La première lecture : allégorie du cèdre (Ez 17)
Il faut relire tout le chapitre 17 d’Ezéchiel pour bien saisir le sens de l’image du « grand cèdre » que la liturgie nous propose en première lecture. Ce passage conclut une grande réflexion du prophète sur l’histoire d’Israël, exprimée sous la forme de deux allégories (vv.1-10) expliquées par l’auteur lui-même (vv.11-21). Il est ainsi aisé de déchiffrer ce qu’Ezéchiel présente comme « une énigme, une parabole pour la maison d’Israël » (v.1) et qui inspirera Jésus pour ses propres paraboles (Mc 4).
Ezéchiel met en scène deux moments de l’histoire du Royaume de Juda : le premier est l’intervention de Nabuchodonosor (le premier grand aigle, v.3), qui a déporté le roi Joiakîn en 598, avec tous les notables (cf. 2R 24,11 sq.). Il l’a fait remplacer par Sédécias et la vie à Jérusalem a repris. Israël est comparée à un cèdre, dont la « cime » sont les exilés à Babylone ; la semence qui germe sont les Israélites restés à Jérusalem (v.6 expliqué au v.13).
Mais l’Égypte (le second grand aigle, v.7) a incité Sédécias et le peuple, devenu une vigne florissante, à se rebeller contre Babylone : le châtiment va donc s’abattre sur Jérusalem avec la destruction de la ville et l’exil de 587, car l’Égypte est impuissante à protéger Israël contre Nabuchodonosor. L’explication des versets 11 à 18 souligne l’infidélité de Sédécias à son serment de soumission envers Babylone. Le Seigneur explique ensuite qu’il utilise Babylone et l’Égypte comme des instruments de sa justice (vv.19-21).
Dès lors, le sens historique de la parabole finale (vv.22-24) que nous lisons à la messe de ce jour est limpide : le Seigneur va de nouveau intervenir en faveur d’Israël exilée à Babylone (le grand cèdre, v.22), en donnant à un petit reste (la tige) de revenir à Jérusalem (la montagne très élevée). Ezéchiel prophétise le retour d’exil, qui s’accomplira grâce à Cyrus (535) : de nouveau, le peuple élu va pouvoir vivre et prospérer sur la Terre Promise. Israël, au-delà des méandres d’une histoire humiliante, est appelée à devenir un « cèdre magnifique » à vocation universelle : Ezéchiel semble s’ouvrir au rêve de toutes les nations ( tous les passereaux, toutes sortes d’oiseaux) réunies à l’ombre d’Israël, un rêve que la fin du livre d’Isaïe exprimera bientôt (cf. Is 66,18-20).
La morale de cette petite allégorie est que le Seigneur est le maître absolu de l’histoire. Il « renverse l’arbre élevé » (Babylone, l’Égypte, tous les empires humains) et « relève l’arbre renversé » (Israël humiliée en exil, et tous les laissés pour compte de notre histoire). Cette conviction de foi, fruit de la sagesse d’Israël guidée par ses prophètes, sera pleinement reprise par Marie dans son Magnificat : « Il renverse les puissants de leur trône, Il élève les humbles » (Lc 1,52).
Dans une perspective chrétienne on peut aussi considérer que la « tige prise au sommet du grand cèdre » préfigure le Christ, que le Père envoie pour sauver le monde. Il vient au sein d’Israël, à Jérusalem, accomplir le mystère de la rédemption et tous les peuples viennent à lui.
Le psaume : Le juste grandira comme un palmier (Ps 92)
La réflexion d’Ezéchiel sur l’histoire universelle est chantée par le psalmiste, qui passe du destin collectif des empires à la destinée individuelle. Comme le prophète, il trouve dans l’observation des affaires humaines des motifs de louange : son âme s’élève spontanément pour bénir le Seigneur qui dirige l’histoire.
Le psaume oppose les bons et méchants : d’un côté «l’homme stupide, l’insensé, les malfaisants, les ennemis du Seigneur » (v.7-10), dont le destin est d’être abattus comme autrefois Babylone. Mais la liturgie omet ce passage pour se centrer sur l’esprit du Nouveau Testament.
Face à lui se dresse le juste, comme l’Israël du retour d’Exil, dont le sort est la bénédiction totale : il dispose d’une longue vie (vieillissant) reste fécond jusqu’au bout (il fructifie encore), et se fait témoin des merveilles de Dieu: « pour annoncer : le Seigneur est droit ! » (v.16).
Il existe un point commun entre la métaphore d’Ezéchiel et le psaume : l’image du « cèdre du Liban », cet arbre majestueux dont le bois précieux était très apprécié pour les constructions luxueuses et avec lequel fut construit le premier Temple. David s’était en effet exprimé ainsi : « J’habite une maison de cèdre et l’arche de Dieu habite sous la tente ! » (2Sam 7,2) ; puis il avait accumulé des troncs de cèdre « en nombre incalculable » en prévision de la construction du Temple par Salomon (cf. 1Ch 22,4).
Dans une perspective christique, le cèdre préfigure à nouveau le Christ : son humanité sainte est un matériel de choix, par lequel Dieu fait sa demeure parmi les hommes. Il est le nouveau Temple vers qui convergent tous les peuples.
L’évangile : deux paraboles sur la croissance du Règne (Mc 4)
Dans les trois premiers chapitres de son évangile, Marc a établi l’autorité de Jésus : « On était frappé par son enseignement, car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes » (1,22). Cette autorité s’est manifestée par des miracles et des exorcismes, et se heurte à l’opposition des scribes ; le temps est venu de présenter le contenu même de cet enseignement qui frappait tant les foules. Le chapitre 4 comprend une série de paraboles sur le règne de Dieu.
Il faut lire les deux petites paraboles de ce dimanche dans la suite de la grande « parabole du semeur » qui ouvre le chapitre 4, que la liturgie nous propose au 15e dimanche de l’année A (lecture de saint Matthieu). Celle-ci présente un « semeur sorti pour semer », et affronte un premier mystère : comment se fait-il que la Parole porte des fruits si différents selon les hommes, depuis l’indifférence stérile jusqu’à l’abondance au-delà de toute mesure ? La réponse décrit les différents types de terrain, montrant la variété des attitudes spirituelles qui conditionnent l’obtention du fruit : c’est l’explication donnée par Jésus lui-même aux versets 14 à 20.
Les paraboles que nous lisons ce dimanche (vv. 26-34), insistent plutôt sur le mystère de la croissance : il faut du temps, beaucoup de temps, pour que le règne de Dieu atteigne sa pleine maturité. Placées dans le chapitre 4, il ne fait aucun doute que la « semence » désigne en premier lieu la Parole que Jésus proclame. C’est le sens littéral de la parabole, sans en exclure d’autres que nous explorerons dans la méditation.
Selon la première petite parabole (vv. 26-29), le Christ est « l’homme qui jette en terre la semence » ; cette semence est la Parole qui porte du fruit par elle-même, de façon constante, en suivant des étapes mystérieuses et selon une logique qui lui est propre. Après son mystère pascal, ce sera au tour des apôtres de semer : ils constateront alors la profonde vérité de cette petite allégorie.
La deuxième petite parabole (vv. 30-32) insiste plutôt sur la disproportion entre ce qui est semé (une graine de moutarde) et le produit final (une plante qui dépasse les autres). Jésus, entouré des Douze qui ont du mal à comprendre et à croire (v.13 : vous ne saisissez pas cette parabole ?), plante une petite graine de moutarde dans une terre bien modeste ; mais sa Parole est appelée à convertir le monde entier. La fortune des Béatitudes montre l’accomplissement de cette prophétie ; la diffusion de l’évangile à l’heure actuelle en est un autre signe. La prédication apostolique a fait s’étendre l’arbre bien au-delà d’Israël, et les oiseaux du ciel, qui sont toutes les âmes de par le monde, viennent prendre refuge dans cette Parole vivante et vivifiante. Le Concile Vatican II, en expliquant ce qu’est la Révélation divine, a ainsi décrit ce mystère de la Parole :
« Cette Révélation donnée pour le salut de toutes les nations, Dieu, avec la même bienveillance, a pris des dispositions pour qu’elle demeure toujours en son intégrité et qu’elle soit transmise à toutes les générations. C’est pourquoi le Christ Seigneur, en qui s’achève toute la Révélation du Dieu très haut, ayant accompli lui-même et proclamé de sa propre bouche l’Évangile d’abord promis par les prophètes, ordonna à ses Apôtres de le prêcher à tous comme la source de toute vérité salutaire et de toute règle morale, en leur communiquant les dons divins. Ce qui fut fidèlement exécuté, soit par les Apôtres, qui, par la prédication orale, par leurs exemples et des institutions, transmirent, ce qu’ils avaient appris de la bouche du Christ en vivant avec lui et en le voyant agir, ou ce qu’ils tenaient des suggestions du Saint-Esprit, soit par ces Apôtres et par des hommes de leur entourage, qui, sous l’inspiration du même Esprit Saint, consignèrent par écrit le message du salut. » [1]
La meilleure illustration de ces paraboles est le livre des Actes des Apôtres, où nous voyons le Règne grandir mystérieusement selon un plan bien arrêté : en Judée, avec la structuration de l’Église (l’institution des diacres, etc.) et le martyr d’Étienne (chap. 7) ; puis en Samarie avec l’action de Philippe (chap. 8) ; enfin hors d’Israël, ad gentes, avec les voyages de Paul (chap. 9 et suivants). Luc note soigneusement : « Ainsi la parole du Seigneur se répandait dans toute la région » (Ac 13,49) ; « Ainsi la parole du Seigneur croissait et s’affermissait puissamment » (Ac 19,20).
L’histoire de l’Église nous dit la suite : l’Evangile va d’abord se répandre et s’installer au Proche Orient, dans l’empire byzantin, certaines régions d’Asie et d’Afrique du nord, et en Europe occidentale pendant des siècles. À la faveur d’entreprises humaines aux aspects contrastés, il gagne l’Amérique au XVIème siècle (découverte du Nouveau-Monde), puis l’Asie et l’Afrique avec la colonisation. Il s’affermit aujourd’hui en Asie (Inde, Corée, Japon).
En embrassant cette croissance d’un seul regard, on saisit la justesse de l’image utilisée par Jésus : « la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi » (v.28), en attendant le « temps de la moisson » qui sera le jour où toutes les nations auront accueilli l’Évangile, et où le Père pourra enfin récolter l’immense fruit que seront toutes les âmes sauvées : alors sera constitué « cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ » (Ep 4,13).
Dans une autre perspective, l’enseignement de ces deux courtes paraboles aujourd’hui invite à prendre de la distance avec une logique strictement humaine, celle de la croissance numérique et de la propagation des idées. La préoccupation du Christ est ailleurs, la réalité du Règne de Dieu reste largement insaisissable. Ce Règne n’est pas ni idéologie ni une institution, ni une entreprise économique en quête de rendement : c’est une personne, le Fils de Dieu. Le Règne de Dieu s’établit chaque fois qu’une âme, une famille, une communauté ou une culture s’ouvre au message d’amour du Christ, et y adhère profondément. Lorsque l’homme laisse le mystère de la rédemption s’opérer en lui. C’est ainsi que saint Pierre Chrysologue voit le mystère de Jésus lui-même inscrit dans ces paraboles :
« Le Christ est le Royaume. À la manière d’une graine de moutarde, il a été jeté dans un jardin, le corps de la Vierge. Il a grandi et il est devenu l’arbre de la croix qui couvre la terre entière. Après qu’il eut été broyé par la Passion, son fruit a produit assez de saveur pour donner du bon goût et de l’arôme, d’une manière égale, à tous les êtres vivants qui le touchent. Car, tant que la graine de moutarde demeure intacte, ses vertus restent cachées, mais elles déploient toute leur puissance quand la graine est broyée. De même le Christ a-t-il voulu que son corps fût broyé pour que sa force ne reste pas cachée. » [2]
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[2] Saint Pierre Chrysologue (+450), Sermon 98, 1-2 4-7, CCL 24 A, 602-606.