Au centre des lectures de ce dimanche, nous est rapportée une expérience douloureuse pour Jésus : Il retourne dans son village d’origine, parmi ceux qui l’ont vu grandir à Nazareth, mais là, point de réjouissance comme à l’ordinaire : sa prétention messianique est rejetée. « N’est-il pas le charpentier ? » (Mc 6,3), une réaction très humaine. La liturgie nous suggère de comprendre ce passage dans la ligne des prophètes d’Israël, eux aussi incompris et rejetés par leur propre peuple (Ez 2).
La première lecture : mission douloureuse du prophète (Ez 2)
Les grands prophètes que sont Isaïe, Jérémie et Ezéchiel ont tous fait part du grand mystère qui a marqué leur vie : leur « vocation prophétique », cette consécration personnelle pour recevoir la Parole de Dieu.
Cette vocation est un appel à ne faire qu’un avec la Parole, pour la transmettre au peuple d’Israël. Ezéchiel a fait, à cet égard, une expérience mystique très particulière :
« Le Seigneur me dit : « Fils d’homme, ce qui est devant toi, mange-le, mange ce rouleau ! Puis, va ! Parle à la maison d’Israël. » J’ouvris la bouche, il me fit manger le rouleau et il me dit : « Fils d’homme, remplis ton ventre, rassasie tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai, et dans ma bouche il fut doux comme du miel. » (Ez 3, 1-3).
Le prophète n’est pas un simple porte-parole ; il assimile la Parole de Dieu, elle devient partie intégrante de lui-même. En quelque sorte, elle s’incarne en lui.
Mais la vocation prophétique se heurte à l’incompréhension, au rejet, à l’échec. De façon surprenante, des fruits spirituels naissent de ce rejet : les paroles des prophètes semées douloureusement dans les méandres de l’histoire ont finalement mûri, elles ont été consignées dans des rouleaux, ces trois grands livres prophétiques qui inspirent, depuis des siècles, la vie du peuple juif et du peuple chrétien. Ces textes sont une autre illustration des paraboles de Jésus (le semeur, le grain de moutarde…) que nous avons méditées la semaine dernière. En effet, la parole de Dieu a sa propre logique de croissance, une logique surnaturelle, et elle atteint toujours son but :
« La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission » (Isaïe 55, 10-11).
Nous pouvons retenir trois aspects de la vocation prophétique, comme la première lecture de ce dimanche (Ez 2) nous les suggèrent.
La vocation est, tout d’abord, reçue au cours d’une théophanie où le mystère de Dieu enveloppe un homme ébloui.
Pour Isaïe, c’est la grande scène au Temple où se montre le Trône du Seigneur, avec les séraphins qui entonnent l’hymne de louange : « Saint, saint, saint, le Seigneur, sa gloire emplit toute la terre ! » (Is 6,3).
Pour Ezéchiel, qui se trouve parmi les exilés à Babylone, c’est la vision du « char divin » au milieu de la tempête, les quatre animaux et les roues… « C’était quelque chose qui ressemblait à la gloire du Seigneur » (Ez 1,28) : voilà le cadre où notre première lecture prend place.
Ainsi s’explique la formulation « l’Esprit me fit tenir debout » (v.2) : sans lui, en effet, l’homme ne pourrait être en contact avec le Dieu trois fois saint ; elle nous laisse deviner qui est « Celui qui me parlait » : le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, le Saint d’Israël, qui se penche une nouvelle fois sur son peuple pour le sauver.
Le deuxième aspect de la vocation prophétique est le rejet. Comme dans le cas de Moïse, prophète par excellence (cf. Dt 34,10), Ezéchiel est envoyé au-devant du peuple d’Israël pour y représenter le Seigneur. Comme lui, il en subira le rejet, car le peuple ne veut pas se convertir. Le rejet entraîne la tristesse de Dieu et sa colère. Il ne ménage pas ses mots : « une nation rebelle qui s’est révoltée contre moi » (v.3) ; « Les fils ont le visage dur et le cœur obstiné » (v.4). Il parle d’expérience, après les multiples rébellions qui ont hanté l’Exode.
Les accents d’Isaïe en ouverture de son rouleau, sont tout aussi durs :
« Cieux écoutez, terre prête l’oreille, car le Seigneur parle. J’ai élevé des enfants, je les ai fait grandir, mais ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître, Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas. Malheur! Nation pécheresse! Peuple coupable! Race de malfaiteurs, fils pervertis! Ils ont abandonné le Seigneur, ils ont méprisé le Saint d’Israël, ils se sont détournés de lui. » (Is 1,2-4).
Le livre de Jérémie, enfin, rend compte du même drame :
« Même si Moïse et Samuel se tenaient devant moi, je n’aurais pas d’égard pour ce peuple. Renvoie-les loin de moi : qu’ils s’en aillent ! Et quand ils te diront : « Où irons-nous ? », tu leur répondras : Ainsi parle le Seigneur : Qui est pour la mort, qu’il aille à la mort ! Qui est pour l’épée, qu’il aille à l’épée ! Qui est pour la famine, à la famine ! Qui est pour la captivité, à la captivité ! » (Jr 15, 1-2).
Le prophète prend de plein fouet ce rejet et expérimente, en quelque sorte, la souffrance de Dieu. Cette souffrance l’accable et le conduit, par moments, au découragement : « Pourquoi ma souffrance est-elle sans fin, ma blessure, incurable, refusant la guérison ? Serais-tu pour moi un mirage, comme une eau incertaine » ? (Jr 15, 18).
C’est pourquoi la prophétie de Malachie qui clôt le corpus prophétique, et tout l’Ancien Testament, annonce une grande conversion lors de l’avènement du Seigneur : « Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que n’arrive le Jour du Seigneur, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. » (Ml 3,23-24). Nous en voyons l’accomplissement dans les premiers chapitres de Luc.
Le troisième aspect de la vocation prophétique est la valeur du témoignage de vie : au-delà de ce qu’il dit, la présence d’Ezéchiel deviendra un reproche permanent qui interpelle la conscience de sa génération : « qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas, ils sauront qu’il y a un prophète parmi eux » (v.5). Dans le chapitre 33, ce thème est repris avec l’image du guetteur : Dieu expliquera à Ezéchiel que sa responsabilité est d’alerter le peuple, chacun prenant ensuite ses responsabilités :
« Toi aussi, fils d’homme, je t’ai fait guetteur pour la mission d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. (…) si le méchant ne s’est pas converti, il mourra lui, à cause de son péché, mais toi tu auras sauvé ta vie » (Ez 33, 7-9).
Paroles paradoxales : d’un côté elles dédouanent le prophète, qui n’a pas à rendre compte de l’échec immédiat de sa mission ; d’autre part elles laissent entrevoir un succès post-mortem. Le verbe hébreu est imprécis, nous pouvons aussi traduire le verset 5 comme cela : « ils sauront qu’il y avait eu un prophète parmi eux ».
Ce n’est qu’après leur mort qu’Isaïe, Jérémie et Ezéchiel ont été reconnus comme de grands prophètes, parce que leurs paroles menaçantes se sont accomplies. Attestant, a posteriori, de la véracité des paroles des prophètes, les rédacteurs des rouleaux prophétiques utiliseront l’expression : « Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu… » (v.4), comme introduction stéréotypée des oracles de ces grands livres pour dire que ces paroles nous sont transmises fidèlement : malgré tout, la nation rebelle a donc bien écouté, honoré et transmis la Parole du Seigneur…
Le psaume : vers toi j’ai les yeux levés ! (Ps 123)
Ce thème de la vocation prophétique en Ezéchiel nous permet de lire le court psaume 123 (122) selon trois optiques différentes.
Le psalmiste semble, tout d’abord, exprimer le drame intérieur de tout prophète : « notre âme est rassasiée de mépris » (v.3) ; la mission reçue est trop lourde, la tristesse envahit le prophète lorsqu’il constate qu’il crie dans un désert hostile. On retrouve les accents dramatiques des lamentations de Jérémie (Jr 15). On entrevoit aussi la noblesse de sa spiritualité : le prophète n’attend que du Seigneur son secours : « nos yeux levés vers le Seigneur notre Dieu, attendent sa pitié ».
Le psaume peut être également lu comme un modèle de prière que le psalmiste propose à ses contemporains : le priant est d’abord invité à mettre Dieu au centre de sa vie, à lui donner toute la place : « vers toi j’ai les yeux levés, vers toi qui es au ciel ». Il est ensuite invité à l’humilité, et à se considérer comme un être faible et tremblant. Une image forte est alors utilisée, empruntée aux civilisations de l’Antiquité, celle de la dépendance totale de l’esclave vis-à-vis de son maître : « comme les yeux de l’esclave, comme les yeux de la servante ». C’est ainsi qu’il faut entrer dans la prière : toute notre vie dépend totalement du bon vouloir de Dieu, symbolisé par « la main de son maître / maîtresse », qui va donner le pain quotidien, la mission à remplir, la réprimande… Le psalmiste passe alors habilement de la première personne (j’ai les yeux levés) à l’expression collective (nos yeux) pour faire adopter son attitude par son auditoire. La supplication devient collective et émouvante : « pitié pour nous ! ».
À partir de cette deuxième explication on peut accéder à une troisième lecture : le psaume exprime l’expérience que fait cette partie du Peuple de Dieu qui a accueilli les prophètes : les humbles et les pauvres de cœur, ceux qui lèvent chaque jour leur regard intérieur vers le Seigneur en quête de consolation. Il est le vrai et bon pasteur, et sa main nous guide en tout. Le monde suit sa propre logique d’arrogance et de mépris, et le croyant entend souvent « le rire des satisfaits, le mépris des orgueilleux » (v.4). Mais une seule chose compte pour l’âme fidèle, pouvoir compter sur la Miséricorde de Dieu, qu’elle implore chaque jour : « pitié pour nous, Seigneur, pitié pour nous ! ».
L’évangile : incrédulité de la famille de Jésus (Mc 6)
La vocation d’Ezéchiel nous permet d’apprécier combien la visite de Jésus à Nazareth (dans son lieu d’origine, Mc 6,1) le fait ressembler aux prophètes de l’Ancien Testament, et l’en distingue, en même temps, à plusieurs égards.
Regardons d’abord les similitudes. Dans la culture religieuse de l’ancien Israël, un dicton devait circuler qui est venu jusqu’à nous : nul n’est prophète en son pays (Jn 4,44 ; Mt 13,57 ; Mc 6, 4). Jésus s’en sert pour expliquer pourquoi il est rejeté par ceux qui a priori le connaissaient le mieux pour l’avoir vu grandir près d’eux.
L’évangile rapporte fidèlement leurs réactions : Jésus est appréhendé sous le double prisme de son métier et de son origine familiale qui sont censés tout dire de lui. Il est défini à partir de son métier, hérité de Joseph, son père devant la Loi (charpentier) et de ses relations familiales : sa mère Marie, et ses « frères et sœurs », une expression à comprendre au sens large comme le mot « parents » en français peut désigner, au-delà du père et de la mère, les membres de la famille.
Connaissance humaine, bien entendu : son humanité, pendant toutes ces années de vie cachée à Nazareth, voilait sa divinité ; Il ne la manifesterait que peu à peu à quelques disciples choisis, lors de la Transfiguration, car elle requiert un accueil dans la foi.
À Nazareth, à cause de cette connaissance humaine partielle, la situation est totalement bloquée. Jésus est empêché d’agir : pas d’ouverture à la foi, donc pas de miracles possibles ( il ne pouvait accomplir aucun miracle) ; et les miracles qui ont eu lieu ailleurs ne sont pas compris ( quels sont ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ?). Quelques malades sont tout de même guéris car ils croient au pouvoir de Jésus sur le mal. Mais ceux qui n’ont rien de douloureux à offrir au Seigneur, qui ne se sont pas concrètement confrontés à leurs propres limites, ne voient pas l’intérêt de s’interroger sur lui au-delà de ce qu’ils savent déjà.
Dans les ténèbres de l’âme humaine pécheresse, les signes réalisés par Dieu sont une première étincelle, une invitation à la lumière, un signe ; mais l’âme peut les refuser. Jésus dénoncera directement la cécité coupable des Pharisiens : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites : Nous voyons ! Votre péché demeure » (Jn 9,41).
Dans cet épisode se cumulent ainsi deux aspects de résistance à l’action de Dieu, telle que l’ont vécue les prophètes de l’Ancien Testament :
- La résistance aux signes éclatants réalisés par des prophètes de la part de Dieu. C’est notamment le cas pour Elie ou Elisée. Le Seigneur s’en plaint par la bouche d’Isaïe, lorsque le roi Achaz refuse le signe de l’Emmanuel : « Écoutez donc, maison de David ! est-ce trop peu pour vous de lasser les hommes, que vous lassiez aussi mon Dieu ? » (Is 7,13).
- Le refus pur et simple de se conformer à la Parole du Seigneur ; c’est particulièrement vrai pour Ezéchiel qui n’a réalisé aucun miracle. Les auditeurs de Jésus mentionnent « cette sagesse qui lui a été donnée » et la scène a lieu dans la synagogue « où Jésus enseignait ».
Jésus ressemble aux prophètes, mais s’en distingue aussi car il les dépasse largement : il est prophète mais aussi Seigneur et Sauveur.
Tout d’abord, la majeure partie du peuple adhère à sa personne, surtout dans cette première partie de l’Évangile. Les résistances sont isolées : les autorités religieuses, ses parents… mais elles iront en croissant jusqu’à l’abandon des foules, à Jérusalem, pendant la Passion. Dans l’énumération des parents de Jésus, utilisés comme argument de son identité « ordinaire » figurent des personnes qui doutent de lui, mais aussi de très grands croyants : Marie et Joseph bien sûr, mais aussi Jacques, le futur premier évêque de Jérusalem et martyr, appelé « le frère du Seigneur » par Paul (Gal 1,19). La résistance à la Parole prophétique est donc relative, elle se cristallisera lors de la Passion et se poursuivra après la Résurrection et dans l’histoire de l’Église.
Par ailleurs, Jésus n’a nul besoin de théophanie pour connaître sa mission. Si théophanie il y a, au Jourdain, c’est pour les hommes qui assistent à la scène, notamment Jean, afin qu’il reconnaisse le Messie : « Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, celui-là baptise dans l’Esprit Saint » (Jn 1, 33).
Jésus fait plus que transmettre la parole de Dieu. Il est lui-même cette Parole, le Verbe fait chair, et pour cela enseigne « avec une grande autorité ». C’est pourquoi également il réalise les miracles en son propre nom. Toute sa personne, depuis l’Incarnation, est la théophanie du Dieu vivant, son Père, mais il faut la foi pour la percevoir. Isaïe recevait sa vocation dans le Temple, Jésus est le nouveau Temple…
La page de Marc s’achève sur cette note : « il s’étonna de leur manque de foi » (Mc 6,6), une fenêtre ouverte sur l’intériorité de Jésus dont le cœur débordant ne comprend pas que cet amour ne soit pas reçu et retourné. Un verset à rapprocher d’une autre remarque de Jésus, après la tempête sur le lac : « comment se fait-il que vous n’ayez pas la foi ? » (Mc 4, 40).
Par ailleurs, Jésus comme Verbe de Dieu demande très souvent, non pas simplement l’acquiescement de l’homme à la parole qu’il prononce, mais plus profondément l’adhésion à sa personne : « suis-moi ! » ; «crois-tu au fils de l’homme ? » ; « demeurez dans mon amour », etc. Avec Jésus, la vocation prophétique passe de l’annonce d’une parole par un tiers à l’annonce d’une personne par elle-même.
Le contraste est immense entre l’aspect humain « ordinaire » du Christ, celui des années passées à Nazareth, et son identité profonde de Fils de Dieu. Le pape Benoît XVI le commentait ainsi :
« À la stupeur des concitoyens qui se scandalisent, correspond l’étonnement de Jésus. Lui aussi, en un certain sens, se scandalise ! Bien qu’il sache qu’aucun prophète n’est bien accueilli dans sa patrie, la fermeture de cœur de son entourage reste pour lui obscure, impénétrable : comment est-il possible qu’ils ne reconnaissent pas la lumière de la Vérité ? Pourquoi ne s’ouvrent-ils pas à la bonté de Dieu, qui a voulu partager notre humanité ? En effet, l’homme Jésus de Nazareth est la transparence de Dieu, Dieu habite pleinement en lui. Et tandis que nous recherchons toujours d’autres signes, d’autres miracles, nous ne nous apercevons pas que c’est lui le vrai Signe, Dieu fait chair, que c’est lui le plus grand miracle de l’univers : tout l’amour de Dieu renfermé dans un cœur humain, dans un visage d’homme.[1]
⇒Lire la méditation
[1] Benoît XVI, Angelus du 8 juillet 2012.