1. Deux royautés
En répondant à Pilate « ma royauté n’est pas de ce monde », Jésus nous révèle les deux types de Seigneurie qui s’exercent sur l’homme : celle du ciel et celle de la terre.
Celle de la terre n’est pas mauvaise en tant que telle, elle est nécessaire et voulue par Dieu en vue du bien commun mais elle vient de plus haut. Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut, dit Jésus à Pilate dans la suite du passage de ce jour. Tout pouvoir en effet vient de Dieu et est exercé par délégation, que ce soit celui du chef d’État, du supérieur hiérarchique ou du père de famille. Mais il doit être ordonné au bien et exercé dans la pleine conscience que le vrai pouvoir appartient à Dieu.
La véritable Seigneurie, celle qui ultimement décide du sort de l’homme, celle qui le protège et le garde, est celle de Dieu. Or, par le jeu du péché, les royaumes de ce monde s’écartent toujours de l’exercice juste du pouvoir et s’affranchissent de l’autorité suprême de Dieu. les rois de ce monde en viennent même souvent à croire qu’ils sont les maîtres ultimes des destinées du monde et des hommes. Par le passé, cela se manifestait surtout par un droit de vie et de mort sur leurs sujets. À notre époque, en Occident, ils s’arrogent surtout le droit de redéfinir l’homme et les grandes lois de la vie et de l’organisation humaine. Le mariage homosexuel, la gestation pour autrui (GPA), l’euthanasie en sont les manifestations concrètes les plus évidentes.
Pourtant, de même que l’autorité de Pilate n’a pas empêché le salut de se réaliser mais, à l’inverse, l’a permis, la royauté du Christ continue aujourd’hui de s’étendre dans le monde malgré toutes les oppositions.
Les premiers chrétiens avaient profondément conscience de la juxtaposition des règnes terrestres avec le Royaume déjà présent de Jésus, comme en témoigne la relation du martyre de Polycarpe :
« Le bienheureux Polycarpe a rendu témoignage au début du mois de Xanthique, le deuxième jour, le septième jour avant les calendes de mars, un jour de grand sabbat, à la huitième heure. Il avait été arrêté par Hérode, sous le pontificat de Philippe de Tralles, et le proconsulat de Statius Quadratus, mais sous le règne éternel de notre Seigneur Jésus-Christ ; à lui soit la gloire, l’honneur, la grandeur, le trône éternel de génération en génération. Amen. » [1]
Au Ve siècle, Saint-Augustin, explique comment cohabitent, tout au long de l’histoire, de manière enchevêtrée, la cité des hommes et la cité de Dieu, selon deux logiques opposées :
Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste.
L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes ; pour l’autre, Dieu, témoin de sa conscience est sa plus grande gloire. L’une dans sa gloire dresse la tête ; l’autre dit à son Dieu : tu es ma gloire et tu élèves ma tête (Ps 3, 4). L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle assujettit est menée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par charité, les chefs en dirigeant, les sujets en obéissant. L’une en ses maîtres, aime sa propre force ; l’autre dit à son Dieu :« je t’aimerai, Seigneur, toi ma force » (Ps 17,2) [2].
Pour autant, saint Augustin n’appelle pas à mépriser et ignorer la cité des hommes. La tentation pourrait être, en effet, de se replier sur soi, de rechercher pour soi seul le royaume de Dieu, dans un mépris et une peur du monde. Mais la royauté du Christ a une dimension à la fois individuelle et collective. Le Catéchisme affirme:
« Le devoir de rendre à Dieu un culte authentique concerne l’homme individuellement et socialement. C’est là la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral des hommes et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ. En évangélisant sans cesse les hommes, l’Église travaille à ce qu’ils puissent pénétrer d’esprit chrétien les mentalités et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où ils vivent. Le devoir social des chrétiens est de respecter et d’éveiller en chaque homme l’amour du vrai et du bien. Il leur demande de faire connaître le culte de l’unique vraie religion qui subsiste dans l’Église catholique et apostolique (cf. DH 1). Les chrétiens sont appelés à être la lumière du monde (cf. AA 13). L’Église manifeste ainsi la royauté du Christ sur toute la création et en particulier sur les sociétés humaines (cf. Léon XIII, enc. « Immortale Dei » ; Pie XI, enc. « Quas primas »). » [3]
Le chrétien travaille donc à l’avènement du Royaume dans la société, la famille, les réalités humaines, en ayant le regard fixé sur l’éternité, selon la belle explication du Concile (Gaudium et Spes) :
« Certes, nous savons bien qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même, mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine. Car ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : Royaume de vérité et de vie, Royaume de sainteté et de grâce, Royaume de justice, d’amour et de paix ». Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra. » [4]
L’Église, corps du Christ, c’est-à-dire chacun d’entre nous, est le lieu où, imparfaitement mais réellement, ce royaume est en train de germer et de gagner le monde entier. Le Concile Vatican II voit dans l’extension de l’Église la manifestation de la vision de Daniel, le peuple saint où « tous les peuples, toutes les nations et les gens de toutes langues » viennent servir le Christ :
« L’unique Peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le caractère n’est pas de nature terrestre mais céleste. Tous les fidèles, en effet, dispersés à travers le monde, sont, dans l’Esprit Saint, en communion avec les autres, et, de la sorte « celui qui réside à Rome sait que ceux des Indes sont pour lui un membre ». Mais comme le Royaume du Christ n’est pas de ce monde (cf. Jn 18, 36), l’Église, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. Elle se souvient en effet qu’il lui faut faire office de rassembleur avec ce Roi à qui les nations ont été données en héritage (cf. Ps 2, 8) et dans la cité duquel on apporte dons et présents (cf. Ps 71 [72], 10 ; Is 60, 4-7 ; Ap 21, 24). Ce caractère d’universalité qui brille sur le Peuple de Dieu est un don du Seigneur lui-même, grâce auquel l’Église catholique, efficacement et perpétuellement, tend à récapituler l’humanité entière avec tout ce qu’elle comporte de bien sous le Christ chef, dans l’unité de son Esprit. » [5]
Enfin, s’il est un lieu où cette royauté est déjà pleinement établie, c’est dans la liturgie. Le Christ est au centre d’une louange sans cesse renouvelée, entouré par un peuple divers en union avec les saints, les anges, et les esprits bienheureux. Le père Jean Corbon, rédacteur de la partie du Catéchisme sur la prière, l’exprimait ainsi :
« Alors que le chrétien moralisant envisage sa vie sociale comme un fait et le Royaume annoncé par l’Évangile comme un idéal, la Liturgie vécue renverse la perspective : c’est le Royaume qui est un fait, et la communauté entre les hommes qui est un idéal. La Plénitude qui est le Christ est certes enfouie comme un levain dans la pâte de nos derniers temps, et pourtant son Royaume qui vient est l’Événement qui travaille toutes nos sociétés. « Il ne se laisse pas observer, il n’est pas ici ou là », comme les groupes humains pétris de structures et de culture ; il est « au milieu de nous ». Tandis qu’au niveau du couple, de la nation et du monde, la communauté entre les humains se cherche, voici que le Royaume de Dieu est là, réellement présent, comme le grand Présent de l’Amour de Dieu aux hommes. » [6]
Avant la consécration, nous acclamons le Christ-Roi qui vient dans l’Eucharistie, comme jadis lors de son entrée messianique à Jérusalem. Le pape Benoît XVI explique:
« L’Église, avant la consécration eucharistique, chante la parole du Psaume avec laquelle Jésus est salué avant son entrée dans la Ville Sainte: elle salue Jésus comme le Roi qui, venant de Dieu, au nom de Dieu, fait son entrée parmi nous. Aujourd’hui aussi, ce salut joyeux est toujours une prière et une espérance. Prions le Seigneur afin qu’il nous apporte le ciel: la gloire de Dieu et la paix des hommes. Nous comprenons ce salut dans l’esprit de la demande de Notre-Père : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! ». Nous savons que le ciel est le ciel, le lieu de la gloire et de la paix, car c’est là que règne entièrement la volonté de Dieu. Et nous savons que la terre n’est pas le ciel tant que ne se réalise pas en elle la volonté de Dieu. Nous saluons, donc Jésus qui vient du ciel et nous le prions de nous aider à connaître et à faire la volonté de Dieu. Que la royauté de Dieu entre dans le monde et qu’il soit ainsi empli de la splendeur de la paix. Amen. » [7]
2. Choisir la royauté du Christ
Au-delà de Daniel et de Pilate, c’est à nous qu’est adressé aujourd’hui l’appel à reconnaître la royauté de Jésus. Le règne du Christ est d’abord intérieur ; il s’établit dans nos cœurs. Il doit s’étendre à toute notre personne. Dans l’encyclique instaurant la fête du Christ Roi, le pape Pie XI écrivait :
« Si tout pouvoir a été donné au Christ Seigneur dans le ciel et sur la terre; si les hommes, rachetés par son sang très précieux, deviennent à un nouveau titre les sujets de son empire; si enfin cette puissance embrasse la nature humaine tout entière, on doit évidemment conclure qu’aucune de nos facultés ne peut se soustraire à cette souveraineté. Il faut donc qu’il règne sur nos intelligences : nous devons croire, avec une complète soumission, d’une adhésion ferme et constante, les vérités révélées et les enseignements du Christ. Il faut qu’il règne sur nos volontés: nous devons observer les lois et les commandements de Dieu. Il faut qu’il règne sur nos cœurs: nous devons sacrifier nos affections naturelles et aimer Dieu par-dessus toutes choses et nous attacher à lui seul. Il faut qu’il règne sur nos corps et sur nos membres : nous devons les faire servir d’instruments ou, pour emprunter le langage de l’apôtre saint Paul, d’armes de justice offertes à Dieu (Ro 6,13) pour entretenir la sainteté intérieure de nos âmes.. » [8]
Ce dimanche est donc l’occasion de nous demander si le Christ est vraiment le roi de nos vies ou si nous gardons des domaines réservés. Si nous recherchons à plaire à Dieu ou bien à ceux qui tiennent dans leurs mains notre carrière, notre avancement, notre réputation ; si notre horizon est celui du monde, avec des projets de court terme, où celui du Ciel avec la béatitude éternelle. Nous pouvons aussi en profiter pour nous consacrer une nouvelle fois au Christ, dans toutes les dimensions de notre personne.
Le pape François nous invite à nous placer joyeusement sous la Seigneurie du Christ :
« Aujourd’hui, chers frères et sœurs, nous proclamons cette singulière victoire par laquelle Jésus est devenu Roi des siècles, le Seigneur de l’histoire : par la seule toute puissance de l’amour qui est la nature de Dieu, sa vie même, et qui n’aura jamais de fin. Avec joie nous partageons la beauté d’avoir Jésus comme notre Roi : sa seigneurie d’amour transforme le péché en grâce, la mort en résurrection, la peur en confiance. » [9]
Nous pouvons, pour terminer, faire nôtre cette prière de saint François de Sales :
Ô monde, ô troupe abominable, non, jamais vous ne me verrez sous votre drapeau : j’ai quitté pour jamais vos forfanteries et vanités. Roi d’orgueil, o roi de malheur, esprit infernal, je te renonce avec toutes tes vaines pompes ; je te déteste avec toutes tes œuvres. Et me convertissant à vous, mon doux Jésus, Roi de bonheur et de gloire éternel, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme, je vous adore de tout mon cœur, je vous choisis, maintenant et pour jamais, pour mon Roi, et par mon inviolable fidélité je vous fais un hommage irrévocable ; je me soumets à l’obéissance de vos saintes lois et ordonnances. Ô Vierge sainte, ma chère Dame, je vous choisis pour mon guide, je me rends sous votre enseigne, je vous offre un particulier respect et une révérence spéciale. Ô mon saint ange, présentez-moi à cette sacrée assemblée; ne m’abandonnez point jusques à ce que j’arrive avec cette heureuse compagnie, avec laquelle je dis et dirai à jamais pour témoignage de mon choix: « Vive Jésus, vive Jésus! » [10]
[1] Martyre de Polycarpe, chap. XXI, dans Les pères apostoliques (Cerf).
[2] Saint Augustin, la Cité de Dieu, livre 14, chapitre 28.
[4] Concile Vatican II, Gaudium et Spes, nº39.
[5] Concile Vatican II, Lumen Gentium, nº13.
[6] Jean Corbon, Liturgie de source, Cerf 2007, p.185.
[8] Pie XI, encyclique Quas Primas sur l’institution de la fête du Christ Roi, nº22.
[10] Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, partie I chapitre XVIII.