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Méditation : du pain matériel au pain de vie

Ce dimanche, une invitation divine nous est adressée. Alors que notre vie se déroule entre préoccupations et satisfactions superficielles, comme la foule qui, sur les bords du lac de Tibériade, oscillait jadis entre pauvreté et joie ordinaires, le Seigneur vient à notre rencontre. Certes, il prend en compte nos besoins matériels avec toute l’ingéniosité de sa Providence divine, mais c’est en signe d’une sollicitude plus grande. Il nous interpelle : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » (Jn 6,27). Passer du pain quotidien au pain de vie : c’est tout l’enjeu du grand dialogue que Jésus veut établir avec nous dans cet extraordinaire chapitre 6 de saint Jean.

Il est certes légitime de rechercher la nourriture terrestre, pour nous et nos proches ; mais cette préoccupation cache un danger que décrit bien la philosophe Simone Weil :

« Il nous faut du pain : Nous sommes des êtres qui tirons continuellement notre énergie du dehors, car à mesure que nous la recevons nous l’épuisons dans nos efforts. Si notre énergie n’est pas quotidiennement renouvelée, nous devenons sans force et incapables de mouvement. En dehors de la nourriture proprement dite, au sens littéral du mot, tous les stimulants sont pour nous des sources d’énergie. L’argent, l’avancement, la considération, les décorations, la célébrité, le pouvoir, les êtres aimés, tout ce qui met en nous de la capacité d’agir est comme du pain. Si un de ces attachements pénètre assez profondément en nous, jusqu’aux racines vitales de notre existence charnelle, la privation peut nous briser et même nous faire mourir. On appelle cela mourir de chagrin. C’est comme mourir de faim. Tous ces objets d’attachement constituent, avec la nourriture proprement dite, le pain d’ici-bas. Il dépend entièrement des circonstances de nous l’accorder ou de nous le refuser. Nous ne devons rien demander au sujet des circonstances, sinon qu’elles soient conformes à la volonté de Dieu. Nous ne devons pas demander le pain d’ici-bas. » [1]

Notons que Jésus vient d’accomplir le miracle de la multiplication des pains : Il ne méprise donc pas nos nourritures terrestres, Il s’apitoie au contraire sur les immenses foules des miséreux qui doivent lutter au jour le jour pour survivre. Hier comme aujourd’hui, Il envoie d’ailleurs son Eglise pour les secourir. Mais Il s’apitoie surtout sur les miséreux spirituels que nous sommes, Il veut nous faire sortir de cette pauvreté intérieure qui nous rend aveugles aux réalités surnaturelles, à la présence de Dieu, à la foi au Christ. Antoine de Saint-Exupéry exprimait admirablement un constat désolé sur notre société, dans la dernière lettre qu’il a écrite avant sa mort tragique :

« Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. […] Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! […] Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. […] Il faut absolument parler aux hommes. » [2]

« Parler aux hommes » : c’est ce qu’a fait le Christ, patiemment, tendrement. Nous écoutons ce dimanche un émouvant exemple de ses appels à trouver en lui la vraie vie. En commentant ce passage, le pape François nous expliquait ainsi :

« Jésus n’élimine pas la préoccupation et la recherche de la nourriture quotidienne, non, il n’élimine pas la préoccupation de tout ce qui peut rendre la vie meilleure. Mais Jésus nous rappelle que la vraie signification de notre existence terrestre se trouve à la fin, dans l’éternité, elle réside dans la rencontre avec lui, qui est don et donateur, et il nous rappelle aussi que l’histoire humaine avec ses souffrances et ses joies doit être vue dans un horizon d’éternité, c’est-à-dire dans cet horizon de la rencontre définitive avec lui. Et cette rencontre illumine tous les jours de notre vie. Si nous pensons à cette rencontre, à ce grand don, les petits dons de la vie, les souffrances aussi, les préoccupations seront illuminées par l’espérance de cette rencontre. » [3]

Et nous qu’attendons-nous de Dieu ? Quelle est notre faim profonde ? Nous pouvons très bien le prier des années en ne lui demandant que le pain de la terre : santé, bonheur concret pour nous-mêmes et nos proches, réussite dans notre travail, nos réalisations personnelles. Tout cela est légitime mais est-ce pour cela que le Fils de l’homme est descendu du ciel et s’est livré pour nous ? Attendons-nous seulement les cailles et la manne, ou bien désirons-nous la Terre Promise, la vie éternelle avec lui ? Demandons aussi et surtout les bienfaits spirituels, la grâce, l’Esprit-Saint, pour répondre toujours plus à l’amour du Christ, époux de nos âmes.

Observons le zèle de Jésus, et comment Il s’appuie sur toutes les ressources à sa disposition : il vient d’accomplir un miracle ; il s’adresse à la mémoire croyante d’Israël qui garde, depuis des siècles, le souvenir de la manne ; il établit un dialogue patient pour essayer de soulever ses interlocuteurs ; il dévoile par avance son dessein d’instituer l’Eucharistie ; il indique clairement l’obstacle principal, le manque de foi ; il priait aussi certainement l’Esprit Saint pour vaincre les dernières résistances intérieures. Face à cela, nous sommes peut-être invités à réviser notre conception de la foi : croire non pas seulement que Dieu existe et qu’il est puissant mais surtout qu’il vient se donner à moi complètement et adhérer pleinement à ce don en lui donnant en retour tout mon cœur. Croire, c’est adhérer de tout son cœur.

Mais les foules sont lentes, et malgré le miracle de la multiplication des pains, continuent à mettre Jésus à l’épreuve, comme le peuple hébreu en son temps : « Quel signe vas-tu accomplir pour que nous puissions le voir, et te croire ? » (v.30). Ses interlocuteurs s’accrochent à leurs certitudes religieuses, l’autorité de Moïse, pour résister à la nouveauté du Christ, qui était pourtant annoncée par Moïse. François Mauriac a bien décrit la problématique de ce passage :

« Jésus soupire en lui-même : ils admirent ce qui n’était qu’une figure de ce que le Fils de Dieu va accomplir. Mais beaucoup ne voudront pas y croire. Le miracle des miracles est celui qui ne tombe pas sous les sens et que reconnaît la foi seule. Qu’y a-t-il pour la plupart des hommes au-delà de ce qui se voit et de ce qui se touche ? O tâche surhumaine que de les persuader de cela dont il faut bien que l’Amour vivant les persuade ! Il sait que dans les jours à venir d’immenses troupeaux humains se prosterneront devant une petite hostie. Jésus anéanti et vivant sous cette apparence soulèvera des multitudes dans tous les pays de la terre ; et que sont, auprès des foules futures, ces cohues de Juifs autour de lui à Jérusalem et à Capharnaüm ? Le temps est venu de la première parole touchant le mystère inconcevable. » [4]

Mauriac a bien saisi quel fut ce tournant difficile dans le dialogue entre Jésus et la foule : l’annonce directe et sans détour du « pain de vie » : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (Jn 6,35). Par ces paroles, le Christ affirme une prétention spirituelle qui dépasse tous les prophètes et Moïse lui-même : Il lève un coin du voile sur le mystère de sa Personne divine et sa manière d’être présent dans son Église, l’Eucharistie. Une invitation adressée au cœur de chacun de ses interlocuteurs, un véritable défi à l’intelligence, une étape de la Révélation à franchir dans la foi.

Cette étape est difficile : elle exige une certaine mort à soi-même, un renoncement aux évidences de la vie et aux sécurités du passé, fussent-elles religieuses, pour s’ouvrir à la nouveauté de la foi. Les paroles du Christ, le mystère de sa personne, la réalité de son Église nous choquent-ils aujourd’hui, comme jadis ces propos dans la synagogue de Capharnaüm ? Excellent signe : notre esprit ne s’est pas endormi dans la routine des formules habituelles.

Il faut alors laisser l’Esprit Saint guider et illuminer notre âme, comme l’affirme saint Paul dans la deuxième lecture de la messe : « Laissez-vous renouveler par la transformation spirituelle de votre pensée » (Ep 4,23). Cette docilité est difficile, sainte Elisabeth de la Trinité nous l’explique :

« Dépouillez-vous du vieil homme selon lequel vous avez vécu dans votre première vie, me dit-il, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté (Ep 4,22). Voilà le chemin tracé, il ne s’agit que de se dépouiller pour le parcourir comme Dieu l’entend ! Se dépouiller, mourir à soi, se perdre de vue, il me semble que c’est là que le Maître regardait lorsqu’Il disait : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il prenne sa croix et se renonce (Mt 16,24). Si vous vivez selon la chair, dit encore l’apôtre, vous mourrez, mais si vous mortifiez par l’esprit les œuvres de la chair, vous vivrez (Rm 8,13). Voilà la mort que Dieu demande et dont il est dit : La mort a été absorbée par la victoire (1Co 15,54). Ô mort, dit le Seigneur, je serai ta mort (Os 13,14) ; c’est-à-dire : Ô âme, ma fille adoptive, regarde-moi et tu te perdras de vue ; écoule-toi tout entière en mon Être, viens mourir en moi, pour que je vive en toi ! » [5]

Il est un lieu, une célébration et un temps où nous pouvons vivre ce dépouillement en écoutant le Christ : la célébration de la messe, où ses paroles déroutantes retentissent comme dans la synagogue de Capharnaüm et trouvent tout leur accomplissement. L’Église, en suivant la pédagogie de Jésus, nous fait d’abord écouter la Parole de Dieu pour susciter notre foi, puis nous introduit au mystère eucharistique : c’est exactement le mouvement du chapitre 6 de saint Jean. Le pape Benoît XVI soulignait cette réalité :

« Il est nécessaire de réfléchir à l’unité intrinsèque du rite de la Messe. Il convient d’éviter que, dans les catéchèses ou dans les modalités de la célébration, on laisse paraître une vision juxtaposée des deux parties du rite. Liturgie de la Parole et liturgie eucharistique – mis à part les rites d’introduction et de conclusion – sont si étroitement liées entre elles qu’elles forment un acte unique du culte. En effet, il existe un lien intrinsèque entre la Parole de Dieu et l’Eucharistie. En écoutant la Parole de Dieu, la foi naît ou se renforce (cf. Rm 10, 17) ; dans l’Eucharistie, le Verbe fait chair se donne à nous comme nourriture spirituelle. Ainsi, des deux tables de la Parole de Dieu et du Corps du Christ, l’Église reçoit et offre aux fidèles le Pain de vie . Par conséquent, on doit constamment garder à l’esprit que la Parole de Dieu, lue par l’Église et annoncée dans la liturgie, conduit à l’Eucharistie comme à sa fin naturelle. » [6]

Adoptons donc une attitude d’écoute dans la docilité et l’humilité, pour que les paroles de Jésus viennent nous transformer. La prière de Mère Teresa de Calcutta pourra nous y aider :

« Jésus est ma vie : La parole à dire. La Vérité à faire connaître. Le chemin à parcourir. La lumière à diffuser. La Vie à vivre. L’Amour à aimer. La joie à répandre. Le sacrifice à offrir. La Paix à donner. Le Pain de Vie à manger. L’affamé à nourrir. L’assoiffé à rassasier. L’être nu à vêtir ; le sans-abri à loger. Le malade à guérir. L’isolé à aimer. L’indésirable à accueillir. Le lépreux pour laver ses plaies. Le mendiant pour lui sourire. L’ivrogne à écouter. Le malade mental à protéger. Le tout-petit à embrasser. L’aveugle à guider. Le muet pour parler à sa place. L’estropié pour marcher avec lui. Le drogué à secourir. La prostituée à sortir du danger et à secourir. Le prisonnier à visiter. Le vieillard à servir. Pour moi : Jésus est mon Dieu. Jésus est mon époux. Jésus est ma vie. Jésus est mon seul amour. Jésus m’est indispensable. Jésus est mon tout. » [7]

 


[1] Simone Weil, Le Notre Père, Bayard 2017, p. 41-42.

[2] Antoine de Saint-Exupéry, Lettre au Général X, 30 juillet 1944, disponible ici.

[3] Pape François, Angelus du 2 août 2015.

[4] François Mauriac, Vie de Jésus, Flammarion 1936, p.121.

[5] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.173-4.

[7] Mère Teresa, prière, disponible ici.


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