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Méditation : Foi et communion, ciments de l’Église

Contemplons la scène de la multiplication des pains : c’est le coucher du soleil sur le lac de Tibériade et cette partie du peuple d’Israël que sont les « pauvres » (anawim) ressent lassitude et fatigue. Jésus éprouve de la compassion pour eux et se refuse à les renvoyer sans nourriture alors qu’il se fait tard. Le peuple, Jésus : une relation particulière, puisque le Christ est venu donner sa vie pour lui et que le peuple, en retour, attend toute sa vie de lui. Une relation qui continue aujourd’hui : la scène évangélique de Jean 6 symbolise la vie de l’Église, nourrie par le Christ à travers ses ministres. Jésus, les disciples, le peuple : c’est bien la réalité de l’Église comme nous la vivons depuis son institution par le Christ il y a deux millénaires.

Faim et Foi

Comme nous l’avons vu, deux dispositions d’âme président au miracle de ce jour : la faim et la foi. Sans elles, le Christ ne peut agir, car il ne force jamais la porte de nos cœurs.

Le Bon Pasteur qu’est Jésus prend soin de ses brebis, inlassablement, tendrement. Les brebis le suivent avec une confiance aveugle, quitte à se retrouver sans rien à manger. Une belle manifestation de l’amour divin pour les âmes d’hier et d’aujourd’hui, pour les pauvres de tous les temps. Le psaume 63 résume cet état d’esprit :

« Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube : mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau. » (Ps 63,2)

Les textes de ce dimanche nous invitent à nous interroger sur cette faim. Ces paroles du psaume s’appliquent-elles à nous ? Sommes-nous habités par cette faim de Dieu, ce désir du Christ ? Dans nos sociétés occidentales de sur-consommation et de confort, où fleurissent les sollicitations de toutes parts, nous creusons souvent de toutes autres faims que celle de Dieu. Même les croyants qui désirent Dieu sont habités en parallèle par d’autres désirs. Les foules qui suivaient Jésus en Galilée acceptaient de marcher longtemps pour le retrouver. Elles pouvaient dormir dehors, renoncer à leur repas, supporter la chaleur. Et nous, à quoi renonçons-nous pour le Christ ? Quelle place lui faisons-nous dans nos journées et sur nos temps de loisirs ? Contrairement à nos frères d’Afrique et d’Asie qui doivent souvent vivre cette réalité, en Europe et en Amérique du Nord, nous avons du mal à creuser le manque. L’incapacité de nos sociétés à jeûner en témoigne. Nous sommes travaillés par tant d’autres faims qui nous épuisent : réussite, enrichissement, acquisition de confort en tous domaines, conformité à des modèle sociaux, respectabilité. La lutte pour nous en dégager peut nous sembler écrasante, comme le notait le cardinal Newman :

« La vraie raison pour laquelle on ne veut pas venir à cette Eucharistie est qu’on ne désire pas mener une vie chrétienne ; on ne désire pas promettre de mener une vie chrétienne ; on se doute que ce sacrement y oblige, qu’il oblige à vivre d’une façon beaucoup plus stricte et plus sérieuse qu’on ne le fait pour l’instant… Il y a dans la plupart des cas une répugnance à s’engager à se charger du joug du Christ ; une répugnance à renoncer pour de bon au service du péché ; un reste d’amour de ses aises, de la volonté propre, du refus de l’effort, des habitudes sensuelles, de la bonne opinion de gens qu’on ne respecte pas ; enfin, on doute de pouvoir tenir les bonnes résolutions, car on n’est pas trop sûr de leur sincérité. Voilà pourquoi on ne veut pas venir au Christ-Eucharistie pour avoir la vie ; on sait qu’Il ne se livre pas si on ne consent pas à se donner à lui. » [1]

Sans nous désespérer, nous pouvons, ce dimanche, prendre la résolution de travailler l’un de ces points, de renoncer à l’une de ces faims, pour creuser en nous le désir du seul pain qui rassasie.

C’est aussi la foi en sa puissance que le Christ vient quémander en ce dimanche. Il s’agit d’un appel à un aspect très particulier de la foi : « où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? », nous demande-t-il…

Philippe fait une réponse correcte humainement, mais spirituellement incomplète : nulle part. Il faudrait le salaire de deux cents journées. André – a-t-il pressenti quelque chose ? – insiste sur la triste réalité des moyens humains : il n’y a que cinq pains et deux poissons mais il les présente tout de même au Christ avec l’assentiment de leur propriétaire. Et nous ? face à l’œuvre de Dieu, est-ce que nous nous décourageons en nous contentant d’un raisonnement humain, ou est-ce que nous passons à la logique divine en nous souvenant de la phrase de Gabriel à l’heure où le pain de vie vient s’incarner en Marie : « car rien n’est impossible à Dieu… » (Lc 1,37).

Rien. Ni la prospérité étonnante de nos initiatives charitables, ni la guérison, ni la conversion des cœurs, ni l’instauration de la paix, ni la réconciliation là où règne la discorde, ni la vie là où règnent les ténèbres de la mort. Rien. Si nous croyons cela, alors Dieu peut, sur notre foi, et moyennant notre concours, faire des miracles. Beaucoup de saints en ont fait l’expérience. Il y a sûrement aujourd’hui des domaines de notre vie où nous refusons cette logique, où nous ne présentons pas nos pains et nos poissons, car… « qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » Le Seigneur nous invite à renoncer à nos doutes et à voir grand : non pas pour nous-mêmes et par nos propres forces mais pour le Royaume et par la puissance de Dieu. Que ce soit pour les œuvres de miséricorde corporelles ou spirituelles, Jésus continue à multiplier les pains aujourd’hui. Le croyons-nous ?

Vie en Église

Nous avons déjà souligné combien la scène de la multiplication des pains nous renvoie à l’Eucharistie. Le Christ continue de nourrir les âmes par son Corps, de siècle en siècle, et ce don de lui-même était préfiguré par ce miracle. C’est ce que nous explique dom Guéranger :

« Sous la figure de ces pains matériels multipliés par la puissance de Jésus, notre foi doit découvrir ce ‘Pain de vie descendu du ciel, qui donne la vie au monde’ (Jn 6,35). ‘La Pâque est proche’, dit notre Evangile; et sous peu de jours le Sauveur nous dira lui-même : « J’ai désiré d’un extrême désir manger avec vous cette Pâque » (Lc 22,15). Avant de passer de ce monde à son Père, il veut rassasier cette foule qui s’est attachée à ses pas, et pour cela il se dispose à faire appel à toute sa puissance. Vous admirez avec raison ce pouvoir créateur à qui cinq pains et deux poissons suffisent pour nourrir cinq mille hommes, en sorte qu’après le festin il reste encore de quoi remplir douze corbeilles. Un prodige si éclatant suffit sans doute à démontrer la mission de Jésus ; n’y voyez cependant qu’un essai de sa puissance, qu’une figure de ce qu’il s’apprête à faire, non plus une ou deux fois, mais tous les jours, jusqu’à la consommation des siècles ; non plus en faveur de cinq mille personnes, mais pour la multitude innombrable de ses fidèles. Comptez sur la surface de la terre les millions de chrétiens qui prendront place au banquet pascal ; celui que nous avons vu naître en Bethlehem, la Maison du pain, va lui-même leur servir d’aliment ; et cette nourriture divine ne s’épuisera pas. Vous serez rassasiés comme vos pères l’ont été ; et les générations qui vous suivront seront appelées comme vous à venir goûter combien le Seigneur est doux (Ps 33,9). » [2]

Le chapitre 6 de Jean illumine la vie de l’Église à deux titres. Comme lieu du sacrifice eucharistique, et plus généralement comme assemblée sainte réunie autour du Christ.

Sainte, non par elle-même, mais par Celui qui se tient au milieu d’elle pour l’enseigner et la nourrir. Rassemblées des quatre coins de la région par leur commune confiance en Jésus, les foules de Galilée se trouvent réunies pour entendre une parole unique et leur communion culmine dans le partage d’un même pain. Leur unité vient de cette parole reçue et de ce pain. L’Eucharistie constitue l’Église. Voici ce qu’en disait Benoit XVI dans une exhortation apostolique de 2007 :

« L’Eucharistie est le Christ qui se donne à nous, en nous édifiant continuellement comme son corps. Par conséquent, dans la relation circulaire suggestive entre l’Eucharistie qui édifie l’Église et l’Église elle-même qui fait l’Eucharistie, la causalité première est celle qui est exprimée dans la première formule : l’Église peut célébrer et adorer le mystère du Christ présent dans l’Eucharistie justement parce que le Christ lui-même s’est donné en premier à elle dans le Sacrifice de la croix. La possibilité, pour l’Église, de « faire » l’Eucharistie est complètement enracinée dans l’offrande que le Christ lui a faite de lui-même. Nous découvrons ici aussi un aspect convaincant de la formule de saint Jean: « Il nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Ainsi, dans chaque célébration, nous confessons nous aussi le primat du don du Christ. L’influence causale de l’Eucharistie à l’origine de l’Église révèle en définitive l’antériorité non seulement chronologique mais également ontologique du fait qu’il nous a aimés « le premier ». Il est pour l’éternité celui qui nous aime le premier. » [3]

La vie du Christ est donnée en nourriture, qui nous unit à son Corps : l’unité de l’Église est ainsi sacrée et les divisions sont à proscrire à tout prix. C’est l’objet de la deuxième lecture :

« Ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix (…) Il y a un seul Corps et un seul Esprit. Il y a un seul Seigneur, une seule fois, un seul baptême, un seul Dieu et père de tous. » (Ep 4,3-5)

L’unité de l’Église n’est pas une simple camaraderie, c’est une réalité mystique née de la Croix. C’est pourquoi lorsqu’apparaissent des désaccords – qui doivent, bien sûr, s’exprimer – ils ne doivent pas donner lieu à des divisions et à des affrontements. Nous devons toujours nous souvenir avec respect de Celui qui nous unit. « Je vous exhorte à vous conduire d’une manière digne de votre vocation », nous dit Paul.

Les ministres du Christ

Les propos de Paul nous montrent que les premières communautés, comme les nôtres, vivaient des moments de tension ; il devait être difficile de vivre en paix lorsque Pierre et Paul s’opposaient publiquement : « Mais quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il était dans son tort. » (Gal 2,11).

Si l’on se place du point de vue des foules, les nombreux défauts des apôtres apparaissaient aux yeux de tous. Ils peuvent parfois faire écran entre Jésus et les foules, rendant plus difficile son accès. L’épisode où des Grecs veulent voir Jésus et doivent passer par Philippe, puis André (Jn 12), celui des petits enfants dont les disciples trouvent la présence déplacée (Mt 19), nous laissent imaginer cette réalité. Sans compter le contre-témoignage de la trahison de Judas, du reniement de Pierre et de la désertion des autres à l’heure décisive. Lors de la multiplication des pains, peut-être certaines personnes ont-elles ressenti de la répugnance à obéir aux apôtres, à recevoir le pain d’eux et non directement de Jésus, à constater qu’ils emportaient le surplus de pain comme s’ils l’avaient gagné… Encore aujourd’hui, l’importance des ministres dans la vie de l’Église n’est pas du goût de tous ; sans parler des scandales, leurs simples défauts font grincer bien des dents… Écoutons alors ce conseil du père de Lubac, forgé par l’expérience personnelle :

« Il se peut que bien des choses, dans le contexte humain de l’Église, nous déçoivent. Il se peut aussi que nous y soyons, sans qu’il y ait de notre faute, profondément incompris. Il se peut que, dans son sein même, nous ayons à subir persécution. Le cas n’est pas inouï, quoiqu’il faille éviter de nous l’appliquer présomptueusement. La patience et le silence aimant vaudront alors mieux que tout ; nous n’aurons point à craindre le jugement de ceux qui ne voient pas le cœur et nous penserons que jamais l’Église ne nous donne mieux Jésus-Christ que dans ces occasions qu’elle nous offre d’être configurés à sa Passion. Nous continuerons de servir par notre témoignage la Foi qu’elle ne cesse pas de prêcher. L’épreuve sera peut-être plus lourde, si elle ne vient pas de la malice de quelques hommes, mais d’une situation qui peut paraître inextricable : car il ne suffit point alors pour la surmonter d’un pardon généreux ni d’un oubli de sa propre personne. Soyons cependant heureux, devant ‘le Père qui voit dans le secret’, de participer de la sorte à cette Veritatis unitas que nous implorons pour tous au jour du Vendredi Saint. Soyons heureux, si nous achetons alors au prix de l’efficace à nos accents lorsque nous aurons à soutenir quelque frère ébranlé, lui disant avec saint Jean Chrysostome : ‘Ne te sépare point de l’Église ! Aucune puissance n’a sa force. Ton espérance, c’est l’Église. Ton salut, c’est l’Église. Ton refuge, c’est l’Église. Elle est plus haute que le ciel et plus large que la terre. Elle ne vieillit jamais : sa vigueur est éternelle.’ » [4]

L’attitude pédagogique de Jésus à l’égard de ses ministres, continue de s’appliquer aux agents pastoraux de l’Église. Il confiait ainsi un jour à la mystique mexicaine Concepción Cabrera :

« Les prêtres ont un rôle très délicat à jouer dans les âmes, c’est pourquoi ils ont encore plus besoin que quiconque d’abnégation, de maîtrise de soi, de douceur, de charité et d’autres vertus nombreuses. Qu’ils n’oublient pas que je suis toujours là pour les aider, qu’il leur faut être aimables sans s’abaisser, doux tout en gardant de l’énergie, attirants, tout en gardant leurs distances, patients dans la mesure du possible, et prudents toujours. » [5]

Ne prenons pas prétexte de l’imperfection – parfois scandaleuse- de l’Église pour chercher ailleurs ce pain que le Christ veut nous donner malgré l’indignité de ses ministres. C’est un piège. Le Christ a voulu l’Église et l’a voulue sainte et immaculée. Commençons par nous réformer nous-mêmes et l’Église sera meilleure. Si nous sommes ministres du Christ, essayons chaque jour d’être ce « parfait ami » que Jésus voyait en Saint Claude La Colombière. Si nous sommes consacrés ou laïcs, travaillons à notre sainteté et offrons notre vie, nos souffrances et nos difficultés pour la sanctification des ministres. Écoutons le Christ rêver tout haut dans ses confidences à Concepción, et puisons-y un amour renouvelé pour notre Église telle qu’elle est, telle qu’elle peut devenir :

« Le jour où mes prêtres seront transformés en moi, ce jour-là le peuple me reconnaîtra dans ses bergers et il lui deviendra plus aisé de grandir dans la foi et dans la charité. Tous me verront alors et m’obéiront à travers eux. Tel est le secret de l’unité. Chaque prêtre me verra dans l’autre prêtre, d’une manière visible et concrète. De même que dans chaque hostie consacrée je suis réellement présent tandis que disparaissent les espèces du pain, de même mes prêtres qui sont les hosties du ciboire de mon Cœur deviendront tous égaux, tous purs et divinisés, remplis de l’Esprit Saint, ne formant plus qu’un seul corps, comme moi, qui, multiplié par l’Eucharistie, reste un en vertu du principe de l’unité de la Trinité. Comme elle est belle, l’unité des hosties en une seule substance tandis que les espèces disparaissent en moi ! C’est cette unité-là qui doit être celle de mes prêtres. Ils ne formeront plus qu’une seule substance tandis que la créature en eux disparaîtra dans le Créateur lors de leur transformation en moi. Oui, je serai alors en eux bien vivant, bien réel, agissant, à travers eux extérieurement tout en étant en eux à l’intérieur pour convertir et sauver ! » [6]


[1] Cardinal John-Henry Newman (1801-1890), in Le mystère de l’Église.

[2] Dom Guéranger, L’année liturgique, dimanche IV de Carême, p. 365.

[3] Benoît XVI, Exhortation Sacramentume Caritatis, n°14.

[4] Card. Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Cerf 2006, p.184.

[5] Conchita Cabrera de Armida, A ceux que j’aime plus que tout : confidences de Jésus aux prêtres , Téqui 2008, p.98.

[6] Conchita Cabrera de Armida, A ceux que j’aime plus que tout : confidences de Jésus aux prêtres , Téqui 2008, p.176.


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