En cette fête du Saint-Sacrement, toute l’Église est appelée à approfondir son amour pour le Christ présent dans l’Eucharistie. Processions, litanies, bénédictions, adorations silencieuses, messes solennelles, nous aident à manifester au Seigneur notre reconnaissance pour sa bonté si délicate : il a voulu rester avec nous, jusqu’à la fin des temps, sous l’apparence du pain de vie. Innombrables sont les prières émerveillées devant le Sacrement de l’amour ; rapportons par exemple celle de Fénelon :
« Jésus, sagesse éternelle, vous êtes caché dans ce sacrement, et c’est là que je vous adore aujourd’hui. Ô que j’aime ce jour où vous vous donnâtes vous-même tout entier aux apôtres ! Que dis-je, aux apôtres ? Vous ne vous êtes pas moins donné à nous qu’à eux. Précieux don, qui se renouvelle tous les jours depuis tant de siècles, et qui durera sans interruption autant que le monde ! Ô gage des bontés du Père des miséricordes ! ô sacrement de l’amour ! ô pain au-dessus de toute substance ! Comme mon corps se nourrit du pain grossier et corruptible, ainsi mon âme doit se nourrir chaque jour de l’éternelle vérité, qui s’est faite non seulement chair pour être vie, mais encore pain pour être mangé et pour nourrir les enfants de Dieu. » [1]
Le mystère de l’Eucharistie est très riche : transsubstantiation, présence réelle, banquet, gage de la gloire future, sacrifice. C’est ce dernier aspect, souvent négligé, qui servira de fil directeur à notre méditation. Charles Péguy exprime très bien le lien entre présence sacramentelle et sacrifice :
« Il est là. Il est là comme au premier jour. Il est là parmi nous comme au premier jour. Il est là parmi nous comme au jour de sa mort. Éternellement il est là parmi nous autant qu’au premier Jour. Éternellement tous les jours. Il est là parmi nous dans tous les jours de son éternité. Son corps, son même corps, pend sur la même croix ; Ses yeux, ses mêmes yeux, tremblent des mêmes larmes ; Son sang, son même sang, saigne des mêmes plaies ; Son cœur, son même cœur, saigne du même amour. Le même sacrifice fait couler le même sang. Une paroisse a brillé d’un éclat éternel. Mais toutes les paroisses brillent éternellement, car dans toutes les paroisses, il y a le corps de Jésus-Christ. Le même sacrifice crucifie le même corps, le même sacrifice fait couler le même sang. Le même sacrifice immole la même chair, le même sacrifice verse le même sang. Le même sacrifice sacrifie la même chair et le même sang. C’est la même histoire, exactement la même, éternellement la même, qui est arrivée dans ce temps-là et dans ce pays-là et qui arrive tous les jours dans tous les jours de toute éternité. Dans toutes les paroisses de toute chrétienté. Amen. » [2]
Pendant la semaine sainte, nous avons eu l’occasion de méditer et de contempler ce sacrifice du Christ : anticipé lors de la dernière Cène, accepté à Gethsémani et consommé sur la Croix. La célébration de l’Eucharistie, chaque dimanche, nous ouvre une nouvelle dimension, celle de notre propre sacrifice. Alors que Jésus est désormais « assis à la droite du Père », avec son humanité glorieuse, son mystère pascal s’accomplit en chacun de ses membres : l’Eucharistie nous invite à « nous offrir nous-mêmes à Dieu, pour que nous puissions rendre un culte au Dieu vivant » (Heb 9,14). En effet, que signifie le mot sacrifice ? Il signifie littéralement « rendre sacré » quelque chose qui ne l’est pas à l’origine. Le sacrifice implique deux mouvements : l’offrande par l’homme, la transformation par Dieu. Dieu ne peut transformer que ce que nous lui donnons. Jésus offert à chaque messe, et présent dans chaque hostie, nous entraîne dans son offrande sur la Croix, et transfigure nos vies en une hostie agréable à Dieu. C’est ce que nous explique le Catéchisme :
« L’Eucharistie est également le sacrifice de l’Église. L’Église, qui est le Corps du Christ, participe à l’offrande de son Chef. Avec lui, elle est offerte elle-même tout entière. Elle s’unit à son intercession auprès du Père pour tous les hommes. Dans l’Eucharistie, le sacrifice du Christ devient aussi le sacrifice des membres de son Corps. La vie des fidèles, leur louange, leur souffrance, leur prière, leur travail, sont unis à ceux du Christ et à sa totale offrande, et acquièrent ainsi une valeur nouvelle. Le sacrifice du Christ présent sur l’autel donne à toutes les générations de chrétiens la possibilité d’être unis à son offrande. Dans les catacombes, l’Église est souvent représentée comme une femme en prière, les bras largement ouverts en attitude d’orante. Comme le Christ qui a étendu les bras sur la croix, par lui, avec lui et en lui, elle s’offre et intercède pour tous les hommes. » [3]
Comment entrer concrètement dans le sacrifice de Jésus ? En acceptant de remettre toute notre vie à Dieu dans l’Eucharistie pour qu’elle soit transformée. Il ne s’agit pas d’une simple formule rhétorique. On dit très facilement « je te donne ma vie », mais on le fait plus rarement. Il s’agit d’accepter de vivre toutes les réalités de notre vie selon l’Évangile et de les insérer dans l’offrande du Christ. Cela inclut nos pensées, nos actes, nos relations sociales et affectives, notre travail, nos activités intellectuelles, notre détente et nos loisirs
Or le plus souvent nous gardons quelque chose pour nous : quelque chose qui échappe à Dieu. Ce peut être notre manière de gérer nos biens en fonction de notre confort, nos ambitions professionnelles, notre manière de nous conforter en famille ou en communauté. Sommes-nous généreux avec Dieu et avec autrui ? Nous laissons-nous déranger à temps et à contretemps par lui et par nos frères ? Dire « je te donne ma vie », c’est accepter de ne plus en être le maître, et que Dieu y intervienne quand il veut et à sa manière.
Le sacrifice de nos vies englobe aussi notre manière d’accepter ou de refuser tous les renoncements forcés que la vie nous impose : contrariétés, humiliations, blessures diverses, ruptures et changements de vie non-désirés, maladie, vieillesse et deuils. Souvent nous les refusons, par toutes sortes de subterfuges, nous nous épuisons à lutter contre, ou au mieux, nous récriminons sans fin. Là aussi nous sommes appelés à lâcher prise et à remettre tout cela à Dieu, douloureusement peut-être mais avec la certitude qu’il le transfigurera.
C’est seulement si nous commençons à entrer dans ce mouvement de sacrifice que nous deviendrons des personnes vivant « selon le dimanche » ( juxta dominicam viventes), comme le disait saint Ignace d’Antioche. Le pape Benoît XVI commentait cette expression :
« Le dimanche est donc le jour où le chrétien retrouve la forme eucharistique de son existence, selon laquelle il est appelé à vivre constamment. « Vivre selon le dimanche » signifie vivre dans la conscience de la libération apportée par le Christ et accomplir son existence comme l’offrande de soi à Dieu, pour que sa victoire se manifeste pleinement à tous les hommes à travers une conduite intimement renouvelée. » [4]
Cette offrande est celle de tous les chrétiens : nous avons expliqué comment la Lettre aux Hébreux décrit le « sacerdoce commun ». Cependant, ce mystère de l’Eucharistie qui nous entraîne dans l’oblation du Christ est particulièrement important pour les ministres de l’Eucharistie que sont les prêtres. Députés à la célébration quotidienne de la messe, toute leur existence doit être polarisée par l’offrande de Jésus : elle est un modèle, une force, un moteur et une motivation pour la vie sacerdotale. Dans ses « confidences » à Concepción Cabrera de Armida (dite Conchita), Jésus l’exprimait avec force :
« Le but principal de l’Incarnation du Verbe a été de purifier le monde et de permettre à Dieu fait homme de perpétuer sa présence sur terre de deux manières : l’une, par l’Eucharistie, et l’autre, par le sacerdoce. Mes prêtres sont des ciboires ambulants. Ils me contiennent, ils sont ma Chair et mon Sang. Quand, lors de la dernière Cène, j’ai prononcé ces paroles : « Ceci est mon Corps, ceci est mon sang », je pensais à mon Corps qui allait être présent dans tous mes prêtres, qui sont, comme je te l’ai dit à maintes reprises, d’autres moi-même, car ils vivent, comme moi, offerts et immolés pour le salut du monde. C’est pourquoi le prêtre qui aspire à la perfection doit élargir l’espace de son âme, de ses regards, de son cœur, de ses énergies, de sa pureté, de ses qualités, et même de sa vitalité spirituelle pour pouvoir être configuré avec moi, avec ma charité, ma patience, mon humilité, mon esprit de sacrifice, ma docilité, mon abnégation, mon obéissance et mon amour. Bref, il faut que le prêtre devienne un reflet de l’Eucharistie dans son âme même… Ah ! si mes prêtres réalisaient cela et en étaient convaincus, comme ils avanceraient sur le chemin de leur transformation en moi ! » [5]
Pourquoi insister sur cet aspect de la vie sacerdotale ? Tout simplement parce que chaque prêtre, tout au long de sa vie, est placé devant une alternative dramatique : ou bien vivre cette identification au Christ sacrifié, ou bien tomber dans la tiédeur qui peut mener petit à petit au même reniement que Pierre lors du procès du Christ. La fête du Saint-Sacrement doit donc être l’occasion d’un examen de conscience, pour que chaque prêtre analyse son amour de l’Eucharistie : est-il plus grand que l’année dernière, lors des mêmes célébrations ? La routine ne s’est-elle pas glissée et le cœur ne s’est-il pas endormi ? Ai-je le désir de toujours célébrer la messe « comme si elle était la première, comme si elle était la dernière » ? De nouveau, Jésus l’expliquait très ouvertement à Conchita :
« La tiédeur chez le prêtre vient du peu de ferveur qu’il met à célébrer le Saint Sacrifice qui devrait être le seul but de sa vie. Cette tiédeur émousse les facultés de l’âme et se propage aux autres actions du prêtre. À cause d’elle, il prend ses devoirs sacerdotaux en grippe ! Tout l’ennuie : la récitation du bréviaire et celle des psaumes qui n’ont plus pour lui aucune saveur ni aucun intérêt et qu’il récite machinalement. Bref, le prêtre tiède se laisse gagner par le manque de désir des choses de Dieu. Car la tiédeur est un oiseau de proie qui s’abat sur lui à la suite de sa fréquentation du monde et de ses plaisirs, et qui emplit son cœur de toute son agitation, de tous ses bruits et vanités. Plus la ferveur diminue, plus le prêtre est en danger. Ses jours deviennent tristes, ses nuits douloureuses et tourmentées. Bref, sa vie spirituelle est étouffée et tout lui devient ennui, lassitude et même désespoir. C’est le filet que le Malin a jeté sur lui qui en est la cause… » [6]
Cet avertissement est à prendre au sérieux : si je suis prêtre, pour faire un examen de conscience ; si je ne le suis pas, pour prier en faveur des prêtres que je connais et qui sont confrontés à ce combat. Un combat, que rencontre aussi tout baptisé sur son chemin de sanctification. La fête du Saint-Sacrement est une bonne occasion pour demander au Père de miséricorde le don de la ferveur, de ne pas se tromper de chemin, de suivre le Christ jusqu’au bout dans son offrande sur la Croix. Le pape François nous met ainsi en garde contre un écueil similaire : la « corruption spirituelle », une menace pour tout chrétien qui prend au sérieux l’appel à la sainteté :
« Le chemin de la sainteté est une source de paix et de joie que nous offre l’Esprit, mais en même temps il demande que nous soyons avec « les lampes allumées » (Lc 12, 35) et que nous restions attentifs : « Gardez-vous de toute espèce de mal » (1Th 5, 22). « Veillez donc » (Mt 24, 42 ; Mc 13, 35). « Ne nous endormons pas » (1Th 5, 6). Car ceux qui ont le sentiment qu’ils ne commettent pas de fautes graves contre la Loi de Dieu peuvent tomber dans une sorte d’étourdissement ou de torpeur. Comme ils ne trouvent rien de grave à se reprocher, ils ne perçoivent pas cette tiédeur qui peu à peu s’empare de leur vie spirituelle et ils finissent par se débiliter et se corrompre. La corruption spirituelle est pire que la chute d’un pécheur, car il s’agit d’un aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite : la tromperie, la calomnie, l’égoïsme et d’autres formes subtiles d’autoréférentialité, puisque « Satan lui-même se déguise en ange de lumière » (2Co 11, 14) » [7]
Pour éviter ce péril, demandons au Seigneur la ferveur et l’esprit de sacrifice. Une réalité qui revient dans toutes les lectures pourra nous y aider : le « sang », liquide vital qui exprime le sacrifice (sang versé) et qui est central dans les rites religieux ( sang de l’alliance), et particulièrement dans le Judaïsme car on y voyait le siège de la vie. C’est le sang des taureaux, dans la première lecture (Ex 24), qui est aspergé sur l’autel et sur le peuple, pour réaliser la communion entre Dieu et Israël. C’est son sang que Jésus donne à boire à la dernière Cène, pour réaliser l’Alliance nouvelle et éternelle ; il va bientôt le verser sur le Calvaire. Ce même sang du Fils de Dieu, par les sacrements, pénètre nos âmes pour les sanctifier : « son sang purifiera donc notre conscience des actes qui mènent à la mort » (Heb 9,14). Un grand théologien moderne, le cardinal Daniélou, notait ainsi dans son carnet spirituel :
« Sanguis Christi inebria me [Sang du Christ, enivre-moi] : Jésus, de vous j’ai reçu la vie. C’est votre sang qui m’a régénéré. Je tiens tout de votre sang. Ma vie commence au Calvaire. C’est cela qu’il faut que je comprenne. Il y a un ordre ancien qui comprend la pensée, les affections humaines, la cité : cet ordre est révolu. C’est un monde nouveau qui commence au Calvaire. C’est le monde du Sang du Christ. Ce sang est l’unique valeur. Il n’y a plus rien d’autre. Il est l’unique sève. Ce monde naît au y calvaire, du côté percé de Jésus, et de là couvre l’univers. Ce sang est tout mon trésor, il est ma vie. O Jésus, tout à l’heure je vais prendre en mes mains ce calice de votre sang et le boire : donnez-moi d’y puiser la vie nouvelle et la joie qui est dans la croix – et de ne plus vouloir d’autre nourriture, ni d’autre sagesse, ni d’autre univers. Faites que je m’approche de votre croix et que je boive à votre côté qui est la source de la vie. Comme l’arbre de vie donnait la vie au Paradis, ainsi au Paradis nouveau, qui est celui de votre sang, c’est de votre corps attaché à la croix que naît toute vie. Donnez-moi d’être étranger à tout ce qui n’est pas l’univers de votre sang – et si j’ai connu le monde selon la chair, de ne plus le connaître. Vous êtes toute vie. Et il n’y a de vie qu’en vous. Tout le reste est abrogé. » [8]
Il s’agit d’un grand mystère : le Sang du Christ, versé sur la Croix, qui coule à flots sous la lance et a bouleversé l’apôtre Jean, nous est donné dans le sacrement de l’Eucharistie. Le Seigneur a choisi ce moyen pour s’unir à nous pour différentes raisons : il a donné un sens nouveau aux rites anciens, tant juifs que païens, qui ont toujours utilisé le sang ; il exprime ainsi la violence de son amour : il préfère mourir que de nous voir nous perdre. Il sait que nos âmes, si elles possèdent un peu de sensibilité spirituelle, ne pourront pas être indifférentes à un tel signe… Ne nous habituons pas à voir le sang du Christ couler sur nos autels pour baigner nos âmes : demandons la grâce d’ouvrir les yeux à un tel mystère et laissons l’Esprit nous bouleverser. Pour cela, la prière du Cardinal Daniélou pourra nous aider :
[1] Fénelon, Pour le jeudi saint, Pléiade p. 949.
[2] Charles Péguy, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans Œuvres complètes (NRF 1916), tome 5, p. 80-81.
[4] Benoît XVI, Sacramentum Caritatis n° 72.
[5] Conchita Cabrera de Armida, A ceux que j’aime plus que tout : confidences de Jésus aux prêtres , Téqui 2008, p. 84-85.
[6] Conchita Cabrera de Armida, A ceux que j’aime plus que tout : confidences de Jésus aux prêtres , Téqui 2008, p. 143.
[8] Jean Daniélou SJ, Carnets spirituels, Cerf 1993, p.313.
[9] Jean Daniélou SJ, Carnets spirituels, Cerf 1993, p.314.