lecture

Méditation : le style évangélique de la mission

Avec Jésus, un vent de nouveauté souffle sur la Galilée. L’aurore du Salut s’est levée ; son enseignement stupéfie par son autorité et sa simplicité ; le règne des ténèbres de la nuit, celui de Satan, commence à s’écrouler et les démons sont refoulés dans l’obscurité… Jésus n’est pas un maître parmi d’autres. Il est important de se remémorer le caractère novateur et unique de son enseignement, tant sur le fond que dans la forme. Qu’est-ce qui fait profondément la spécificité de cette annonce par rapport aux enseignements reçus ordinairement des Scribes ? Pourquoi Jésus est-il perçu comme différent ? Les premiers chapitres de Marc nous renseignent sur ce point.

La particularité de l’enseignement de Jésus

Jésus enseigne avec autorité (Mc 1, 22 et 27). Il ne s’agit pas d’autoritarisme mais de puissance de conviction. Les auditeurs de Jésus perçoivent que Jésus ne répète pas des paroles apprises. Jésus, le Fils, tout habité par l’Esprit, atteste de vérités qu’il connaît vraiment car il les vit avec son Père : Il est le « témoin fidèle » (Ap 1,5). Aussi ses paroles sont-elles frappées au coin de la vérité, probablement aussi d’une clarté et d’une conviction ardente qui les rend évidentes et totalement crédibles. Entre ce qu’Il dit et ce qu’Il est, aucune distance ; Il est lui-même la Parole.

Jésus prie également d’une manière particulière. Alors que les prières étaient publiques, entourées de multiples rites et codifiées, Jésus, lui, se lève de nuit, pour rejoindre en solitaire son Père, avec lequel il converse simplement et intimement bien au-delà des formules et des horaires rituels.

Jésus témoigne, enfin, par ses actions, de la compassion de Dieu : Marc commence par rapporter les multiples miracles accomplis par Jésus, les nombreux exorcismes et guérisons qu’il réalise et insiste sur la compassion avec laquelle Il agit.

Parce que cette compassion est parfaite, elle s’applique aussi à la santé de l’âme : aussi, dès l’épisode du paralytique (Mc 2, 11-19), Jésus proclame le pardon des péchés au nom de Dieu. En mangeant avec les publicains et les pécheurs, il annonce qu’il est venu en priorité pour eux : « je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Mc 2, 17). Pour la première fois, les hommes qui se sentent misérables osent s’approcher de Dieu.

Au fil de son ministère, Jésus révèlera peu à peu le cœur de son message et le sens profond de sa mission. La deuxième lecture, tirée de la lettre aux Ephésiens, le résume parfaitement : Dieu nous a créés pour être saints comme lui et partager son amour : « pour être saints et immaculés devant lui, dans l’amour ». Pour cela, il nous rachète dans le Christ et nous introduit dans « sa famille », nous devenons Fils et héritiers de la vie divine ; dès cette vie, nous pouvons être dans la joie car nous recevons l’Esprit saint à profusion si bien que « l’Esprit promis par Dieu est une première avance sur notre héritage ».

Il est important de comprendre à quel point tout cela était nouveau à son époque où les prescriptions de la Loi étaient le chemin habituel pour aller vers Dieu. Avec Jésus, toute la perspective change. Mais a-t-elle changé pour nous ?

La question est de savoir si nous recevons l’évangile comme une sagesse supérieure ou bien comme l’unique Bonne Nouvelle, celle d’un Dieu Père qui nous sauve en Jésus-Christ. Croyons-nous que Dieu nous veut saints et immaculés pour vivre pour toujours avec Lui, ou en sommes-nous restés à l’ordre moral, à la religiosité, à l’application d’une charité sans ambition, et à une foi sans ardeur ? Lorsque nous parlons du Christ sommes-nous joyeux de témoigner de Lui, ou bien sommes-nous dogmatiques et pontifiants ? Prenons-nous exemple sur la prière du Christ, pour vivre le cœur à cœur avec Dieu et l’enseigner à autrui, ou nous contentons-nous de formules creuses ?

Annoncer le Royaume

Jésus envoie ces disciples annoncer l’Évangile. À leur suite, il est bon de nous demander si nous acceptons cette mission et les conditions que Jésus pose et qui en font le style particulier.

Jésus envoie les apôtres « deux par deux », ce qui est assez classique dans l’Antiquité pour garantir la validité juridique d’un témoignage (cf. Dt 17,6) ; c’est toujours en Eglise qu’on évangélise, sous le contrôle fraternel d’autrui. Mais Il ne veut pas que ses envoyés se comportent en rabbins bien établis qui cultivent leur clientèle. Ils doivent plutôt ressembler à ces étranges philosophes ambulants qu’étaient les Cyniques, dans le monde grec, et surtout aux prophètes Elie et Jean-Baptiste, dépouillés de tout.

Priorité absolue à la mission du Royaume, sans prendre de garanties humaines ( pas de pain, pas de sac, pas de pièces de monnaie dans la ceinture ) : juste de quoi permettre la marche – un bâton et des sandales ; Dieu pourvoira, comme pour Elie, nourri par les corbeaux (1R 17) ou Jean, avec les sauterelles (Mc 1,6). C’est seulement dans ce dépouillement que Dieu peut agir pleinement. Pauvre de tout, le disciple est riche de Dieu et capable de l’annoncer librement.

Aujourd’hui, à l’heure de soutenir une initiative d’évangélisation, nous posons parfois tant de conditions matérielles et humaines… Nous considérons si souvent la mission comme une activité à part. Or c’est au fil du chemin de la vie, sur la route de nos existences quotidiennes, dans nos familles et sur nos lieux de travail, au gré de rencontres souvent imprévues, que se fait l’essentiel de l’évangélisation, et non pas dans des cercles dédiés et fermés, dans des tranches horaires limitées.

Si souvent aussi, nous attendons reconnaissance et honneur de ce que nous faisons pour annoncer l’Evangile. Or, il n’en est pas ainsi ; il faut annoncer puis repartir si l’on n’est pas accueilli, en témoignant fermement de la vérité mais sans colère et sans insistance : « en tout village où l’on ne vous accueillera pas… »

L’apostolat est l’occasion de bien des dépouillements humains –et parfois matériels. Nous sommes si souvent dépendants de méthodes, de groupes de travail, de spécialistes de communication ou de relations humaines. En réalité tout est plus simple et plus dépouillé si nous nous laissons pénétrer par le feu de l’Esprit. On évangélise tous les jours, en vivant au milieu des autres, non pas en s’isolant et en pratiquant l’entre-soi, mais en exerçant la compassion qui guérit et libère, la prédication respectueuse et la prière.

Au cours des siècles, ce nouveau style de mission a inspiré la vie de l’Église, et les saints n’ont eu de cesse d’y revenir, luttant contre toutes les accommodements, buvant à la source fraîche de l’Evangile dont les exigences sont claires. C’est peut-être pour cela que l’épopée de saint François, à une époque où l’Eglise est très institutionnalisée, nous enthousiasme toujours autant. Pour cela aussi que Mère Teresa de Calcutta a tant marqué les esprits de sa génération. Comme Mère Teresa, François a voulu que ses compagnons vivent l’Évangile à la lettre, revenant sans cesse au style que Jésus a voulu imprimer au groupe des Douze. On le voit par exemple dans un passage de sa Règle :

« Je conseille, j’avertis et j’exhorte mes frères dans le Seigneur Jésus-Christ : quand ils vont par le monde, qu’ils ne se disputent pas, qu’ils ne se querellent pas en paroles et qu’ils ne jugent pas les autres ; mais qu’ils soient doux, pacifiques et modestes, aimables et humbles, parlant honnêtement à tous, comme il convient. Et ils ne doivent pas aller à cheval, s’ils n’y sont pas contraints par une nécessité manifeste ou par la maladie. En quelque maison qu’ils entrent, qu’ils disent d’abord : Paix à cette maison. Et selon le saint évangile, qu’il leur soit permis de manger de tous les aliments qu’on leur présente. » Saint François d’Assise, Deuxième règle, Sources Chrétiennes 285, p. 187.

Aujourd’hui, comment vivons-nous la mission que Jésus nous a confiée ? Selon la même simplicité, fraîcheur et enthousiasme qui animaient les Douze, les compagnons de saint François, les missionnaires envoyés par saint Ignace en Inde, les enthousiastes martyrs d’Afrique comme saint Charles Lwanga ?

Il faut tout d’abord raviver en nous la conviction que les paroles d’envoi en mission sont toujours actuelles. Comme hier en Galilée, le Christ envoie ses apôtres pour « expulser beaucoup de démons, faire des onctions d’huile et guérir de nombreux malades » ; nous le voyons en particulier dans le sacrement de l’Onction des malades, dont les fruits sont décrits par le Catéchisme :

« Un don particulier de l’Esprit Saint. La grâce première de ce sacrement est une grâce de réconfort, de paix et de courage pour vaincre les difficultés propres à l’état de maladie grave ou à la fragilité de la vieillesse. Cette grâce est un don du Saint-Esprit qui renouvelle la confiance et la foi en Dieu et fortifie contre les tentations du malin, tentation de découragement et d’angoisse de la mort (cf. He 2, 15). Cette assistance du Seigneur par la force de son Esprit veut conduire le malade à la guérison de l’âme, mais aussi à celle du corps, si telle est la volonté de Dieu. En outre, « s’il a commis des péchés, ils lui seront remis » (Jc 5, 15) » Catéchisme, nº1520, http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P4H.HTM

Encore aujourd’hui, le Seigneur a besoin d’envoyer des disciples pour chasser les esprits impurs, oindre les malades, prêcher la Bonne Nouvelle… Joseph Ratzinger, dans une homélie de 1991, l’exprimait ainsi :

« Aux Douze qu’envoie le Seigneur – avec eux commencent ses innombrables envois jusqu’à la fin des temps – il donne le pouvoir de chasser les esprits impurs. Tout d’abord, nous pensons qu’il s’agit là de quelque chose de dépassé. Et pourtant, réfléchissant un peu sérieusement, nous devrions tous admettre qu’est nécessaire, aujourd’hui, une désintoxication de l’âme, et que nous en avons un besoin urgent, plus que jamais. Aujourd’hui, nous découvrons toujours davantage à quel point nos activités ont empoisonné la création et, désespérés, nous nous posons la question : comment pouvons-nous arrêter le mouvement, ou même, comment revenir en arrière ? (…) C’est pourquoi, de façon urgente, nous avons besoin de trouver les moyens de préserver la création de Dieu afin de ne pas la précipiter dans la mort, dans un définitif épuisement ; mais nous avons tout autant besoin de moyens pour désintoxiquer les âmes, les réconcilier avec elles-mêmes, avec la création et avec les autres. » Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre l’amour de Dieu, Parole et silence 2016, p.285.

Nous convertir sans cesse

« Désintoxiquer les âmes », une belle mission… qui nous rappelle cependant que l’âme du missionnaire, elle aussi, a besoin d’être purifiée. De nombreux « mauvais esprits » peuvent l’habiter, même si elle est déjà convertie… Le chemin de conversion personnelle que les apôtres doivent suivre dans l’évangile de Marc en est un signe : ils ont effectivement reçu du Seigneur l’autorité et la mission, mais l’Esprit Saint doit encore venir sur eux à la Pentecôte pour que leur foi s’affermisse et qu’elle se manifeste pleinement dans l’œuvre immense que relatent les Actes des Apôtres.

Nous aussi, même si nous sommes « constitués en autorité » dans l’Eglise, devons cependant supplier l’Esprit Saint pour qu’Il poursuive son œuvre de transformation dans nos âmes. N’imaginons pas l’Eglise comme une confrontation, même pacifique et fructueuse, entre missionnaires et « païens à convertir » : il s’agit plutôt d’une communion dans le Christ, qui grandit au cours de l’histoire et convertit à l’Evangile, petit à petit, tous ceux qui en font partie. Et la ligne de partage entre le bien et le mal passe souvent par notre propre cœur.

Lorsque nous recevons l’envoi en mission du Christ, nous recevons également le devoir de « recevoir les envoyés » : accueillir la conversion pour pouvoir ensuite la proposer aux autres… Chacune de nos âmes, et de nos communautés, et cette « maison » à laquelle les Apôtres d’aujourd’hui viennent frapper pour trouver l’hospitalité. L’Esprit saint vient avec eux ; sommes-nous toujours ouverts à la prédication de l’Evangile, qui nous dérange souvent, qui nous porte à mourir à nous-mêmes, qui demande tout et n’épargne rien ? L’habitude ou la conviction d’être « déjà converti » pourraient nous amener à « refuser d’accueillir et d’écouter » ceux que le Seigneur nous envoie…

Nous avons besoin de guérir intérieurement, d’être « désintoxiqués » des maladies spirituelles qui nous assaillent et pour cela de recevoir avec foi les sacrements, qui viennent soigner nos âmes, afin d’en recueillir tous les fruits. C’est ainsi que le pape François, s’adressant à la Curie romaine pour les vœux de Noël en 2014, décrivait longuement certaines maladies spirituelles qui peuvent entraver la communion et la mission : ce qui nous porte aux antipodes du style missionnaire de l’évangile du jour. Voici par exemple une maladie qui nous guette tous :

« La maladie du bavardage, du murmure et du commérage. J’ai déjà parlé de cette maladie de nombreuses fois mais jamais assez. C’est une maladie grave, qui commence simplement, peut-être seulement par un peu de bavardage, et s’empare de la personne en la transformant en ‘‘ semeur de zizanie’’ (comme Satan), et dans beaucoup de cas en ‘‘homicide de sang froid’’ de la réputation des collègues et des confrères. C’est la maladie des personnes lâches qui n’ont pas le courage de parler directement ; ils parlent par derrière. Saint Paul nous exhorte : « Agissez en tout sans murmures ni contestations, afin de vous rendre irréprochables et purs » (Ph 2, 14-18). Frères, gardons-nous du terrorisme des bavardages ! »

Un moyen sûr pour « désintoxiquer » notre âme : l’humilité qui se concrétise dans l’obéissance. Si les disciples de saint François ont transmis à leurs contemporains l’enthousiasme de leur sainteté, c’est que leurs âmes étaient modelées sur cette dame pauvreté de l’esprit qu’est l’obéissance simple, cordiale et sans complication. Accueillons les Apôtres envoyés par le Christ, accueillons-les dans les personnes qui sont constituées en autorité dans l’Eglise, comme si Jésus venait juste de leur confier le mandat missionnaire en Galilée, comme ces Apôtres qui partirent « deux par deux », avec tant de défauts et de maladresses, mais avec la confiance de Jésus qui les accompagnait…

Cet esprit d’obéissance heurte parfois notre mentalité moderne, où chacun est volontiers son propre maître et tend à s’ériger en juge universel. Dans la vie personnelle, chacun croit son cas particulier et prend des libertés en matière de pratique religieuse et de loi morale, sous prétexte que l’Eglise ne comprend pas le monde moderne, que les temps ont changé, que l’essentiel n’est pas là. Dans la vie ecclésiale, il est fréquent que des laïcs et même des clercs proposent leurs propres interprétations du dogme, de la théologie sacramentelle et leurs idées sur le gouvernement de l’Eglise en critiquant dans des cercles avertis ou en mettant même ces débats sur la place publique. Dans la vie courante, des personnes consacrées ou engagées dans une activité d’Eglise, s’affranchissent de tout référent et décident d’organiser leur temps et leurs occupations selon leur fantaisie et leurs choix.

Cette attitude, souvent justifiée à tort par la liberté ou l’esprit critique, part surtout d’une immodestie profonde, d’un orgueil démesuré. Nous croyons savoir mieux qu’autrui. Dieu se manifeste en réalité à travers le rapport d’autorité – sauf bien sûr s’il est abusif – et en dépit des défauts et limites de ceux qui l’exercent. Nous dépendons tous d’une autorité et toute autorité dépend ultimement du Christ. Nous ne savons pas toujours ce qui est bon pour nous car nous nous connaissons mal et ne pouvons pas percer les plans de Dieu.

L’obéissance est un moyen de nous garder de nous-mêmes, et de laisser l’Esprit-Saint s’exprimer ; d’être sûrs de ne pas faire notre volonté mais celle de Dieu ; les supérieurs reçoivent la grâce d’état nécessaire à son exercice et même s’ils l’exercent mal, il en ressortira un bien pour nous. Tous les saints sont restés dans l’obéissance et en ont tiré de grandes bénédictions. Le père de Lubac nous a laissé une grande apologie de l’obéissance chez l’homme d’Église, qui touche par sa profondeur : obéir, c’est permettre l’œuvre de l’Esprit Saint pour le bien de l’Église et de notre propre âme…

« L’homme d’Église n’est pas seulement obéissant. Il aime l’obéissance. Il ne voudrait jamais obéir ‘par nécessité et sans amour’. […] Les exemples de l’histoire aussi bien que sa propre expérience lui montrent à la fois le désir de connaître les choses divines qui travaille l’esprit humain et la faiblesse qui l’expose à tomber dans toutes sortes d’erreurs. Aussi comprend-il le bienfait d’un divin magistère, auquel il se soumet librement. Il remercie Dieu de le lui avoir donné dans l’Eglise, et déjà c’est une participation à la paix de l’éternité qu’il éprouve, en se rangeant sous la Loi éternelle par l’obéissance de la foi. […] Pas plus qu’avec Dieu même, il ne souffrirait d’‘entrer en contestation’ avec ceux qui Le représentent. Jusque dans les cas les plus meurtrissants, et dans ces cas plus purement qu’en tous les autres, il découvre une convergence entre ce qui lui semblait être imposé du dehors et ce qui lui est inspiré du dedans : car l’Esprit de Dieu ne l’abandonne pas plus qu’Il n’abandonne l’Église entière, et ce qu’Il opère en l’Église entière est aussi ce qu’Il opère en chaque âme chrétienne. Aux exigences que sa Mère lui manifeste, ‘l’instinct baptismal’ de l’enfant répond par un élan joyeux : Ubi Spiritus Domini, ibi libertas.»  Card. Henri de Lubac, Méditation sur l’Eglise, Cerf 2006, p.222-5.


[1] Saint François d’Assise, Deuxième règle, Sources Chrétiennes 285, p. 187.

[2] Catéchisme, nº1520.

[3] Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre l’amour de Dieu, Parole et silence 2016, p.285.

[4] Card. Henri de Lubac, Méditation sur l’Eglise, Cerf 2006, p.222-5.



.