire. Un philosophe moderne nous l’expliquait :

La soumission de l’esprit humain à l’esprit de Dieu n’est pas la destruction de la raison, c’est la perfection dernière de la raison… C’est l’esprit humain greffé de l’esprit de Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi. La raison porte alors des fruits qu’elle ne pouvait porter, et, comme dit la poésie, répétant ce que dit la nature : ‘ Elle admire ces fruits qui ne sont pas les siens’. Ces fruits sont ceux de l’esprit de Dieu, devenu principe directement fécondateur de la raison humaine, qui n’en conserve pas moins ses principes propres […] Quand la raison humaine se rattache à Dieu par la foi – l’histoire le montre, – outre les nouvelles et sublimes données qui surviennent, ses forces naturelles grandissent, ses principes propres donnent leurs fruits naturels les plus rares, mêlés aux fruits divins. Quand, au contraire, la raison rompt l’alliance toujours offerte à tout esprit, dans tous les temps, ce refus, ce retour sur elle seule, cet isolement et cette négation sacrilège exténuent même ses forces naturelles et la conduisent, de négation en négation, à se nier elle-même, suicide intellectuel qui se nomme Sophistique… [6]

Alors que, dans les pays occidentaux, le rejet et l’indifférence se généralisent parmi les anciens chrétiens, des âmes en recherche, nées loin du christianisme, rencontrent le Christ et adhèrent sans difficulté aux vérités les plus complexes de la foi, sans égard pour les esprits érudits et supérieurs qui voudraient les en détourner. Ceux qui évangélisent peuvent en témoigner, et l’augmentation constante des baptêmes d’adultes dans la nuit de Pâques l’atteste.

Dans d’autres pays, des chrétiens toujours plus nombreux, donnent leur vie pour et avec le Seigneur. Plus étonnamment encore, dans des pays culturellement très éloignés du monde judéo-chrétien, en Asie notamment, la foi progresse et enthousiasme. La présence d’un million de personnes à la messe du Pape François à Séoul, en août 2014, en témoigne.

Ne nous laissons donc pas troubler mais interrogeons-nous : où en sommes-nous de notre amour sans partage et confiant que demande Dieu aux Hébreux et le Christ à se disciples ?

Tout d’abord, comment recevons-nous les vérités de foi que le Christ et l’Eglise nous proposent ? Est-ce que nous acceptons tout, même ce que nous ne comprenons pas parfaitement, d’un cœur joyeux et humble, ou bien est-ce que nous faisons notre tri, comme ces tribus qui, du temps de Josué, se faisaient un culte et un temple à elles ? Lorsque nous ne comprenons pas, et sommes déstabilisés, cherchons-nous à approfondir avec le Christ et en lui demandant de nous éclairer, ou bien glissons-nous vers le doute et la méfiance en nous fiant à nos simples capacités humaines plutôt qu’au Christ, comme les disciples qui ont quitté le Seigneur ?

Les textes de ce dimanche nous posent une autre question : comment annonçons-nous la parole de Dieu ? Comme Josué, avec radicalité et exigence ou bien avec lâcheté, de manière parcellaire, pour ne pas faire fuir ceux qui nous écoutent ou ne pas ressentir la même tristesse que Jésus, abandonné par les foules et les disciples ? Si c’est le cas, rejetons ces faiblesses et ces doutes et disons avec Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle… »

Prions enfin ardemment pour les nouvelles générations : qu’elles entendent les paroles sublimes du Christ, qu’elles osent avancer dans l’obscurité que ces paroles peuvent créer, et qu’elles se laissent envahir par l’Esprit qui donne la vie ! Nous pouvons conclure notre méditation ave cette prière de sainte Gertrude d’Helfta:

Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, donnez-moi d’aspirer vers vous de tout mon cœur, d’un désir total et d’une âme altérée; donnez-moi de respirer en vous, comme dans l’air le plus doux et le plus suave, et, du tréfonds de tout mon être, de vous appeler sans cesse d’un souffle haletant, ô unique béatitude. Seigneur d’infinie miséricorde, inscrivez de votre sang précieux vos blessures en mon cœur pour qu’elles m’y fassent lire à la fois votre souffrance et votre amour – pour que, au plus intime de mon cœur, vive à jamais le souvenir de vos propres plaies – pour que ne s’y endorme point la douleur de la compassion qui vous est due – pour que ne s’y éteigne point la fièvre de l’amour. Enfin, donnez-moi de n’attacher de prix à aucune créature et de ne trouver de douceur qu’en vous seul. [7]

 


[1] François Mauriac, Vie de Jésus, Flammarion 1936, p.123-4.

[2] Pie XII, encyclique Haurietis Aquas (1956), nº32.

[3] Chemin d’amour vers le Père.

[4] H. de Lubac, Sur le chemins de Dieu, 3ème édition 1983, Cerf, p. 105.

[5] Benoît XVI, Discours du 7 septembre 2009 aux évêques brésiliens.

[6] Gratry, De la connaissance de Dieu, 9ème édition 1918, tome I, p. 35-37, cité par H. de Lubac, Sur le chemins de Dieu, 3ème édition 1983, Cerf, p. 280.

[7] Sainte Gertrude d’Helfta, Le Héraut livre II, chapitre IV (SC 139 p. 242), voir l’original latin : « Domine Jesu Christe, Fili Dei vivi, da mihi toto corde, pleno Desiderio, sitienti anima ad te aspirare, et in te dulcissimo atque suavissimo respirare, ac totum spiritum meum et omnia interiora mea ad te qui es vera beatitudo jugiter anhelare. Scribe, misericordissime Domine, vulnera tua in corde meo pretioso sanguine tuo, ut in eis legam tuum dolorem pariter et amorem et vulnerum tuorum memoria jugiter in secreto cordis mei permaneat, ut dolor compassionis tuae in me excitetur et ardor dilectionis tuae in me accendatur. Da quoque ut omnis creatura mihi vilescat, et tu solus in corde meo dulcescas. »


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