C’est dans l’imprévu et les contretemps que le cœur d’un homme se révèle : lorsqu’une circonstance particulière nous prend de court, nous ne pouvons plus nous appuyer sur les repères habituels, sur nos programmes, sur nos institutions. Apparaissent alors les motivations profondes de notre agir. Jésus ne fait pas exception à cette règle. L’évangile nous le présente ce dimanche contrarié par les foules : alors qu’Il voulait offrir un moment de repos à ses disciples, la multitude des pauvres gens l’oblige à sortir de sa retraite… Se révèle alors son cœur de bon pasteur, attentif aux nécessités du peuple : c’est le thème des différentes lectures.
La première lecture : critique des pasteurs d’Israël (Jr 23)
Les prophètes d’Israël ont souvent été envoyés pour admonester, reprendre ou même déposer les différents rois, comme Samuel avec Saül ou Nathan avec David (cf. 1Sam 13, 2 Sam 12). Une mission difficile que celle du prophète : être la voix qui dérange la conscience endormie du souverain, au péril de sa vie. Exactement comme Jean-Baptiste vis-à-vis d’Hérode, dans ce même chapitre 6 de Marc, avec la fin tragique que l’on connaît. La prédication de Jérémie, que nous entendons cette semaine (Jr 23), est donc classique : elle préfigure le majestueux chapitre 34 d’Ezéchiel et le discours de Jésus sur le bon Pasteur (Jn 10).
L’arrière-fond historique est le suivant : les péchés répétés des pasteurs d’Israël ont conduit au désastre de l’Exil. Le chapitre 21 constitue un réquisitoire contre le roi Sédécias, contemporain de Jérémie : « Après quoi, oracle du Seigneur, je livrerai Sédécias, roi de Juda, ses serviteurs, le peuple et ceux qui, de cette ville, seront rescapés de la peste, de l’épée et de la famine, aux mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone, aux mains de leurs ennemis et aux mains de ceux qui en veulent à leur vie ; il les passera au fil de l’épée, sans pitié pour eux, ni ménagement, ni compassion » (Jr 21,7).
Dans le chapitre 22, Jérémie convoque un à un les rois de Juda (Joachaz, Joiaquim, Joiakin), devant le tribunal divin. L’extrait que nous lisons aujourd’hui est tiré du chapitre 23. Il comporte trois parties distinctes.
Au début de l’oracle, Dieu condamne sévèrement les « pasteurs qui conduisent mon peuple » (v.2), c’est-à-dire à toutes les personnes qui ont autorité sur le peuple saint. Quelques versets plus haut, Jérémie avait expliqué plus en détail, ce que Dieu attendait d’eux : « Pratiquez le droit et la justice; tirez l’exploité des mains de l’oppresseur ; l’étranger, l’orphelin et la veuve, ne les maltraitez pas, ne les outragez pas; le sang innocent, ne le versez pas en ce lieu. » (Jr 22,3). Le jugement sera sévère contre ces bergers iniques, d’autant plus sévère qu’ils ont reçu une charge plus haute : « Je vais m’occuper de vous, à cause de la malice de vos actes… » (v.2).
Jérémie prononce ensuite un oracle de restauration à l’intention du peuple : le Seigneur va se charger lui-même de son peuple : « je rassemblerai… je les ramènerai… je susciterai » (v.3-4). Jérémie révèle ainsi que le vrai Pasteur d’Israël est Dieu lui-même, son Seigneur, au-delà des médiations humaines déficientes. Le Psaume 23 (22) que la liturgie propose aujourd’hui, exprime cette même idée : « Le Seigneur est mon berger… ». Il est empreint de la même douceur, de la même tendresse et de la même paix que le texte de Jérémie, contrastant fortement avec l’évocation de la mauvaise gouvernance des rois d’Israël. La restauration annoncée par Jérémie s’accomplira avec le retour d’Exil : « le reste de mes brebis, de tous les pays où je les ai chassées », reviendront à Sion pour y reconstruire la nation. Au-delà des ténèbres de la destruction du Temple, Jérémie voit poindre au loin l’aurore de la restauration de Jérusalem.
Jérémie prononce, enfin, un oracle messianique (vv.5-6), dont la résonnance politique ne pouvait échapper à ses contemporains. Cet oracle annonce la venue du Germe juste : « voici venir des jours où je susciterai pour David un germe juste », c’est-à-dire un descendant : c’est le tronc de Jessé qui fleurira de nouveau. Son futur nom est une provocation ouverte envers Sédécias : «Le-Seigneur-est-notre-justice », en hébreu « יהוה צדקנו,adonaï tzidqènu », par opposition à Sédécias (צדקיהו, tzidqiyâhu) qui signifie « Le Seigneur est ma justice ». Il fallait toute l’audace de Jérémie pour oser rapporter les paroles du Seigneur à l’époque même où Sédécias était sur le trône. Le prophète fait le portrait du futur roi : « il régnera en vrai roi, il agira avec intelligence, il exercera dans le pays le droit et la justice » (v.5). En d’autres termes : le roi actuel est incapable d’assurer sa charge de pasteur, sa justice n’est que vent, et Dieu va le remplacer par un Messie qui saura enfin exercer la justice pour le peuple…
L’évangile : « reposez-vous un peu ! » (Mc 6)
La prédication de Jérémie introduit parfaitement l’évangile du jour, puisqu’il dénonce les pasteurs d’Israël et annonce la venue du seul bon Berger, le Messie.
La figure des Douze, avec leurs grandeurs et leurs misères, s’inscrit bien dans la problématique précédente : ils viennent d’être choisis comme « pasteurs » du peuple saint, le petit reste d’Israël auquel Jésus les a envoyés en mission (Mc 6, semaine dernière). A leur retour, ils « annoncent à Jésus tout ce qu’ils avaient fait et enseigné » (v.30) : un succès, donc, et c’est le seul passage de l’évangile de Marc où ils sont effectivement appelés « Apôtres ». La prophétie de Jérémie qui annonçait le retour d’Exil comme un « rassemblement du reste de mes brebis », s’applique à la grande mission historique des Douze : en un premier temps, rassembler les « brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 10,6) ; puis, après la Pentecôte, rassembler toutes les nations pour constituer un nouveau Peuple saint. Jésus s’inscrivait consciemment dans cette perspective pendant sa première tournée en Galilée : « Je susciterai pour elles des pasteurs qui les conduiront » (Jr 23,4) et Il institue les Douze.
Mais ces hommes, comme leurs prédécesseurs, risquent d’être en-dessous de la mission qui leur est confiée : la prophétie de Jérémie est également un avertissement, une mise en garde contre les multiples tentations qui assaillent les pasteurs (infidélité à la parole, dureté, indifférence) : « Vous avez dispersé mes brebis, vous les avez chassées et ne vous êtes pas occupés d’elles » (Jr 23,2). Jésus va donc illustrer concrètement l’attitude du bon Pasteur.
Les disciples reviennent de mission ; pour la première fois, ils sont allés sans Jésus, et sur sa parole, accomplir les mêmes gestes que lui : proclamer, guérir, libérer. Il leur a fallu une grande foi pour se lancer dans cette aventure inédite, eux qui étaient à l’origine de simples pêcheurs. Ils reviennent certainement fatigués mais également enthousiastes et très naturellement désireux de rendre compte de leur mission à leur Maître. Jésus prend en compte leur fatigue et se comporte envers eux comme un bon pasteur.
Un élément extérieur surgit alors : les foules cherchent Jésus, et le font sans ménagement et sans égard pour sa fatigue. La pression affleure partout dans ce texte : les gens arrivent et partent, ils sont nombreux, on n’a pas le temps de manger ; de toutes les villes, ils courent vers l’endroit où Jésus va débarquer. Pourtant ce n’est pas cela que le Christ enseigne à distinguer : plutôt que ces foules, en quête de salut, cherchent le Bon Pasteur. Il voit leur détresse et en est ému. Il bouleverse alors ses plans. Les apôtres et lui-même sont certes épuisés mais les foules sont perdues, « comme des brebis sans bergers », dira Marc quelques versets plus bas. Dès lors, c’est aux plus pauvres, malgré leur insistance déplacée, que tout est ordonné, et Jésus fait entrer ces apôtres dans son propre renoncement.
On le voit, le soin des brebis n’est pas seulement matériel, comme la guérison des maladies ou la multiplication des pains. La lèpre dont souffrent les foules, et la raison pour laquelle elles sont « comme des brebis sans berger », est avant tout doctrinale : ils n’ont personne pour leur indiquer le chemin du Royaume de Dieu. Les polémiques avec les Pharisiens le montrent bien ; les Douze sont envoyés pour prêcher la conversion (6,12) ; ils reviennent pour rapporter non seulement « tout ce qu’ils avaient fait » comme œuvres, mais aussi « enseigné » au nom du Maître.
Jusque-là, les apôtres n’ont rien dit à propos des foules ; mais en poursuivant la lecture, on voit qu’une fois l’enseignement terminé, ils pensent naturellement qu’il est temps de congédier la foule. Il est doux d’être aux côtés du Christ dans la gloire, il est difficile de s’engager à ses côtés, jusqu’au bout et de se donner totalement pour la vie du peuple…
Une fois de plus Jésus a pitié de la foule ; étonnamment, il demande aux disciples de faire un pas de plus dans la charité. Il les provoque en disant : « donnez-leur vous-mêmes à manger », alors que l’ordre semble impossible à réaliser. Aller au bout de la foi et de la charité, contre toute raison humaine et au mépris de sa propre fatigue, tel est l’enseignement de ce passage de Marc 6. Ayant fait ce pas, les disciples participent pour la première fois à un miracle, comme collaborateurs du Christ ( il rompit les pains et les donnait à ses disciples pour les leur servir , v.41). Préfiguration aussi du miracle des miracles, l’Eucharistie, que les apôtres garderont et perpétueront.
Commence, en effet là toute une section de l’évangile de Marc (chap. 6-8) où le thème sous-jacent est celui de la nourriture : « l’on n’avait même pas le temps de manger » (v.31) ; les deux multiplications des pains ; les polémiques autour des traditions liées aux repas (7,1) ; les déclarations sur la pureté de tous les aliments (7,15) ; l’épisode de la Syro-phénicienne qui veut récolter les miettes tombant de la table du Maître (Mc 7, 24) ; et même le désarroi des disciples sur la barque parce qu’ils n’ont pas de pain (8,14)… La liturgie, en ce début d’été, va profiter de cette proximité du miracle des pains nous faire accomplir un détour par le chapitre 6 de saint Jean (discours du pain de vie) pendant 5 semaines, puis nous reviendrons à Marc dans la même section (dimanche 22 du temps ordinaire B).
Nous retrouvons ainsi les deux parties essentielles de la messe : d’abord la liturgie de la Parole, où de nouveau le Bon Pasteur enseigne les foules, puis la liturgie de l’eucharistie, où Il les nourrit de son Corps. Le Catéchisme nous l’explique :
« La liturgie de l’Eucharistie se déroule selon une structure fondamentale qui s’est conservée à travers les siècles jusqu’à nous. Elle se déploie en deux grands moments qui forment une unité foncière : 1. le rassemblement, la liturgie de la Parole, avec les lectures, l’homélie et la prière universelle ; 2. la liturgie eucharistique, avec la présentation du pain et du vin, l’action de grâce consécratoire et la communion. Liturgie de la Parole et liturgie eucharistique constituent ensemble “un seul et même acte du culte” (SC 56) ; en effet, la table dressée pour nous dans l’Eucharistie est à la fois celle de la Parole de Dieu et celle du Corps du Seigneur (cf. DV 21). N’est-ce pas là le mouvement même du repas pascal de Jésus ressuscité avec ses disciples : chemin faisant, il leur expliquait les Écritures, puis, se mettant à table avec eux, “il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna” (cf. Lc 24, 13-35) ? » [1]
Tout ce passage révèle combien Jésus est le « bon pasteur », qui « donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10, 11), grâce auquel les brebis « ne manquent de rien » (Ps 23,1 et Jn 10). Un pasteur qui guide et qui nourrit.
Il révèle aussi que Jésus est le « vrai roi » annoncé par Jérémie, celui qui « agit avec intelligence, exerce dans le pays le droit et la justice » (Jr 23). Trois aspects de cette royauté, qui n’est pas de ce monde, ressortent de l’évangile : la juste autorité, la bonté, le don de soi.
La juste autorité car Jésus forme ses disciples, les associe à son œuvre en leur faisant connaître tout ce que le Père lui a révélé, et en les revêtant de sa propre autorité pour chasser le mal (Mc 6, 7) ; en les poussant aussi à se dépasser et en n’hésitant pas à les reprendre : « Vous aussi, vous êtes à ce point sans intelligence ? » (Mc 7,18).
La bonté ensuite, car Jésus se soucie de leur bien-être physique, moral et spirituel. « Reposez-vous un peu… » : un ordre unique dans le Nouveau Testament, qui montre le caractère très paternel de Jésus, et son refus d’utiliser les disciples comme des instruments. Il prend en compte leur fatigue avant même qu’ils ne la manifestent : « venez à l’écart dans un endroit désert et reposez-vous un peu ».
Le don de soi, enfin : dans toute cette partie de l’évangile, Jésus se dédie inlassablement à la formation des disciples et au soin du peuple, à travers la prédication, les guérisons et les exorcismes. Il le fait jusqu’au bout de ses forces humaines, et au-delà de leur attente. « Il les instruisit longuement… » Surabondance de l’amour qui trouvera son apogée au Calvaire.