Jérusalem, la nuit : à l’ombre du Temple, un docteur de la Loi vient discrètement consulter Jésus. Il s’appelle Nicodème et voudrait établir une simple conversation rabbinique. Mais il se trouve, en quelques instants, plongé dans le mystère insondable de la rédemption par la Croix, préfiguré par le « serpent de bronze » que Moïse avait façonné dans le désert et dont Jésus vient dévoiler la signification profonde : « Il faut que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. » (Jn 3)
Quelques siècles auparavant, le peuple d’Israël avait déjà vécu une anticipation de ce mystère d’humiliation-exaltation : l’exil à Babylone, que le livre des Chroniques nous présente comme un châtiment divin, devenu occasion de salut et dont le roi Cyrus est l’instrument (2 Ch 36).
La liturgie prolonge notre parcours des pages fondatrices de l’Ancien Testament : après avoir évoqué les grands personnages que sont Noé, Abraham et Moïse (dimanches précédents), elle se centre aujourd’hui sur le peuple lui-même, avec son attachement à la Terre promise, son péché, ses misères morales et son exil, sa renaissance et ses espoirs de reconstruction.
Première lecture : L’Exil à Babylone (2 Ch 36, 14-16.19-23)
« Réjouissez-vous avec Jérusalem » : l’invitation d’Isaïe (66, 10) est reprise par l’antienne de la messe. Pourtant, la première lecture nous plonge dans la page la plus sombre de l’histoire de Jérusalem : l’exil à Babylone.
Sédécias, mentionné au tout début du texte, fut le dernier roi de Juda. Il refusa d’écouter Jérémie qui lui conseillait de se soumettre aux Babyloniens. Nabuchodonosor assiégea Jérusalem, brûla le Temple, puis déporta Sédécias à Babylone avec toute sa famille ainsi que la cour et l’élite du pays. Les fils de Sédécias furent tués sous ses yeux et lui-même eut les yeux crevés…
Un Temple brûlé, une ville saccagée, une population déportée, des exécutions barbares : autant de raisons de ne pas se réjouir… Pourtant, comme dans le mystère pascal, la souffrance va conduire à la vie et donc à la vraie joie.
Nous sommes à la dernière page du Second Livre des Chroniques (chap. 36) : l’auteur a auparavant décrit dans le détail, roi après roi, tous les péchés qui ont empoisonné l’histoire de son peuple, et surtout l’idolâtrie.
Le passage qui nous est proposé commence par résumer l’infidélité du peuple saint sous les derniers rois. Manassé, notamment, avait laissé se multiplier les lieux de culte de païens et avait même fait placer, dans le Temple, des autels à des dieux étrangers devant lesquels il s’était prosterné. Les nécromanciens et les devins étaient couramment consultés.
Le petit-fils de Manassé, Josias, avait réalisé une courageuse réforme religieuse, interdit le culte des dieux étrangers, détruit les « hauts lieux » païens dans tout le pays et avait chassé nécromanciens et devins. Mais, malgré cela, nous dit le Livre des Rois, « le Seigneur ne revint pas de l’ardeur de sa grande colère qui s’était enflammée contre Juda » (2 R 23, 26). Cela permet à l’auteur d’expliquer l’exil, la grande catastrophe nationale, comme un châtiment divin qui vient conclure une longue chaîne de péchés : « Finalement, il n’y eut plus de remède à la fureur grandissante du Seigneur contre son peuple. » (v. 16)
Une attention particulière est portée au Temple, la demeure de Dieu : il a été profané par les prêtres, « qui imitent les pratiques sacrilèges des nations païennes » (2 Chr 36, 14) ; les prophètes envoyés par Dieu n’ont pas été écoutés : « mais eux tournaient en dérision les envoyés de Dieu » (v. 15-16). Pensons à Jérémie, contemporain de Sédécias… Jésus reprendra cette thématique à son compte dans la parabole des vignerons homicides (Mt 21).
La colère de Dieu, expression de sa justice, s’exerce à travers l’action de Nabuchodonosor qui détruit la Ville sainte et son Temple, puis déporte le peuple en exil. La terreur s’empare des âmes… Le philosophe Paul Ricœur nous explique bien le vrai sens de ces expressions fortes, « terreur et colère », dans le discours biblique :
« Cette terreur exprime la situation de l’homme pécheur devant Dieu. Elle est la vérité d’une relation sans vérité. Aussi la représentation véridique de Dieu qui lui correspond, c’est la “Colère” : non que Dieu soit méchant ; mais la Colère est le visage de la Sainteté pour l’homme pécheur [1] . »
Cette explication était importante à l’époque où a été écrit le texte, puisque chaque dieu était considéré comme le protecteur de son peuple et de sa ville : c’était le cas pour Marduk à Babylone. Si Israël avait été ainsi dévasté, n’était-ce pas le signe de l’infériorité de son Dieu par rapport à celui des païens ? Une question brûlante pour le peuple juif en position de faiblesse dans la grande métropole de l’époque, Babylone : les écrivains sacrés se devaient de la résoudre et de montrer que Dieu n’avait pas failli, mais qu’il avait sanctionné les fautes de son peuple.
Dans une perspective chrétienne, nous ne faisons plus nôtre une telle explication. Dieu est Amour et ne se venge pas. Mais celui qui choisit de servir des idoles, plutôt que le vrai Dieu, renonce à la grâce et se place ainsi sous le pouvoir du mal qui tôt ou tard le détruit.
Toutefois, si l’homme est infidèle, Dieu, lui, demeure fidèle et la parole prophétique, à laquelle les cœurs étaient restés sourds, s’accomplit en son temps : elle signe le passage de la destruction à la restauration, de la souffrance à la joie. Le grand libérateur et bienfaiteur, le roi de Perse Cyrus, qui va permettre le retour en Terre sainte et la reconstruction du Temple, ne fait, à son tour et à son insu, qu’accomplir la prophétie de Jérémie (Jr 29, 10) et obéir à l’inspiration divine : c’est bien Dieu qui mène l’histoire, guide la main des grands de ce monde et rend l’espoir à son peuple. Toute l’histoire des Chroniques s’achève donc sur la concrétisation de cette renaissance : « Que le Seigneur leur Dieu soit avec eux, et qu’ils montent à Jérusalem ! » (v. 23.)
Psaume : Au bord des fleuves de Babylone… (Ps 137)
Cette jubilation du retour à Jérusalem, le psalmiste ne l’a pas encore vécue, mais la contemple par avance. Il nous décrit l’accablement des esprits vaincus pendant l’exil et leur nostalgie de la Terre promise : « Nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion… » (v. 1) Les vainqueurs les font souffrir cruellement, en leur demandant d’égayer leurs fêtes : « Nos bourreaux nous demandaient des airs joyeux » (v. 3) ; nous pouvons imaginer les sarcasmes des païens contre ce petit peuple périphérique aux prétentions si grandioses qu’elles en deviennent ridicules…
Le psaume montre comment le peuple, qui s’était jadis tourné sans scrupule vers des idoles étrangères en terre d’Israël, vit maintenant une profonde transformation intérieure et se sent totalement étranger chez les païens : « Comment chanterions-nous un cantique au Seigneur sur une terre étrangère ? » (v. 4.) Il ressent désormais la particularité de son destin et de sa mission, et éprouve la nostalgie de l’Alliance.
Au fond de cette nostalgie naît le vrai amour pour Jérusalem : non plus défiguré par l’idolâtrie, comme nous le décrivait le Livre des Chroniques, non plus triomphaliste comme à l’époque de David, mais conscient que la Terre promise est d’abord le lieu de la rencontre entre Dieu et son peuple ; un amour d’autant plus profond qu’il est passé par le creuset de la souffrance. Et Dieu insuffle à son peuple l’espérance contre tout espoir humain : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite m’oublie ! » (v. 5.) Cette fois, le peuple calque sa conduite sur Dieu. Lui qui avait oublié Dieu promet de se souvenir de Jérusalem et de l’Alliance, comme le Seigneur se souvient de son peuple et s’apprête à agir en sa faveur. Mieux encore, son espérance prend déjà des couleurs de joie – « Si je ne mets Jérusalem au sommet de ma joie… » – alors même que le psaume avait commencé dans les pleurs.
Cette prière convient particulièrement au chrétien qui vit lui aussi une sorte d’exil, dans l’attente des cieux nouveaux : saint Pierre, dans sa première Lettre, nous invite à « nous conduire avec crainte pendant le temps de notre exil » (1 P 1, 17). Naviguant sur les eaux tourmentées de la vie et de l’histoire, confronté aujourd’hui en Occident à un monde tenté par l’apostasie et plein de dérision pour la foi, le croyant peut facilement être enclin à la tristesse. Son cœur doit demeurer ferme dans l’espérance du port final, et peut déjà trouver sa joie dans l’assurance de l’intervention finale de Dieu.
Évangile : « Dieu a tellement aimé le monde » (Jn 3, 14-21)
Continuant de guider les catéchumènes vers Pâques, la liturgie propose ce dimanche à notre méditation un sommet de la théologie chrétienne : l’entretien de Jésus avec Nicodème et les révélations que le Seigneur lui fait dans le secret d’une conversation nocturne, à Jérusalem.
L’évangile de Jean fait référence à Nicodème, un pharisien membre du Sanhédrin, à trois reprises :
– Au chapitre 3, dont est extrait le passage d’aujourd’hui, lorsqu’il vient trouver Jésus secrètement après avoir vu les signes qu’il faisait (v. 23) et se voit proposer de renaître ;
– Au chapitre 7, lorsqu’il prend la défense de Jésus face aux autres notables juifs après l’annonce des fleuves d’eau vive qui couleront de son sein ;
– Au chapitre 19, après le coup de lance qui révèle le Cœur du Christ, lorsqu’il vient, avec Joseph d’Arimathie, reprendre le corps de Jésus, apportant avec lui un mélange de myrrhe et d’aloès dignes de la sépulture d’un roi.
Chaque épisode est donc marqué par l’annonce d’une vie nouvelle.
Le passage d’aujourd’hui est tiré du long dialogue du chapitre 3. Nicodème commence par confesser que Jésus vient de Dieu. Cet acte de foi permet à Jésus de lui révéler d’un coup toute l’économie du Salut. Jésus n’est pas seulement « venu de la part de Dieu » (v. 2), comme le reconnaît Nicodème, il est « celui qui est descendu du ciel » (v. 13) et en connaît les secrets. Jean-Paul II commente la scène ainsi :
« Jésus a devant lui un scribe, versé dans les Saintes Écritures, un membre du Sanhédrin et, en même temps, un homme de bonne volonté. C’est pourquoi il décide de l’initier au mystère de la Croix. Il lui rappelle donc, pour commencer, que durant la marche de quarante années qui mena le peuple d’Israël de l’Égypte à la Terre promise, Moïse éleva le serpent d’airain au désert. Or, si l’un des serpents du désert mordait un homme et que celui-ci regardait vers le serpent d’airain, il vivait ! (Nb 21, 6-9). Le signe qu’était le serpent d’airain annonçait une autre élévation : “Ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme – dit Jésus qui parle ici de son érection sur la Croix – afin que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle” (Jn 3, 14-15). La Croix : non plus le signe annonciateur, mais la réalité même du salut [2] ! »
Le serpent d’airain
Pour annoncer la Croix, Jésus fait référence à un passage du Livre des Nombres (chapitre 21) et en révèle le sens profond. Prenons le temps de relire ce passage et d’en expliquer l’enjeu spirituel. C’est l’un de ces moments où « le peuple perdit courage » (v. 4). Alors qu’il a déjà été délivré par Dieu de la main des Égyptiens, sauvé de la mort lors du passage de la Mer Rouge et nourri miraculeusement par Dieu, le peuple se met à récriminer contre Dieu et à maudire la manne, « cette nourriture misérable » (v. 5). Dieu envoie alors des serpents « brûlants » qui déciment le peuple et Moïse reçoit l’ordre de fabriquer un serpent d’airain dont la vue va guérir le peuple.
Philon d’Alexandrie, un Juif hellénisé du début de notre ère, voit dans ces serpents non pas la punition directe de Dieu, mais l’image de notre péché, des passions qui nous brûlent et nous empoisonnent. En effet, il faut comprendre par « serpents brûlants » : « serpents dont la morsure brûle ». Le serpent renvoie alors au tentateur de la Genèse, et Philon commente :
« Comment alors trouver un remède contre la passion ? Par la fabrication d’un autre serpent opposé à celui d’Ève, à savoir la vertu de tempérance. […] En fait, Dieu ordonne à Moïse : “Fais-toi un serpent”, par quoi on comprend que la tempérance n’est pas la possession de tous, mais seulement de celui qui est cher à Dieu. […] Le serpent est semblable à la vertu de tempérance : il est bien trempé et incassable [3] . »
Cette interprétation est une lecture allégorique du texte de l’Ancien Testament, dans une perspective moralisante. Tournons-nous vers Tertullien pour écouter une lecture chrétienne qui nous ouvre cette image insolite, dans son sens évangélique :
« Que signifie encore le même Moïse, après la défense de se tailler aucune image, dressant un serpent d’airain au haut d’un bois, et livrant aux regards d’Israël le spectacle salutaire d’un crucifié, au jour où des milliers d’Hébreux périrent par des serpents ? C’est que là encore était représentée la puissance miraculeuse de la Croix, dont la vertu triomphait de l’antique dragon ; c’est que tout homme mordu par les serpents spirituels n’avait qu’à regarder et croire, pour être guéri de la blessure de ses péchés, cet emblème qui lui annonçait le salut [4] . »
Saint Augustin synthétise les deux explications, l’approche morale de Philon et mystique de Tertullien, en nous offrant cette interprétation théologique :
« Que représentent les serpents qui mordent ? Ils évoquent les péchés qui proviennent de la mortalité de la chair. Et quel est le serpent qui est élevé ? Le Seigneur mort en croix : en effet, comme la mort est venue par le serpent, elle a été figurée par une effigie de serpent. La morsure du serpent donne la mort, la mort du Seigneur donne la vie. […] De même que ceux qui, jadis, regardaient le serpent ne mouraient pas des morsures des serpents, ainsi ceux qui regardent par la foi la mort du Christ sont guéris des morsures des péchés. Ils étaient guéris de la mort pour jouir d’une vie temporelle, mais le Christ affirme ici : pour qu’ils aient la vie éternelle [5] . »
En effet, le chapitre 21 des Nombres met l’accent sur le regard que les pécheurs portent sur le serpent pour obtenir leur guérison : « Si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie. » (Nb 21, 9) Ce qui sauvait donc les Israélites était cette attitude de foi en Dieu, cette capacité à regarder vers lui, à travers l’étendard conçu par Moïse ; c’est précisément le thème de la réflexion de Jean, qui définit la foi comme le regard de l’homme sur Jésus crucifié : la Croix est élevée, elle manifeste la « lumière venue en ce monde » (Jésus), elle est le moment de sa gloire paradoxale, et est rejetée par ceux qui font le mal et détestent la lumière.
Lors de la Passion, Jean sera bouleversé par la vision du Cœur du Christ, transpercé sur la Croix ; il se souviendra alors d’une prophétie de Zacharie (12, 10) [6] , et notera dans son évangile : « Ils lèveront les yeux vers Celui qu’ils ont transpercé. » (Jn 19, 37) De son côté, la Lettre aux Hébreux nous invite : « Courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi. » (He 12, 2)
Le devenir du serpent d’airain dans la Bible nous donne aussi un éclairage sur la première lecture : il constitue au début une aide providentielle, un don du Seigneur, pour sauver son peuple (Nb 21), mais lorsqu’il est à nouveau mentionné, dans le Deuxième Livre des Rois (chap. 18), c’est pour montrer que son usage a été perverti. Les hommes l’ont transformé en idole, allant jusqu’à lui donner un nom ; ils se sont mis à adorer l’objet lui-même et non plus celui dont il symbolisait l’amour prévenant, le Dieu unique. Il est alors détruit :
« C’est lui [le roi Ezéchias] qui supprima les hauts lieux, brisa les stèles, coupa les pieux sacrés et mit en pièces le serpent d’airain que Moïse avait fabriqué. Jusqu’à ce temps-là, en effet, les Israélites lui offraient des sacrifices ; on l’appelait Nehushtân. » (2 R 18, 2-4)
C’est à ce genre d’idolâtrie que l’auteur des Chroniques fait allusion lorsqu’il affirme que « les chefs des prêtres multipliaient les infidélités, en imitant toutes les abominations des nations païennes » (2 Ch 36, 14, première lecture). Nous pouvons y recueillir une grande leçon spirituelle : le Seigneur place parfois des aides sur notre chemin, des institutions, des guides humains, des facilités matérielles ou encore des pratiques dévotionnelles, mais nous devons résister à la tentation de les convertir en idoles, et n’adorer que le Seigneur, le Donateur, et non ses dons. Le risque est en effet toujours de substituer la religion et le rite à la foi, l’amour de Dieu à ce qui nous fait du bien et nous rassure égoïstement.
Nouvelles paroles à un docteur de la Loi
Nous ne pouvons décrire ici toute la profondeur de ce passage du dialogue entre Jésus et Nicodème. Concentrons-nous seulement sur la nouveauté des paroles de Jésus, en constatant la progression du texte :
– Jésus annonce sa mort sur la Croix (« Ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé ») comme cause du salut ;
– Puis il développe : il dévoile la profondeur de l’amour de Dieu pour l’homme (« Dieu a tellement aimé le monde… ») ;
– Il révèle le mystère de l’Incarnation (« Il a donné son fils unique… descendu du ciel ») et son but ultime qui est d’unir l’homme à Dieu pour l’éternité (« afin que quiconque croit en lui […] obtienne la vie éternelle », v. 16) ;
– Il explique la logique de Dieu, opposée à la logique humaine. C’est le dessein miséricordieux du Père (« non pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé », v. 17) qui tranche avec le Dieu justicier de la première lecture ;
– Jésus dénonce l’obstacle que les hommes peuvent, dans leur liberté et leur folie, opposer à ce dessein miséricordieux : c’est le péché (« Les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière ») ; Dieu ne force personne à accepter son salut ;
– Jésus précise enfin la notion de jugement. Ce n’est pas Dieu qui châtie l’homme. C’est l’homme qui se châtie lui-même lorsqu’il refuse la lumière : « Celui qui croit en lui échappe au jugement, celui qui ne veut pas croire est déjà condamné. »
Examinons cette compréhension nouvelle de la justice telle que la présente Jésus à Nicodème. Deux pôles animent cette dernière partie du discours du Christ : la miséricorde d’une part, car « Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » ; la justice d’autre part car « la lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré les ténèbres ». Ces deux pôles ne sont toutefois pas à opposer.
La miséricorde élargit et dépasse la justice. Le monde entier est sous le coup du jugement, et cela nous inclut tous car Dieu est infiniment saint et nous sommes pécheurs : « N’entre pas en jugement avec ton serviteur ; aucun vivant n’est juste devant Toi. » (Ps 143) Mais Dieu envoie la miséricorde qui « se moque du jugement » (Jc 2, 13), pour que nous échappions aux conséquences du jugement, qui est le contraste insoutenable entre notre impureté et la sainteté de Dieu. La miséricorde est ainsi, comme l’a dit Jean-Paul II dans Mémoire et Identité, l’extrême limite imposée au mal :
« Ce fut comme si le Christ avait voulu révéler que la limite imposée au mal, dont l’homme est l’auteur et la victime, est en définitive la Divine Miséricorde. Certes, en elle, il y a aussi la justice, mais celle-ci ne constitue pas à elle seule l’ultime parole de l’économie divine dans l’histoire du monde et dans l’histoire de l’homme. Dieu sait toujours tirer le bien du mal, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et puissent parvenir à la connaissance de la vérité : Dieu est Amour. Le Christ crucifié et ressuscité, tel qu’il est apparu à sœur Faustine, est la suprême révélation de cette vérité [7] . »
Le mal est ainsi présenté dans son pouvoir extraordinaire de faire échec à l’amour de Dieu, et dans sa limitation par l’œuvre miséricordieuse du Fils. Le pape Pie XII, en présentant la dévotion au Sacré-Cœur, l’expliquait déjà à sa manière :
« Ainsi le divin Rédempteur […] a été sans contredit l’auteur de cette conciliation admirable réalisée entre la divine justice et la divine miséricorde qui constitue le mystère transcendant de notre salut. Le Docteur angélique en parle en ces termes : il faut dire qu’il convenait à sa miséricorde et à sa justice de délivrer l’homme par la Passion du Christ. À sa justice, d’une part, parce que, par sa Passion, le Christ a satisfait pour le péché du genre humain ; et ainsi, par la justice du Christ, l’homme a été libéré. À sa miséricorde, d’autre part, parce que, du fait que l’homme ne pouvait lui-même satisfaire pour le péché de l’humanité tout entière, Dieu lui a fait don dans son Fils d’un Rédempteur. Et ce fut le fait d’une miséricorde plus abondante que s’il avait pardonné les péchés sans satisfaction [8] . »
Jean-Paul II nous invite à imaginer la surprise de Nicodème en écoutant ce discours :
« La Croix est une nouvelle révélation de Dieu. C’est la révélation définitive. Sur le chemin de la pensée humaine vers Dieu, sur la voie de la compréhension de Dieu s’opère un renversement radical. Nicodème, l’homme honnête et noble, en même temps disciple et connaisseur de l’Ancien Testament, dut éprouver une grande secousse intérieure. Pour Israël, Dieu était surtout Majesté et Justice. Il voyait en lui un juge qui récompense et punit. Le Dieu dont parle Jésus est un Dieu qui n’a pas envoyé son Fils “pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui” (Jn 3, 17). Il est un Dieu de l’Amour, le Père qui ne recule pas devant le sacrifice de son Fils pour sauver l’homme [9] . »
Si nous échappons au jugement par la foi (Jn 3, 18), c’est parce que le Christ a fait encore plus que mourir par amour pour nous : il a pris sur lui le jugement et le châtiment qui pesaient sur nous. L’image du serpent le manifeste clairement : Jésus, complètement étranger au mal, prend en quelque sorte le visage du péché – le serpent – et Paul peut écrire : « Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous. » (2 Co 5, 21)
Deuxième lecture : Sauvés par grâce (Ep 2, 4-10)
Saint Paul nous présente le même mystère du Salut que Jean : « Dieu est riche en miséricorde » (Ep 2, 4). Il montre comment cette richesse se déploie : « il nous a aimés […], il nous a fait revivre […], il nous a ressuscités […], il nous fait régner aux cieux dans le Christ Jésus. »
Mais, tandis que l’évangile décrit l’œuvre de la Miséricorde dans l’optique de Dieu « qui a tant aimé le monde… qui envoie son Fils pour que le monde soit sauvé », Paul en montre les fruits dans la vie des croyants : « Nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ. »
Le Père nous mène à son Fils crucifié qui, par le don total qu’il fait de sa vie, montre, « au long des âges futurs, la richesse surabondante de sa grâce » (v. 7). Ce terme de « grâce » (χάρις, charis) revient trois fois sous la plume de l’Apôtre, et deviendra si important dans la théologie chrétienne qu’il est important d’en saisir la provenance :
« Dans les inscriptions et les papyrus de l’époque hellénistique, la grâce est synonyme d’affection et d’amitié, mais signifie surtout la faveur accordée par un ami, par le prince ou par les dieux. Les obligés s’ingénient à trouver grâce devant les puissants, et ceux-ci notifient qu’ils ont accordé la faveur demandée. C’est en ce sens que Dieu fait miséricorde et use de bienveillance envers ses privilégiés ; sa “grâce” évoque donc dilection et condescendance, nuance gardée dans la gratuité et la largesse du salut accordé dans le Nouveau Testament [10] . »
Jésus parle à Nicodème du Père qui l’a envoyé pour sauver le monde (Jn 3) et il nous appelle à mettre notre confiance en lui. Paul décrit la nouvelle vie des croyants qui sont sauvés parce qu’ils ont la foi (Ep 2).
Le point de rencontre de ces deux perspectives est donc la foi. Or, la foi elle-même ne vient pas du cœur de l’homme ; elle est un don gratuit de Dieu qui fait vivre (Paul). Elle n’est pas méritée, « il n’y a pas à s’en vanter ». Mais elle doit être acceptée. La contribution de l’homme au salut est simplement d’accueillir ce don, cette lumière ; la foi nous conduit sur notre chemin de Carême, c’est pourquoi nous la demandons avec ferveur à la messe :
« Dieu qui as réconcilié avec toi toute l’humanité en lui donnant ton propre Fils, augmente la foi du peuple chrétien, pour qu’il se hâte avec amour au-devant des fêtes pascales qui approchent. Par Jésus Christ [11] …
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[1] . P. Ricœur, Philosophie de la volonté, tome II : Finitude et culpabilité, Aubier, 1993, p. 222.
[2] . Pape Jean-Paul II, Homélie, 25 mars 1979.
[3] . Philon d’Alexandrie, Legum allegoriae, vol. II, Cerf, 1976, p. 79-81.
[4] . Tertullien, Contre Marcion, livre III, chap. 18.
[5] . Saint Augustin, Traité sur saint Jean, XII, 11 (Œuvres complètes, Bar-Le-Duc, 1864, aux tomes X et XI).
[6] . Za 10, 12 : « Ils regarderont vers moi, celui qu’ils auront transpercé et ils se lamenteront sur lui comme on se lamente sur un fils unique ».
[7] . Jean-Paul II, Mémoire et Identité, Flammarion, 2005, p. 70.
[8] . Pape Pie XII, Encyclique Haurietis Aquas in Gaudio, « Le culte et la dévotion au Sacré-Cœur », 1956, nº 20.
[9] . Pape Jean-Paul II, Homélie, 25 mars 1979.
[10] . C. Spicq o.p., Lexique théologique du Nouveau Testament, Cerf, 1991, p. 1644-1645.
[11] . Prière collecte de la messe du jour.
Melani Pyke, A blind man receives sight