Alors que le Temps Ordinaire de l’année liturgique s’écoule doucement pendant l’été, en proclamant saint Marc de dimanche en dimanche et de chapitre en chapitre, nous faisons soudain un long détour de cinq semaines par l’évangile de Jean (TOB 17-21).
Deux motivations semblent avoir poussé les auteurs de la réforme liturgique, dans les années soixante, à ce choix étonnant. Il y a d’abord la grandeur et la force du long chapitre 6 de saint Jean, la Pâque du Pain de vie, qui mérite bien une place particulière dans nos célébrations ; mais elle serait difficile à trouver pendant les « temps forts » où Jean est proclamé (par exemple en carême). Il y a aussi la brièveté de l’évangile de Marc : si Matthieu et Luc fournissent sans aucun problème la trentaine de passages pour les dimanches du temps ordinaire, ce serait plus difficile de les demander au deuxième évangile… Heureuse solution : nous interrompons notre lecture continue de Marc en arrivant à la première multiplication des pains (Mc 6), pour passer au récit très similaire de Jn 6. Ce chapitre opère une ascension progressive vers le discours du Pain de vie dans la synagogue de Capharnaüm, et nous lui consacrons cinq dimanches. Puis nous reprenons Marc où nous l’avions laissé, au chapitre 7 (dimanche 22 du TOB). Ce choix est d’autant plus pertinent que le thème de la nourriture imprègne les chapitres Mc 6-8 : un peu de théologie johannique vient les éclairer…
La première lecture : miracle d’Élisée (2R 4)
L’évangile de ce dimanche rapporte la multiplication des pains par Jésus (Jn 6, Mc 6), et la première lecture nous rappelle que des miracles similaires avaient déjà été accomplis sous l’Ancienne Alliance.
Surgit ainsi la figure d’Élisée, «Dieu est salut (אלישׁע, elisha) », dont le nom est construit à partir de la même racine (ישׁע, yasha, sauver) que Jésus, Isaïe et Josué. C’est dire si Jésus, en multipliant les pains pour les pauvres en détresse, s’inscrit dans la ligne des grands hommes de l’Ancien Testament. L’exégète Paul Beauchamp nous dresse un portrait rapide de l’étonnant prophète Élisée :
Élisée avait d’abord été laboureur et, tout d’un coup, Élie avait jeté sur lui son manteau pour en faire son disciple [1R 19]. Élie emporté au ciel se défera une seconde fois de ce manteau [2R 2]. Élisée le ramasse. Il l’emporte avec une ‘double part’ de l’esprit de son maître, c’est-à-dire deux fois la part d’héritage accordée aux autres disciples. Ceux-ci étaient fort nombreux. Pendant la seconde moitié du IXème siècle, Élisée prolonge l’image d’Élie avec moins de majesté. Il y a de tout, en vrac, dans les pages qui le concernent. Il y a des vues sur l’histoire de la nation. Il y a aussi une collection de souvenirs des disciples, recueillis par la mémoire populaire et comprenant de nombreux miracles. [1]
La liturgie choisit un passage emprunté à la section des « miracles d’Élisée » du Deuxième Livre des Rois (2R 4-6) : l’huile de la veuve qui coule à profusion, la résurrection du fils de la Shunamite, la marmite empoisonnée, la multiplication des pains, la guérison du lépreux Naaman, la hache perdue et retrouvée…
Au-delà de l’aspect folklorique de ces récits, leur fonction de préparation à la Nouvelle Alliance est évidente et le lecteur averti des évangiles synoptiques, en suivant Jésus dans la première étape de sa vie publique, reconnaît immédiatement la figure d’Élisée (et d’Élie) en arrière-plan. Luc le souligne : « Il y avait aussi beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Élisée ; et aucun d’eux ne fut purifié, mais bien Naaman, le Syrien » (Lc 4,27). La foule ne s’y trompe pas, comme nous l’entendons dans l’évangile du jour : « C’est vraiment lui le Prophète annoncé » (Jn 6,14).
Le récit de la multiplication des pains par Élisée est très épuré. Rappelons simplement la disposition de la Loi qui consacrait aux prêtres les prémices de la récolte (Lv 23) ; c’est pourquoi Ben Sira exhortait ainsi son jeune élève : « De toutes tes forces aime celui qui t’a créé et ne délaisse pas ses ministres. Crains le Seigneur et honore le prêtre et donne-lui sa part comme il t’est prescrit prémices, sacrifice de réparation, offrande des épaules, sacrifice de sanctification et prémices des choses saintes. » (Sir 7,30-31).
Élisée n’est certes pas prêtre, mais sa vocation spéciale comme successeur d’Élie avec le don de l’Esprit (2R 2) a fait de lui un « homme de Dieu » (v.42). De même pour Jésus, qui n’est pas lévite mais bien « homme envoyé par Dieu », manifesté par l’Esprit lors de son baptême au Jourdain.
L’évangile : multiplication des pains (Jn 6)
Le récit de la multiplication des pains est importants dans les quatre évangiles. Marc et Matthieu nous racontent même deux multiplications, l’une chez les Juifs, l’autre chez les païens. Il est frappant de constater les nombreux points communs entre le récit de Jean (Jn 6), celui du Livre des Rois (2R 4), et celui de Marc (Mc 6). Ils nous serviront pour la méditation :
- La situation de manque : Elisée opère le miracle au moment où le pays vit une grave famine. Jésus multiplie les pains alors que la foule, qui est venue de loin et l’a suivi toute la journée, se retrouve sans nourriture. Il faut ce manque, ce besoin, pour que Dieu agisse : « Heureux les affamés, ils seront rassasiés… »
- La compassion. Le miracle naît de la rencontre entre la pauvreté de l’homme et le regard miséricordieux de Dieu, qui voit ce manque et le ressent douloureusement. Jésus et Elisée sont saisis de compassion pour la foule des pauvres : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent » (2R 4,43), ordonne Elisée alors que les prémices lui reviennent de droit. De même Jean et Marc soulignent le regard apitoyé de Jésus sur les pauvres gens (Jn 6,5 ; Mc 6,34) ;
- La médiation d’une générosité et d’une foi humaine . En pleine famine, l’homme de Baal-Shalisha apporte à Elisée vingt pains d’orge et du grain frais. Un geste qui témoigne d’une grande confiance et d’une admirable piété. Invité par Elisée à distribuer ces pains, il s’exécute. C’est son serviteur qui doute. Dans l’évangile, Philippe souligne l’absurdité, à vue humaine, de la demande de Jésus. Mais André, qui fait la même analyse, propose tout de même les cinq pains et les deux poissons, et le jeune garçon accepte de s’en départir. Jésus ne peut rien sans notre générosité et notre foi…
- Les ministres. Tous deux s’appuient sur des ministres pour nourrir les foules au lieu d’opérer directement le miracle : un homme quelconque, celui qui avait offert les prémices dans le cas d’Élisée ; les Douze pour Jésus : pour susciter la compassion, pour faire grandir la foi, parce que Dieu veut, par ses ministres, que l’homme partage son œuvre, pour peu à peu partager sa vie.
- La surabondance. Pour mieux faire éclater le miracle, la disproportion entre les moyens et le résultat est soulignée : « vingt pains d’orge » pour cent personnes pour Élisée, « cinq pains et deux poissons », pour cinq mille hommes pour Jésus, sans compter ce qui reste, tant dans le récit de Marc que celui de Jean : un détail qui constitue un gage d’historicité, mais surtout une logique arithmétique très éloignée de la nôtre. Dieu peut partir de rien pour faire beaucoup et il ne donne pas juste ce qu’il faut. Il donne toujours à profusion. « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure », dira Saint-Augustin. Il reste douze paniers, chez Jean comme chez Marc, le chiffre de la plénitude.
Voici comment Saint-Augustin interprétait ces chiffres :
« Lorsque le Seigneur opérait ces miracles, il parlait à l’intelligence, non-seulement de vive voix, mais encore par ses actes. Les cinq pains signifiaient pour lui les cinq livres de la loi de Moïse ; car cette loi est à l’Evangile, ce que l’orge est au froment. Il y a dans ces livres de profonds mystères concernant le Christ ; aussi le Christ disait-il lui-même : ‘Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car il a parlé de moi dans ses écrits’ (Jn 5,46). Mais de même que dans forge la moelle est cachée sous la paille, ainsi le Christ est voilé sous les mystères de la loi. Quand on expose ces mystères qui recèlent le Pain de vie, ils semblent se dilater : ainsi se multipliaient les cinq pains quand on les rompait. Ne vous ai-je pas rompu le pain moi-même en vous faisant ces observations ? Les cinq mille hommes désignent le peuple soumis aux cinq livres de la loi ; les douze corbeilles sont les douze apôtres remplis aussi des débris de cette même loi. Quant aux deux poissons, ils figurent ou les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain, ou les Juifs et les Gentils, ou les deux fonctions sacrées de l’empire et du sacerdoce. Exposer ces mystères, c’est rompre le pain ; les comprendre, c’est le manger. » [2]
Tous ceux qui ont accompli le pèlerinage en Terre Sainte peuvent facilement se représenter le cadre géographique du miracle de Jésus : au début, Il « gravit la montagne », une petite colline aux abords du lac comme celle des Béatitudes. D’ailleurs Jean précise qu’il s’y assoit avec ses disciples (v.3), ce qui n’est pas sans rappeler les Béatitudes chez Matthieu (cf. Mt 5). Lorsque le petit groupe se déplace « de l’autre côté de la mer de Galilée » (Jn 6,1), il s’agit d’un trajet semblable à celui qui relie Tibériade à Capharnaüm. Le sanctuaire bénédictin de Tabga, à côté de la « primauté de Pierre », nous indique où était probablement cet endroit « où il y avait beaucoup d’herbe » (v.10), pour que les gens si nombreux puissent s’étendre et se rassasier : encore aujourd’hui, cette zone est irriguée par plusieurs sources, et très verdoyante. Enfin, lorsque « Jésus se retire dans la montagne, lui seul » (v.15), nous pouvons penser au mont Arbel qui domine cette rive du lac par son escarpement.
En outre, l’évangéliste Jean sème discrètement des détails qui lui serviront pour la grande construction théologique de ce chapitre. Tout d’abord, les foules suivent Jésus « parce qu’elle avait vu les signes qu’il accomplissait sur les malades » (Jn 6,2). Ensuite, elles réagissent « à la vue du signe que Jésus avait accompli » (v.14). Tout l’enjeu de ce chapitre consistera en un passage : depuis le miracle du pain multiplié, jusqu’à la foi au Pain eucharistique. Le signe introduit au mystère, comme à Cana : « Tel fut le premier des signes de Jésus, il l’accomplit à Cana de Galilée et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » (Jn 2,11).
Par ailleurs, plusieurs éléments évoquent à la fois la figure de Moïse et l’institution de l’Eucharistie. « La Pâque, la fête des Juifs, était proche » (v.4) : cette fête instituée par Moïse, dont un élément était le pain azyme (cf. Ex 12), a-t-elle une relation avec le Pain de vie ? La discussion qui vient butera sur ce point (cf. v.31-32) lorsque Jésus se présentera comme la nouvelle manne et le pain descendu du ciel. L’autorité que la foule attribue Jésus ( il s’assit… ils allaient l’enlever pour faire de lui un roi ) rappelle celle du Législateur. D’autant plus que Jésus va ensuite marcher sur les eaux (Jn 6, 16 sq.), comme s’il sortait d’Égypte, et s’attribuer le « Nom » divin (cf. Ex 3,14).
Surtout, l’ensemble de l’épisode annonce l’Eucharistie. Jean est le seul évangéliste à ne pas relater l’institution de l’Eucharistie avant la Passion de Jésus. On estime d’ordinaire que c’est parce qu’il a choisi d’en développer le mystère dans le chapitre 6 de son évangile.
Dans l’extrait de ce jour, les gestes de Jésus lors de la multiplication ne sont pas sans rappeler la célébration liturgique de l’eucharistie : Il fait asseoir la foule comme pour un repas formel ou lors de la dernière Cène, puis « Il prit les pains et, après avoir rendu grâce [ εὐχαριστήσας ], il les distribua aux convives » (v.11). La même séquence de gestes (prendre les offrandes / bénir ou rendre grâce / les donner) se retrouve dans le récit de Marc (Mc 6,41), et c’est naturellement que la première communauté chrétienne l’a répétée lors la célébration du Jour du Seigneur. La même charge est confiée aux disciples de récolter précieusement la nourriture intarissable qui nourrira désormais l’Église jusqu’à la fin des temps. C’est avec une grande émotion que nous pouvons lire cette description très ancienne (vers l’an 155) de la messe primitive, sous la plume de saint Justin :
« Quand les prières sont terminées, nous nous donnons un baiser les uns aux autres. Ensuite, on apporte à celui qui préside les frères du pain et une coupe d’eau et de vin mélangés. Il les prend et fait monter louange et gloire vers le Père de l’univers, par le nom du Fils et du Saint-Esprit et il rend grâce (en grec : eucharistian) longuement de ce que nous avons été jugés dignes de ces dons. Quand il a terminé les prières et les actions de grâce, tout le peuple présent pousse une acclamation en disant : Amen. » [3]
⇒Lire la méditation
[1] Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Seuil 2000, Élisée le disciple, p. 171.
[2] Saint Augustin, Sermon CXXX.