lecture

Après avoir dompté la tempête sur le lac (Mc 4, évangile de la semaine dernière), Jésus est confronté à une nouvelle manifestation des « forces du mal » : la mort d’une fillette et la maladie d’une pauvre femme, que Marc associe dans un récit très touchant (Mc 5). Comme toutes les générations humaines depuis la nuit des temps, nous nous interrogeons : Pourquoi cette présence de la mort, pourquoi la souffrance des innocents ? Le livre de la Sagesse offre quelques pistes de réponse ; Jésus dans l’évangile apporte remède et consolation.

La première lecture : d’où vient la mort ? (Sg 1 et 2)

L’auteur du livre de la Sagesse, semble aller à l’encontre de l’expérience humaine lorsqu’il dit : « La puissance de la Mort ne règne pas sur la terre » (Sg 1, 4) ; notre expérience douloureuse ne nous crie-t-elle pas le contraire ?

Le livre de la Sagesse est une œuvre tardive, écrite quelques années avant la venue du Christ. Son auteur, un Juif habitant probablement Alexandrie, rédige un traité d’éducation à la Sagesse à destination des jeunes juifs qui grandissent dans la culture hellénistique. Il utilise à dessein le concept de sagesse, si important dans la culture grecque, et montre qu’elle a un visage, celui de Dieu. De façon pédagogique et très classique, il oppose le chemin des « justes » à celui des « méchants » pour inviter à la vertu. Voici une excellente introduction à ce livre et à l’extrait que nous lisons ce jour :

« L’auteur se heurte au problème du juste qui meurt sans recevoir de récompense. Il apporte une réponse aux questions angoissées de Job en enseignant que, persécutés sur terre, les âmes vertueuses jouissent d’une tranquillité parfaite auprès de Dieu et seront récompensées au jour de la Visite ou du Jugement. […] Il veut faire comprendre à ses lecteurs que la vie des justes ne s’arrête pas avec la mort physique, mais qu’elle se prolonge éternellement et glorieusement auprès de Dieu. À l’inverse, les impies, par leur conduite, renoncent dès à présent à l’immortalité ; ils sont en quelque sorte déjà morts. Pour l’auteur, l’immortalité n’est pas une notion abstraite qui s’applique indifféremment à tous : elle s’attache à l’âme des justes. » [1]

Sous la plume de l’auteur du livre, la « mort » ne désigne pas le moment physiologique où notre corps cesse d’être animé, car le juste vit pour toujours avec Dieu : le terme « mort » désigne plutôt la déchéance morale et ses conséquences désastreuses pour l’homme. On le comprend en lisant les deux versets qui précèdent notre passage :

« Une bouche mensongère donne la mort à l’âme. Ne recherchez pas la mort par les égarements de votre vie et n’attirez pas sur vous la ruine par les œuvres de vos mains. Car Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. » (Sg 11,11-13)

De la même manière, la vie est bien plus qu’une réalité physique. La première lecture est donc à comprendre comme une louange au Dieu de la vie, au Créateur qui a déposé en l’homme la capacité de devenir bon, c’est-à-dire de vivre en plénitude comme lui : « il a fait de lui une image de sa propre identité » (2,23). Le mal que nous constatons est une blessure grave faite à son dessein d’amour, mais une blessure limitée et passagère qui ne saurait mettre en échec la puissance divine. La puissance de la Mort (l’Hadès) est circonscrite ; elle n’est pas du même niveau que Dieu, et le mal n’aura pas le dernier mot. Celui qui suit la Sagesse, c’est-à-dire Dieu, est appelé juste car il accomplit sa vocation divine qui surpasse la mort : « la justice est immortelle » (v.15).

Par contre, il est aussi possible à l’homme d’abandonner ce chemin de vie, et de suivre les puissances du mal : « ceux qui prennent parti pour lui [le diable] » (2,24) s’enferment dans la mort de l’âme, en abandonnant le Dieu de vie. L’auteur tire son enseignement du récit du péché originel en Genèse 3 : une créature maléfique, le diable, littéralement « celui qui divise, sépare », s’est opposée à Dieu et a entraîné l’homme dans un chemin de rébellion qui a fait entrer la mort (physique et spirituelle) dans le monde (v 23).

L’évangile : guérison et résurrection (Mc 5)

Les convictions de foi du Livre de la Sagesse permettent de mieux saisir le sens du double miracle accompli par Jésus dans l’évangile : guérison de l’hémorroïsse, résurrection de la fille de Jaïre (Mc 5). Jésus est la Sagesse qui vient en ce monde ; il est le Fils de Dieu qui vient partager la condition de l’humanité et la trouve blessée, en proie à des maladies, des possessions diaboliques et des souffrances : la « puissance de la Mort » ne règne-t-elle pas sur la terre ?

La narration de Marc associe étroitement les deux femmes : l’une est âgée et souffre seule, l’autre est toute jeune, sous la tutelle de ses parents qui souffrent tout autant qu’elle. Elles sont toutes deux frappées par la maladie, et ce que nous savons d’elles éloigne automatiquement tout soupçon de châtiment pour le mal accompli, cette idée très présente au temps du Christ et qu’il réfute. On se souvient de l’épisode de l’aveugle-né :

« ‘Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?’ Jésus répondit : ‘Ni lui, ni ses parents n’ont péché mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu’ » (Jn 9, 2-3)

Ces deux femmes sont plutôt présentées comme des victimes innocentes : l’hémorroïsse est « guérie de son mal » (v.29 et 34), littéralement le « fouet (μαστιξ, mastix) » qui la martyrise « depuis douze ans », avec en plus la perte de tout son avoir par l’action inutile de médecins incapables. L’autre est une fillette de douze ans, entourée de la tendresse de sa famille, et ses parents semblent des croyants sincères. Ni l’une ni l’autre n’ont évidemment « pris parti pour le diable », selon l’expression de la première lecture.

Ces deux femmes ont en commun leur maladie, l’enchaînement de leurs histoires – la seconde meurt au moment où la première guérit – et le chiffre douze. Ce chiffre renvoie aux douze tribus d’Israël, tandis que leur caractère féminin évoque la figure de l’épouse dans l’Ancien Testament, la bien-aimée choisie par Dieu. Les deux femmes représentent donc le peuple d’Israël dont la vie est brisée par l’action mystérieuse du mal et du péché. La première femme est déjà avancée en âge et voit ses forces vitales s’écouler ; la plus jeune est arrêtée dans sa croissance par la maladie. L’humanité est à la fois comme une femme condamnée à mort et comme un enfant qui ne parvient pas à se développer pleinement.

Dans les deux cas, seul le contact avec le Fils de Dieu, qui croise leur route, peut changer la donne : non pas prolonger simplement leur vie mais les faire accéder à une vie nouvelle. Pour la femme, la guérison est totale et lui ouvre une nouvelle vie puisque son impureté l’excluait, depuis douze années, de la vie sociale et religieuse de l’époque. Quant à la fillette, elle n’est pas empêchée de mourir mais ramenée à une vie nouvelle : après douze ans d’une croissance douloureuse dans la maladie, elle accède à une vie en plénitude illuminée par le Christ.

Dans ce combat contre les puissances du mal, la seule prière de l’homme ne suffit pas : il faut le contact réel et physique avec le Christ sauveur, un contact qui dit le lien essentiel entre rédemption et incarnation. Un contact qui viole la Loi de Moïse. En effet, ils sont trois dans ce récit à dépasser la lettre de la Loi pour en retrouver son esprit.

La femme âgée, tout d’abord : Marc utilise par deux fois les expressions grecques du Lévitique pour parler de l’« écoulement de sang » (v.25, cf. Lv 15,25) qui rend une femme impure, et de la guérison de sa « source de sang » (v.29, cf. Lv 12,7). C’est pour cela que la femme se cache, par derrière dans la foule, où elle ne devrait pas même se trouver. Le Christ doit « regarder tout autour » (v.32) pour découvrir celle qui a conscience d’avoir commis une infraction : « saisie de crainte et toute tremblante ».

Le père de l’enfant, ensuite : il est chef de synagogue et se rend compte que Jésus vient de toucher une femme impure, ce qui le rend impur et le discrédite normalement comme rabbin. L’homme ne s’arrête pas à cela. Il fait entrer Jésus dans sa maison et le conduit même auprès de la morte, un autre interdit de la Loi (Lv 21).

Jésus, enfin : en touchant publiquement deux femmes, impures de surcroît, il sait qu’il transgresse la Loi et que cela va lui être reproché. Il manifeste ainsi qu’il se situe au-dessus de Moïse et qu’en sa personne la Loi trouve sa perfection.

Le contact physique avec le Christ est décisif, mais la plénitude du salut vient du cœur à cœur avec lui. Ainsi la rencontre entre la foi humaine et l’amour de Dieu constitue le thème central de tout le passage. La femme n’a pas cherché à rencontrer Jésus. Elle souhaite une guérison. Le lecteur peut d’ailleurs, en première analyse, douter des vraies motivations de l’hémorroïsse : « si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée ». Superstition ? Magie ? « Jésus se rendit compte qu’une force était sortie de lui ». Mais Jésus n’est pas un simple thaumaturge ou un medium, il est maître des forces qui l’habitent ; il agit par amour et non par magnétisme. Il ne veut donc pas d’un contact anonyme. Il veut rencontrer chacun en profondeur. Aussi fait-il venir la femme et lui demande-il de dire sa souffrance, alors même qu’elle est déjà guérie. Il a plus à lui apporter que la simple guérison physique. Il veut aussi guérir son cœur et lui donner la vie en plénitude. Il loue alors sa foi. Ses paroles ne laissent aucun doute et révèlent le secret des cœurs : « ta foi t’a sauvée ».

Le chef de la synagogue, lui, est d’emblée entré en dialogue avec Jésus au sujet de sa fille, l’invitant à « lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée » : dernier recours d’un désespéré qui est prêt à tout essayer. L’homme espère que le charisme de l’extraordinaire Rabbin va empêcher sa fille de mourir. Or elle meurt. Jésus le rassure alors et lui demande un acte de foi inouï que l’homme accepte bien que ses proches l’invitent à renoncer. « A quoi bon déranger encore le Maître ?’ – ‘Ne crains pas, crois seulement !’ » (v.36). L’action de Dieu est radicale et immédiate : « À l’instant l’hémorragie s’arrêta » ; « Aussitôt la jeune fille se leva ».

La foi. C’est précisément ce qui manquera à ses compatriotes dans l’épisode suivant, à Nazareth, où il ne pourra faire aucun miracle : « et il s’étonna de leur manque de foi… » (Mc 6,6). Dans ces deux cas, nous voyons la double dimension, personnelle et collective, de la foi : c’est grâce à la foi de son père que la fillette est sauvée, c’est tout le village de Nazareth qui reste imperméable à la foi… le Catéchisme note :

« La foi est un acte personnel : la réponse libre de l’homme à l’initiative de Dieu qui se révèle. Mais la foi n’est pas un acte isolé. Nul ne peut croire seul, comme nul ne peut vivre seul. Nul ne s’est donné la foi à lui-même comme nul ne s’est donné la vie à lui-même. Le croyant a reçu la foi d’autrui, il doit la transmettre à autrui. Notre amour pour Jésus et pour les hommes nous pousse à parler à autrui de notre foi. Chaque croyant est ainsi comme un maillon dans la grande chaîne des croyants. Je ne peux croire sans être porté par la foi des autres, et par ma foi, je contribue à porter la foi des autres. » [2]

Notons les détails touchants par lesquels Marc nous montre la paternité de Jésus: il appelle l’hémorroïsse guérie « ma fille » ; il « prend avec lui le père et la mère de l’enfant », pour que leur foi ne vacille pas et sans doute aussi par respect pour leur douleur ; il « saisit la main » de l’enfant et ordonne de lui donner à manger. L’amour de Jésus est fait d’attention très concrètes.

Trois témoins privilégiés contemplent cette scène, Pierre, Jacques et Jean : le Christ commence à manifester sa gloire avec la résurrection de la fillette, il la leur montrera bientôt plus explicitement sur le Thabor (chap. 9). Les mots par lesquels la fillette est ressuscitée (lève-toi) annonce la propre résurrection de Jésus (Mc 16,6 : il s’est levé). Les disciples seront ensuite envoyés accomplir les mêmes gestes (chap. 6).

⇒Lire la méditation


[1] Bible TOB, Introduction au livre de la Sagesse, p. 1799-1800.

[2] Catéchisme, nº166.


L’hémorroïsse (catacombes à Rome, vers 300)

L’hémorroïsse (catacombes à Rome, vers 300)


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