Deux types de semences apparaissent dans les paraboles de ce jour : la semence du grain de blé, à laquelle Jésus s’assimile lui-même à une autre occasion (Jn 12,24) ; et la graine de moutarde que les anciennes traductions présentaient comme le grain de sénevé. Nous avons vu que leur sens littéral est assez clair : il s’agit de la Parole de Dieu, tout à la fois personne et message, semé dans les âmes. Comme toujours, ces paraboles peuvent recouvrir divers sens car tout le mystère du Christ s’y cache.
Nous proposons, pour aujourd’hui, deux axes de méditation : celui de l’évangélisation, mystère de la parole qui se propage dans le monde ; celui de la sanctification, mystère de la parole qui croît dans notre propre vie.
Évangélisation
La première parabole nous rappelle qu’il y a des étapes mystérieuses dans la croissance de la foi. La semence est jetée dans l’âme de l’enfant : baptême, catéchisme, première communion, éducation chrétienne… Il faut parfois beaucoup de temps pour que cette semence arrive à maturation ; ceux d’entre nous qui sommes catéchistes ou pasteurs, savons que les fruits sont rarement palpables. Il nous faut semer inlassablement en ayant confiance en l’amour de Dieu pour chaque âme : « la semence germe et grandit, il ne sait comment… » Parfois les expériences négatives comme le péché grave semblent inévitables pour que la semence arrive à maturation. Il faut alors faire preuve de patience : celle de Dieu, celle du père de l’enfant prodigue…
Arrive ensuite un moment décisif où la semence va porter du fruit. C’est ce que symbolise la faucille : choix de vie fondamental, comme une vocation ; maladie subite qui porte des fruits spirituels ; mort et rencontre avec le Seigneur de la moisson… Alors se dévoile la vérité de la seconde parabole, le grain de moutarde : la disproportion totale entre ce que nous avons semé et le fruit qu’obtient le Christ. Grâce à la parole d’une catéchiste, un adolescent prend conscience de sa vocation sacerdotale ; grâce à une parole glissée en confession, un homme change totalement de vie ; grâce à l’Eucharistie reçue distraitement, une conscience s’éveille ; grâce à l’exemple d’une religieuse, l’espoir revient chez un prêtre désespéré. Les moyens humains dont dispose l’Église sont toujours disproportionnés par rapport à la grandeur de sa mission. Mais c’est l’Esprit qui accomplit cette mission, Il déploie inlassablement sa puissance sans que nous la percevions. Semons donc, généreusement et sans anxiété, et laissons au Seigneur le soin de faire grandir son Règne mystérieux.
Il arrive parfois que l’on souhaite récolter, mettre la faucille, en pensant que le blé est mûr et que nous avons obtenu les fruits que Dieu voulait. Autre tentation : penser que nos moyens humains vont produire les fruits attendus. Régulièrement, les succès de nouvelles méthodes d’évangélisation nous poussent à surestimer notre rôle, à penser que le moment du succès final pour l’Église est arrivé, que nous avons enfin « la solution » qui va sauver le monde… Le cardinal Ratzinger nous mettait en garde contre ces illusions dans une conférence sur la Nouvelle Évangélisation :
« Pour le Royaume de Dieu, comme pour l’évangélisation, instrument et véhicule du Royaume de Dieu, est toujours valable la parabole du grain de sénevé. Le Royaume de Dieu recommence toujours de nouveau sous ce signe. La nouvelle évangélisation ne peut pas signifier : attirer tout de suite par de nouvelles méthodes plus raffinées les grandes masses qui se sont éloignées de l’Eglise. Non – ce n’est pas cela la promesse de la nouvelle évangélisation. La nouvelle évangélisation signifie : ne pas se contenter du fait que du grain de sénevé a poussé le grand arbre de l’Eglise universelle, ne pas penser que le fait que dans ses branches toutes sortes d’oiseaux peuvent y trouver place suffit – mais oser de nouveau avec l’humilité du petit grain, en laissant Dieu choisir quand et comment il grandira (Mc 4, 26-29). Toutes les grandes choses commencent toujours par un petit grain et les mouvements de masse sont toujours éphémères. […] La nouvelle évangélisation doit se soumettre au mystère du grain de sénevé, et ne doit pas prétendre produire tout de suite un grand arbre. Nous vivons tantôt dans la trop grande sécurité du grand arbre déjà existant, tantôt dans l’impatience d’avoir un arbre plus grand, plus vigoureux – nous devons au contraire accepter le mystère que l’Eglise est à la fois le grand arbre et le grain minuscule. Dans l’histoire du salut, c’est toujours en même temps Vendredi saint et Dimanche de Pâque… » [1]
L’Évangile de ce jour nous invite donc à deux attitudes fondamentales : l’humilité et la confiance.
Humilité, car nous ne sommes pas les maîtres de la vigne, mais seulement ses ouvriers. Ouvriers sans grand mérite, de surcroît, comme Jésus nous le rappelle sans détour : « lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions faire. » (Lc 17,10). Le serviteur de l’évangile est appelé à coopérer, non à diriger. Comme l’exprime la première lecture, Dieu tient en mains les clés de l’histoire et avance selon un plan que nous sommes invités à accompagner. Notre compréhension en est très limitée, comment pourrions-nous le bousculer selon ces critères trop humains que recouvrent des termes comme « conquête », « progrès », « efficacité », « utilité » ?
Confiance ensuite. Que nous dormions ou que nous veillons, l’œuvre de Dieu suit son cours. Le Christ est ressuscité, l’Esprit est à l’œuvre dans l’Église, le Père dirige l’histoire vers son achèvement : chacun de nous est une petite fourmi dans cette œuvre immense… L’homme n’a pas à se demander si elle prospèrera ou non, car elle triomphera certainement. Même si nous ne le voyons pas, le Règne de Dieu est présent ; contre toute apparence, il s’étend ; son achèvement est dans les mains du Père. Confiance, abandon…
Sanctification
Deuxième aspect pour la croissance de la Parole : nos propres vies chrétiennes. La Parole semée en nos âmes est la vie de grâce qui nous est donnée au baptême ; elle grandit par la lecture de la Parole, l’écoute de la prédication et la réception des sacrements ; l’eau qui la nourrit est la prière, tandis que la terre est la disposition du cœur ; mais c’est Dieu qui donne la croissance à travers le soleil de sa grâce. Il nous est simplement demandé de collaborer humblement avec le Maître intérieur : la croissance spirituelle est un mystère comparable à la vie de la nature, autour de nous, qui ne laisse pas de fasciner les esprits un peu observateurs. Chacun de nous est un homme saisi par le mystère du Règne : « qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment… ». C’est dans ce sens que saint Louis Marie Grignion de Montfort entendait la parabole :
« Si le Saint-Esprit a planté dans votre âme le véritable Arbre de vie, qui est la dévotion que je viens de vous expliquer, il faut que vous apportiez tous vos soins à le cultiver, afin qu’il donne son fruit en son temps. Cette dévotion est le grain de sénevé dont il est parlé dans l’Évangile, qui étant, ce semble, le plus petit de tous les grains, devient néanmoins bien grand et pousse sa tige si haut
que les oiseaux du ciel, c’est-à-dire les prédestinés, y font leur nid et y reposent à l’ombre dans la chaleur du soleil et s’y cachent en sûreté contre les bêtes féroces. Cet arbre, étant planté dans un cœur bien fidèle, veut être en plein vent, sans aucun appui humain; cet arbre, étant divin, veut toujours être sans aucune créature qui pourrait l’empêcher de s’élever vers son principe, qui est Dieu. Ainsi, il ne faut point s’appuyer de son industrie humaine ou de ses talents purement naturels, ou du crédit et de l’autorité des hommes : il faut avoir recours à Marie et s’appuyer [sur] son secours. » [2]
Fixons maintenant notre regard sur les effets de cette croissance intérieure: l’âme ressent des sentiments contradictoires sous la poussée de la grâce. Langueur et enthousiasme se présentent parfois simultanément.
Langueur, d’un côté ; en effet, la personne touchée par la grâce voudrait en voir l’aboutissement immédiat, qui est la possession de Dieu ; mais il faut du temps pour que la semence grandisse, nous dit Jésus, et c’est pour que le désir augmente, précise Ruysbroeck :
« Lorsque le Christ a fait entendre son appel intime et son invitation, et que la créature se levant se montre prête à donner tout ce qu’elle peut, sans cependant pouvoir atteindre ni obtenir l’unité avec Dieu, cela lui cause une langueur spirituelle. Le plus intime du cœur et la source même de la vie sont blessés d’amour, et d’autre part l’on se sent incapable d’obtenir ce que l’on désire par-dessus tout, et il faut demeurer toujours là où on ne voudrait pas : telle est la double cause de cette langueur. Le Christ alors s’est élevé à la cime du cœur, et de là il projette ses rayons divins sur ce cœur affamé de désirs. Sous cette ardeur brûlante, toute humidité, c’est-à-dire toute puissance et énergie naturelle, se dessèche et se consume. Le cœur qui est toujours ouvert et plein de désirs, et d’autre part le soleil divin qui darde sur lui ses rayons sont cause d’une langueur qui ne cesse pas.» [3]
Enthousiasme, d’un autre côté : l’âme voit les fruits du règne s’étendre en elle, et la contemplation de l’histoire sacrée lui ravit le cœur. De nouveau, saint Pierre Chrysologue peut nous inspirer :
« Le jardin est la terre cultivée qui s’est étendue au monde entier, labouré par la charrue de la Bonne Nouvelle. Il est clôturé par les bornes de la sagesse. Les apôtres ont peiné pour en arracher toutes les mauvaises herbes. On prend plaisir à y contempler les jeunes pousses des croyants, les lis des vierges et les rosés des martyrs. Des fleurs y donnent toujours leur parfum. Le Christ a donc semé la graine de moutarde dans son jardin. Elle a pris racine quand il a promis son Royaume aux patriarches, elle est née avec les prophètes, elle a grandi avec les a pôtres, et elle est devenue l’arbre immense qui étend ses innombrables rameaux sur l’Église, en lui prodiguant ses dons. » [4]
Enfin, la semence que le Seigneur veut faire grandir dans notre cœur prend parfois des formes surprenantes. Il y a les charismes spirituels, les dons naturels, des grâces particulières à certains moments de la vie… Mais une forme de semence nous concerne tous, la Croix. Cette souffrance qui accompagne le chemin de tout homme, nous sommes invités à la considérer comme une occasion de faire grandir le règne de Dieu en nous : « tout sarment qui porte du fruit, mon Père l’émonde afin qu’il en porte davantage » (Jn 15, 2). Car c’est sur la Croix que le Christ accomplit pleinement son œuvre. C’est à cela qu’invitait saint Bernard :
« Il est bon d’être dans la peine, puisque c’est par elle que nous devons accueillir la couronne de la gloire. Ne méprisons pas les souffrances, mes frères, c’est une semence bien modeste, mais il doit en sortir beaucoup de fruit. C’est une semence peut-être peu agréable au goût, à cause de son amertume, c’est peut-être le grain de sénevé ; mais ne considérons pas le dehors et l’apparence ; voyons en les vertus cachées. Souvenons-nous que les choses qui se voient sont temporelles, et que celles qu’on ne voit point sont éternelles (II Cor. IV, 18). Goûtons, dans ces maux, que nous avons à souffrir, les prémices de la gloire qui s’y trouvent comme en germe. Faisons consister notre gloire dans l’espérance de participer à la gloire de notre grand Dieu : ce n’est pas encore assez ; mettons-la dans toutes les afflictions de cette vie, puisqu’elles sont pour nous une raison d’espérer que Dieu nous donnera de glorieuses couronnes…» [5]
[1] Cardinal Ratzinger, conférence du 10 décembre 2000 sur la Nouvelle Evangélisation.
[2] Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Le secret de Marie sur l’esclavage de la sainte Vierge, nº70-71
[3] Ruysbroeck l’Admirable, Le livre de la plus haute vérité, Chap. XXIII, De la langueur et de l’impatience de l’amour.
[4] Saint Pierre Chrysologue (+450), Sermon 98, 1-2 4-7, CCL 24 A, 602-606.