Face à l’hypocrisie des scribes et pharisiens, le Christ invite ses disciples à prendre conscience de certains aspects de leur monde intérieur. Il ne remet pas en cause le concept d’impureté ni son importance (voilà ce qui rend l’homme impur, dit-il deux fois), mais Il le déplace de l’impureté légale et extérieure à la vraie impureté, celle du cœur. Il essaie ainsi d’aiguiller notre intelligence vers le fond du problème : à sa suite, nous allons essayons d’examiner nos comportements puis nous effectuerons un bref parcours à travers l’histoire du Salut – Ancien Testament, Évangile, histoire de l’Église – pour voir comment Dieu, au fil du temps, répare et purifie peu à peu les consciences blessées par le péché.
En quoi le texte de ce jour nous concerne-t-il ? Nous nous étonnons et nous moquons volontiers des coutumes de l’époque de Jésus, sans penser que nous tombons parfois dans le même travers. Car nous avons aussi souvent une conception légaliste de la foi : nous comptons nos heures de prière, nos offrandes, nos gestes de charité et lorsque nous nous y tenons, nous sommes contents de nous et estimons être quittes envers Dieu. Nous offrons à Dieu des créneaux bien identifiés et balisés, mais lui interdisons tout autre dépassement et empiétement sur nos vies. Est-ce cela, l’amour de Dieu qui est le premier Commandement (cf. Mt 22,38) ?
Nous arrivons à respecter, pour la plupart d’entre nous, les principaux commandements dans leur aspect extérieur, et nous en tirons gloire. Mais nous tuons volontiers avec notre langue ou par notre indifférence, nous avons des compromissions avec la concupiscence, nous sommes peu regardants sur la manière de placer notre argent, d’accaparer des profits ou de partager avec les pauvres. Nous inculquons à nos enfants un langage respectueux de leurs aînés mais ne sommes pas choqués de partir en vacances en laissant nos proches seuls et sans visite. Enfin, intérieurement nous comparons tout : salaires, carrières, études des enfants, appartements, vêtements. Est-ce cela, l’amour du prochain, qui est le Deuxième Commandement et qui est semblable au premier (cf. Mt 22,39) ?
Très souvent, nous tenons davantage à des conventions et à des valeurs humaines (honneur, éducation, réussite) qu’aux vraies valeurs chrétiennes (foi, charité) et choisissons souvent nos fréquentations en fonction des premières. Nous sommes pointilleux sur bien des détails (attitudes à la messe, conventions, respect des pratiques), et jugeons sévèrement ceux qui n’ont pas la même attitude que nous ; mais nous sommes peu attentifs au mystère, distraits dans la prière, aveugles à l’amour du Seigneur et aux besoins de nos frères. Nous retranchons des commandements ce qui nous semble trop pesant et inventons, à l’inverse, nos propres dévotions. Bref, un jour ou l’autre, nous sommes tous pharisiens.
Jésus nous invite à démasquer cette tendance à soigner l’extérieur au détriment de l’intérieur. « C’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, etc. » : Jésus utilise la parole grecque « διαλογισμός, dialoguismos », qui évoque une délibération et signifie : « calcul, raisonnement, pensée, … ». En soi, elle est neutre moralement, mais Luc l’utilise à plusieurs reprises dans un sens plutôt négatif : Jésus connaît les « mauvaises pensées » de ses adversaires (Lc 6,8) ; entre les disciples s’instaure une « dispute » pour savoir qui est le plus grand (9,46) ; le Christ ressuscité demande aux pèlerins d’Emmaüs quels sont ces « doutes » qui montent dans leur cœur (24,38).
De même sous la plume de saint Paul (Ro 1,21 et 14,1). En affirmant que toutes ces mauvaises intentions sortent « du cœur de l’homme », Jésus renvoie à ce qui en constitue l’origine : un état de notre cœur profond qui nous échappe largement, le mystère du mal présent en nous. Sans vouloir forcer le texte, et sans prétendre traiter ici le mystère du péché originel, nous pouvons en profiter pour méditer sur les passions humaines, leur manière d’influer sur notre vie morale, et l’attitude pédagogique de Dieu face à elles. Le Catéchisme cite en effet ce passage de l’évangile en définissant les passions :
« Les sentiments ou passions désignent les émotions ou mouvements de la sensibilité, qui inclinent à agir ou à ne pas agir en vue de ce qui est ressenti ou imaginé comme bon ou comme mauvais. Les passions sont des composantes naturelles du psychisme humain, elles forment le lieu de passage et assurent le lien entre la vie sensible et la vie de l’esprit. Notre Seigneur désigne le cœur de l’homme comme la source d’où jaillit le mouvement des passions (cf. Mc 7, 21). » (Catéchisme, nº1763-4)
C’est peu à peu, au fil de l’histoire, que Dieu affine le regard de son peuple sur le sens de la Loi.
La première lecture, tirée du livre du Deutéronome, nous invite à voir la Loi de Moïse comme un « chemin de sagesse » et un premier guide sûr pour la vie morale. Elle est tirée du chapitre 4 qui avertit sur la nécessité absolue, pour un Israélite, d’appliquer la Loi pour vivre. Le chapitre 5 énumèrera ensuite les dix Commandements. Dans cette première étape d’éducation des consciences, le précepte se développe en trois points : nécessité d’appliquer la loi sous peine de malédiction, énoncé du précepte, punition sanctionnant son non-respect (on en trouve la liste pour l’essentiel dans le livre du Lévitique).
Le texte se contente d’appeler au respect extérieur de la Loi ; ce qui est déjà un grand progrès étant donné le désordre moral de l’humanité : « le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée » (Gn 6,5). Moïse expliquait que tout autre chemin que la Loi est un chemin de mort, mais sans s’interroger sur les motivations intérieures. La liturgie a ainsi omis ces versets qui nous dérangent un peu : « Vous voyez de vos yeux ce qu’a fait le Seigneur à Baal-Péor : quiconque a suivi le Baal de Péor, le Seigneur ton Dieu l’a exterminé du milieu de toi ; mais vous qui êtes restés attachés au Seigneur votre Dieu, vous êtes aujourd’hui tous vivants » (Dt 4,3-4).
Il revint aux Prophètes d’éclairer peu à peu le peuple et de le conduire vers ces réalités intérieures d’où jaillissent les actes extérieurs. Citons le fameux exemple d’Ezéchiel, où nous voyons le désir de pureté légale (purification) s’enrichir d’une nuance intérieure (le cœur nouveau) :
« Alors je vous prendrai parmi les nations, je vous rassemblerai de tous les pays étrangers et je vous ramènerai vers votre sol. Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous purifierai. Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes coutumes » (Ez 36,24-27).
Mentionnons encore le reproche de Dieu par la bouche d’Isaïe :
« Ce peuple s’approche de moi en me glorifiant de la bouche et des lèvres, alors que son cœur est loin de moi, parce que la crainte qu’ils ont de moi n’est que précepte enseigné par les hommes » (Isaïe 29, 13).
Le prophète Joël, enfin, s’exprime ainsi :
« Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne les larmes et le deuil. Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements et revenez au Seigneur votre Dieu » (Joël 2, 13)
Maurice Zundel a bien mis en valeur ce rôle des Prophètes :
« Il est donc parfaitement clair que le courant prophétique est un courant de genèse qui tend à susciter continuellement, dans les fidèles authentiques, cette nouvelle vie, cette vie libérée, cette vie personnelle, cette vie originelle, cette vie source, cette vie universelle. Bien entendu, il s’agit, comme toujours, d’un petit nombre et qui rendra très difficile la proposition de la Révélation dans une langue qui s’adresse à tout le monde parce que ces fidèles, on ne peut pas les désigner d’avance : c’est en écoutant le message, c’est en écoutant le message qu’ils reconnaîtront soudain une voie qui leur parle du dedans, mais ce message lui-même sera proposé à l’ensemble des gens, personne ne peut être exclu. »
Maurice Zundel, La révélation progressive de Dieu dans l’Ancien Testament, conférence de 1961.
C’est bien sûr le Christ qui accomplit, dans ce domaine, la révélation la plus complète : comme Ezéchiel le prophétisait, il ne rejette pas la Loi, mais il vient l’accomplir en réformant le cœur de l’intérieur. Par ses enseignements, Il commence par mettre à nue la plaie qui est source du mal, comme dans l’évangile d’aujourd’hui, ou dans les Béatitudes où l’intériorisation de la Loi est très claire : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5,27-28).
C’est surtout par le don de la vie nouvelle en lui qu’Il permet à notre cœur de se réformer. Fruit de son offrande sur la Croix et de la Résurrection par son Père, le don de l’Esprit fait que nous sommes « greffés » sur la vie même de la Trinité. Saint Paul exprime ainsi ce passage :
« Il n’y a donc plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affranchi de la loi du péché et de la mort. De fait, chose impossible à la Loi, impuissante du fait de la chair, Dieu, en envoyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair, afin que le précepte de la Loi fût accompli en nous dont la conduite n’obéit pas à la chair mais à l’esprit. En effet, ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon l’esprit, ce qui est spirituel » (Ro 8,1-5).
C’est pourquoi la fête de la Pentecôte, qui dans la tradition juive commémorait le don de la Loi sur des tables de pierre, fait place à la Pentecôte chrétienne, ou le don de l’Esprit vient inscrire cette loi au plus profond des cœurs, en nous permettant d’être lucides sur nos motivations intérieures et de réformer nos cœurs et non plus seulement nos actions.
Dès lors, notre cœur est habité par ces deux vies, de la chair qui nous mène à la mort, de l’Esprit qui nous mène à la vie divine. Dans ce parcours historique sur l’introspection, il faudrait mentionner saint Augustin, le grand maître de l’Occident en la matière. Recueillons simplement ce jugement équilibré de la théologie catholique sur les passions, dans la ligne de la scholastique :
« En elles-mêmes, les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises. Elles ne reçoivent de qualification morale que dans la mesure où elles relèvent effectivement de la raison et de la volonté. Les passions sont dites volontaires, ‘ou bien parce qu’elles sont commandées par la volonté, ou bien parce que la volonté n’y fait pas obstacle’ (saint Thomas d’Aquin). Il appartient à la perfection du bien moral ou humain que les passions soient réglées par la raison. Les grands sentiments ne décident ni de la moralité, ni de la sainteté des personnes ; ils sont le réservoir inépuisable des images et des affections où s’exprime la vie morale. Les passions sont moralement bonnes quand elles contribuent à une action bonne, et mauvaises dans le cas contraire. La volonté droite ordonne au bien et à la béatitude les mouvements sensibles qu’elle assume ; la volonté mauvaise succombe aux passions désordonnées et les exacerbe. Les émotions et sentiments peuvent être assumés dans les vertus, ou pervertis dans les vices. » (Catéchisme, nº1767-8)
À l’époque moderne, c’est la dévotion au Sacré-Cœur qui nous permet de franchir une nouvelle étape : la réalité intérieure de l’homme, pécheur et sauvé, est illuminée par la révélation de la vie intérieure de l’Homme-Dieu, Jésus. Il nous partage ses sentiments et passions pour que nous les fassions nôtres. C’est ainsi que le présente le pape Pie XII dans son encyclique Haurietis Aquas :
« À la vérité, il est impossible d’énumérer les dons célestes que le culte rendu au Sacré-Cœur de Jésus répand dans les cœurs des fidèles : il les purifie, les ranime par ses divines consolations et il les entraîne à l’acquisition de toutes les vertus. C’est pourquoi, Nous souvenant du mot très sage de l’apôtre saint Jacques : ‘Les présents les meilleurs, les dons parfaits, proviennent tous d’en haut, ils descendent d’auprès du Père des lumières’ (Jc 1,17), Nous voyons à bon droit, dans ce culte même, qui plus ardent que jamais prospère dans le monde entier, le don inestimable que le Verbe incarné et notre divin Sauveur, en tant que médiateur unique de grâce et de vérité entre son Père céleste et le genre humain, a communiqué à l’Église, sa mystique Épouse, dans le cours de ces derniers siècles, où il lui faut surmonter tant de difficultés et supporter tant d’épreuves. Grâce à ce don inestimable, l’Église peut en effet manifester une charité plus ardente à l’égard de son divin Fondateur et, pour ainsi dire, réaliser plus largement cette exhortation que, nous dit saint Jean l’Évangéliste, Jésus proféra lui-même : ‘Le dernier jour de la fête, le plus solennel, Jésus debout, s’écria : ‘Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi, comme l’a dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront de son sein.’ Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui.’ (Jn 7,37-38). »
Pie XII, encyclique Haurietis Aquas (1956), nº2.
Pour finir, n’oublions pas ce que saint Jean nous révèle dans sa première lettre : « Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît tout » (1Jn 3,20). La voie de l’introspection morale nous porte certes à reconnaître notre petitesse face à Dieu, et la contemplation des mystères du Christ la grandeur de Dieu, mais Dieu est toujours au-delà de notre perception et de notre expérience. C’est ce que nous rappelait le grand théologien Henri de Lubac en méditant sur la transcendance divine :
« Ô Dieu ! Vous n’êtes point autre que l’Amour – mais Vous êtes un autre Amour ! Vous n’êtes point autre que la Justice, – mais Vous êtes une autre Justice ! Si je manque à l’Amour ou si je manque à la Justice, je m’écarte infailliblement de Vous et mon culte n’est qu’idolâtrie. Je dois, pour croire en Vous, croire à l’Amour et croire à la Justice, et mieux vaut mille fois croire en ces choses que de prononcer Votre nom. En dehors d’elles, il est impossible que jamais je Vous trouve, et ceux qui les prennent pour guides sont sur le chemin qui conduit à Vous. Mais pour vous adorer en esprit et en vérité, pour ne pas risquer encore de m’adorer moi-même, je dois croire en outre que ma justice – et celle-là même que je conçois sans la réaliser jamais – n’est pas encore la Justice, et que mon amour n’est pas encore l’Amour. Mon idéal n’est pas Votre réalité. Quand je Vous applique ces noms de Justice et d’Amour, Vous m’êtes encore incompris. Car ‘nous connaissons imparfaitement, et imparfaitement nous prophétisons’ (1Co 13,9), et tout nous est encore énigme, – et nous pouvons nous faire une idole de la Justice même, – et peut-être de l’Amour même. Ô Dieu, qui êtes au-dessus de tout nom et de toute pensée, au-delà de tout idéal et de toute valeur ! Ô Dieu Vivant ! »
H. de Lubac, Sur le chemins de Dieu, 3e édition 1983, Cerf, p. 125.