Le peuple d’Israël doit répondre au Seigneur qui le place devant un choix libre et crucial : c’est le thème des lectures de ce dimanche. Nous proclamons dans l’évangile la dernière partie du chapitre 6 de saint Jean, qui décrit l’attitude des auditeurs face au discours de Jésus sur le Pain de vie. La plupart, saisis de perplexité, s’en vont ; un petit groupe persévère dans la sequela Christi (la suite du Christ), autour des Apôtres. De même, Josué à la fin de sa mission avait mis le peuple d’Israël devant un choix fondamental : voudront-ils demeurer fidèles à l’Alliance ? La première lecture nous fait écouter la réponse positive du peuple : « C’est lui notre Dieu ! » (Jos 24). Alliance du Sinaï renouvelée à Sichem par Josué ; Nouvelle Alliance établie par Jésus dans l’Eucharistie : Dieu a besoin de l’adhésion libre de son peuple pour qu’elles soient effectives.
La première lecture : la grande assemblée de Sichem (Jos 24)
Josué convoque le peuple d’Israël à Sichem pour une grande Assemblée : sa vie est sur le point de s’achever (sa mort est mentionnée au verset 29), et sa mission est terminée puisqu’il a conquis tout le pays. Ce dernier épisode conclut donc le livre de Josué en montrant l’accomplissement de l’ordre que le Seigneur avait donné au successeur de Moïse :
« Moïse, mon serviteur, est mort ; maintenant, debout ! Passe le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple, vers le pays que je leur donne aux Israélites. Tout lieu que foulera la plante de vos pieds, je vous le donne, comme je l’ai dit à Moïse. Depuis le désert et le Liban jusqu’au grand Fleuve, le fleuve Euphrate tout le pays des Hittites, et jusqu’à la Grande mer, vers le soleil couchant, tel sera votre territoire. » (Jos 1,2-4)
Après bien des péripéties, entre exploits guerriers et manœuvres diplomatiques, le résultat est là : « Josué s’empara de tout le pays, exactement comme le Seigneur l’avait dit à Moïse, et il le donna en héritage à Israël, selon sa répartition en tribus. Et le pays se reposa de la guerre » (Jos 11,23). Mais une nouvelle menace surgit, celle de l’infidélité religieuse : la terre conquise était parsemée de divinités, Israël va-t-il abandonner celle du Sinaï pour s’adapter à sa nouvelle situation sédentaire ? Certaines tribus ont déjà commencé à improviser un culte à elles, comme le montre le récit du sanctuaire construit par les fils de Ruben et de Gad près du Jourdain ; une guerre civile est évitée de justesse car les autres tribus voulaient passer les coupables au fil de l’épée (chap. 22)… L’infidélité se généralisera de manière dramatique sous les Juges avec lesquels se poursuit l’histoire du peuple, en attendant l’établissement de la royauté :
« Le peuple servit le Seigneur pendant toute la vie de Josué et toute la vie des anciens qui survécurent à Josué et qui avaient connu toutes les grandes œuvres que le Seigneur avait opérées en faveur d’Israël. […] Et quand cette génération à son tour fut réunie à ses pères, une autre génération lui succéda qui ne connaissait point le Seigneur ni ce qu’il avait fait pour Israël. Alors les Israélites firent ce qui est mal aux yeux du Seigneur et ils servirent les Baals. Ils délaissèrent le Seigneur, le Dieu de leurs pères, qui les avait fait sortir du pays d’Égypte, et ils suivirent d’autres dieux parmi ceux des peuples d’alentour. » (Jg 2,6.10-12).
Pour essayer de prévenir cet écueil mortel, Josué convoque donc tout le peuple et lui rappelle l’essentiel de l’Histoire sainte, depuis Abraham jusqu’à la conquête de Canaan en passant par les prodiges de Moïse, dans un discours qui est omis par la liturgie, faute de place (Jos 24,3-14). Josué rappelle comment Dieu a déployé son bras puissant en faveur des Israélites et exige en retour la fidélité à l’Alliance. Il insiste sur deux points :
– Tout ce qui s’est accompli est l’œuvre du Seigneur et non celle du peuple Ils ne sont rien sans Lui : « Les Hittites, les Guirgashites, les Hivvites, les Jébuséens : je les ai livrés entre vos mains. J’ai envoyé devant vous des frelons, qui ont chassé les deux rois amorites ; ce ne fut ni par ton épée ni par ton arc ; Je vous ai donné une terre qui ne vous a coûté aucune peine, des villes dans lesquelles vous vous êtes installés sans les avoir bâties, des vignes et des oliveraies dont vous profitez aujourd’hui sans les avoir plantées » (v. 13)
– En retour, il ne leur est demandé qu’une seule chose: s’attacher au Seigneur d’un cœur non partagé, un engagement très difficile à tenir. En effet, après une première réponse positive « Loin de nous d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux » (v 16), Josué revient à la charge, en exposant la difficulté de la tâche, comme pour signifier qu’il s’agit là d’un travail de longue haleine, le travail de toute une vie : « Vous ne pouvez pas servir le Seigneur, car il est un Dieu saint, il est un Dieu jaloux, qui ne pardonnera ni vos révoltes ni vos péchés » (v 19).
Il recueille alors une réponse encore plus déterminée : Mais si ! Nous voulons servir le Seigneur (v 21). La réponse est donc unanime et enthousiaste : le peuple reconnaît sincèrement les bénéfices reçus ( c’est Lui qui nous a fait monter d’Egypte… qui a accompli tous ces signes… ) et s’engage à servir Dieu, qui s’est révélé jaloux, à l’exclusion de toute autre divinité.
Cette cérémonie de renouvellement de l’Alliance a lieu à Sichem : géographiquement, la ville occupe une position centrale pour les douze tribus ; elle deviendra la capitale du riche royaume du nord, Israël. Surtout, elle a été consacrée par les Patriarches : c’est là que se trouve le chêne de Moré où Dieu est apparu à Abraham (Gn 12,6) ; Jacob y a dressé sa tente (Gn 33,18), d’où la tradition du « puits de Jacob » où Jésus rencontrera la Samaritaine… Ce même Jacob y avait enterré les statuettes des dieux étrangers qui infestaient sa famille : « Ils donnèrent à Jacob tous les dieux étrangers qu’ils possédaient et les anneaux qu’ils portaient aux oreilles, et Jacob les enfouit sous le chêne qui est près de Sichem » (Gn 35,4). Quelques siècles après, Josué essaie lui aussi d’enfouir définitivement ces dieux étrangers qui tentent le peuple et risquent de le détourner de sa fidélité au Seigneur.
L’évangile : les disciples abandonnent Jésus (Jn 6)
Par ses miracles, ses enseignements et ses exorcismes, Jésus a lui aussi rassemblé les Israélites autour de Lui en Galilée. L’anonymat des auditeurs (les foules, les Juifs…), dans le chapitre 6 de saint Jean, que nous terminons cette semaine, permet d’y reconnaître tout le peuple croyant d’Israël. Attirés par la prédication incomparable de Jésus, ils ont été frappés par la multiplication des pains et ont cru trouver en Lui un nouveau Moïse (nos pères ont mangé la manne dans le désert, v31). Ils ont peut-être aussi pensé à la figure de Josué, qui avait introduit le Peuple dans la terre promise. La manne avait alors cessé de tomber du ciel et les fils d’Israël avaient pu se nourrir enfin « des produits du pays », en célébrant la Pâque. Les plus lettrés d’entre eux, en écoutant le discours du Pain de vie (Jn 6), auront saisi de nombreuses allusions :
« Les Israélites campèrent à Gilgal et y firent la Pâque, le quatorzième jour du mois, le soir, dans la plaine de Jéricho. Le lendemain de la Pâque, ils mangèrent du produit du pays : pains sans levain et épis grillés, en ce même jour. Il n’y eut plus de manne le lendemain, où ils mangeaient du produit du pays. Les Israélites n’ayant plus de manne se nourrirent dès cette année des produits de la terre de Canaan. » (Jos 5,10-12)
Nous avons vu, les semaines précédentes, que le Christ a utilisé ces thèmes scripturaires pour essayer d’initier ses auditeurs aux profondeurs du mystère eucharistique. Nous l’imaginons volontiers transporté par l’enthousiasme du moment : après tant de siècles de préparation, tant de soins prodigués par son Père, le moment est venu de partager le mystère des mystères, le Dieu qui livre sa vie pour l’homme et perpétue cette offrande par l’Eucharistie qui nous ouvre à la vie trinitaire. Le peuple d’Israël serait comme un oiseau dont Il a pris soin pour le faire grandir. La réponse du peuple à Sichem fut une étape de cette croissance. Après les nombreux méandres de l’histoire d’Israël, Il veut que cet oiseau prenne son envol et accède aux hauteurs de l’Amour offert en sacrifice.
Trop haut et trop vite ? Le résultat est très décevant : ce n’est pas seulement la foule qui ne veut pas prendre son envol, elle qui est entrée en opposition avec les paroles révolutionnaires de Jésus, ce sont aussi ses « disciples » (μαθητής, mathêtês). Le terme, répété trois fois, désigne ceux qui sont « enseignés par Jésus » et qui devraient donc recevoir et approfondir ses Paroles pour en vivre. Mais ils préfèrent demeurer attachés à leurs repères habituels et refusent de faire le pas de la foi. Moment de grande amertume pour Jésus et tournant dans sa mission : « Beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner » (v.66).
Alors que la synagogue est désertée petit à petit par les incrédules, un petit groupe se forme autour de Jésus : les saintes femmes, quelques miraculés, les Douze, très probablement désorientés et profondément troublés. Eux non plus ne comprennent pas mais ils Lui sont profondément attachés et sentent que, sans Lui, leur vie tombe en ruines.
Le Christ, devant l’ampleur de l’échec, leur en explique la raison : sa proposition consistait à « vivre de l’esprit » en abandonnant la chair et ses raisonnements : « c’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien » (v.63). Il invite à avoir confiance en sa Parole qui transmet une lumière trop aveuglante pour l’intelligence naturelle avec des expressions comme « manger ma chair, boire mon sang ». Il faut progresser, non par les moyens humains naturels, mais en passant dans le registre de l’Esprit, envoyé par le Père : « pour que la foi repose, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu » (1Co 2,5).
S’en remettre totalement à Lui et non pas à eux-mêmes ; lâcher prise. Non pour renoncer à la raison humaine, mais pour qu’elle soit éclairée de plus haut par plus grand qu’eux. Non plus adhérer à la « tradition des anciens », à l’Alliance renouvelée à Sichem, mais au don du Père qui ouvre à la nouveauté qu’est la personne du Christ.
« Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père » (v.65) : cette phrase ne constitue pas une excuse pour ne pas croire. C’est plutôt une invitation à accueillir ce que le Père inspire au fond du cœur, à tous les hommes pour autant qu’ils y prêtent attention ; à accueillir le don du Père et à le laisser en toute confiance nous guider vers Jésus.
Cette parole est surtout une confirmation pour le petit groupe des fidèles, qui sont éblouis face à un mystère qui les dépasse ; un appel à prendre conscience de leur foi et à l’affirmer. Saint Matthieu nous rapporte cette exclamation du Christ : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Mt 11,25).
Car ils sont là, ces « tout-petits », et leurs cœurs sont assez ouverts pour que Jésus y envoie l’Esprit qui leur permet d’accéder avec Lui au mystère. Par une simple question, qui rappelle celle de Josué en première lecture, Il provoque la « confession de Pierre » qui ne lui vient pas «de la chair et du sang », mais du Père : « Nous croyons et nous savons que tu es le Saint de Dieu ». L’Apôtre se fait le porte-voix de ce que le petit groupe des fidèles ressent au moment où il se resserre autour du Maître dans la tempête.
Simon utilise ici l’expression « saint de Dieu » (ὁ ἅγιος τοῦ θεοῦ, ho haguios tou theou) par laquelle les démons avaient reconnu l’identité profonde de Jésus dans la synagogue de Capharnaüm : « Que nous veux-tu, Jésus le Nazaréen ? Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. » (Mc 1,24, cf. Lc 4,34). Les Apôtres avaient alors entendu ce titre, blasphématoire quand il est attribué à un homme, et l’avaient reçu avec perplexité ; mais depuis, leur cœur et leur esprit ont été travaillés par l’Esprit à la vue des actes posés par Jésus, notamment la multiplication des pains et la tempête apaisée qui ouvrent le chapitre 6. Cet itinéraire intérieur et personnel transparaît derrière les verbes utilisés au parfait : littéralement, « nous sommes arrivés à croire et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu ». D’après les synoptiques, c’est cette confession de Pierre qui lui vaut sa primauté, proclamée explicitement par Jésus (cf. Mt 16,16).
Jean rapporte, en réponse, une autre parole de Jésus : «N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? et l’un d’entre vous est un diable » (v.70). C’est ici le cœur blessé de Jésus qui est mis en lumière, et le mystère de l’amour rejeté. Jésus a choisi et aimé ces hommes sans mérite de leur part, et pourtant l’un d’eux va répondre à ce don immense par la trahison.
Il se cache en effet dans ce groupe une épine qui blesse profondément le Cœur de Jésus : Judas Iscariote refuse de croire, il est de ceux qui pensent que ces paroles sur le Pain de vie « sont rudes et impossibles à entendre » ; mais il n’a pas le courage de s’éloigner et s’accroche peut-être à son statut d’Apôtre, ses espérances de libération nationale, ses projets personnels, ou à la bourse du groupe qu’il administre… C’est la première fois dans l’évangile de Jean qu’apparaît le traître ; Jésus en est parfaitement conscient : « il savait qui était celui qui le livrerait » (v.64) ; Il affirme même : « l’un d’entre vous est un démon » (v.70), dans l’espoir d’amorcer un processus de guérison en indiquant le mal. On en connaît l’issue tragique, et Jean soulignera sa déchéance morale, lors de l’onction à Béthanie : « il était voleur et, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait » (Jn 12,6).
Le discours du Pain de vie a donc provoqué une grande crise, au sens d’un événement qui force à choisir, à prendre parti, pour s’engager plus fermement ou pour se retirer dans l’ombre. Les deux possibilités sont clairement soulignées par saint Jean : pour les uns, la parole de Jésus est « rude, qui peut l’entendre ? » (v.60). « Entendre », au sens hébreu du terme, c’est-à-dire l’écoute obéissante et fidèle, si familière à la pitié juive : « écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique… » (Dt 6,4). Impossible de suivre le Christ dans un discours où Il veut être littéralement « mangé, bu » ! Pour les autres, représentés par Pierre, ce sont au contraire « des paroles de vie éternelle » (v.68), une expression qui synthétise bien l’enseignement de Jésus sur le Pain à recevoir pour vivre avec le Père dans l’éternité de son amour (cf. v.57).