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À l’écoute de la Parole

Continuant notre lecture de l’évangile de Luc, nous arrivons bientôt au terme de la grande montée de Jésus à Jérusalem, où il entrera triomphalement dans le chapitre 19. En cours de route, nous avons écouté des enseignements sur des thèmes variés, avec les grandes paraboles et les conseils du Christ ; nous avons aussi assisté à des rencontres étonnantes comme les dix lépreux de la semaine dernière (Lc 17). L’évangéliste place à cet endroit, vers la fin de tous les enseignements du Seigneur pendant son itinérance, un avertissement très clair à propos du futur « Jour du Seigneur », qui est assez dramatique : « En ce Jour-là, que celui qui sera sur la terrasse et aura ses affaires dans la maison, ne descende pas les prendre et, pareillement, que celui qui sera aux champs ne retourne pas en arrière. Rappelez-vous la femme de Lot ! » (Lc 17,31-32).

On comprend que les disciples aient été impressionnés par ces accents dramatiques du Maître. Comment se préparer à ce Jour, et que signifient ces événements troublants qu’il annonce ? Dans quelques jours, au sein de Jérusalem, il les enseignera aussi par le « discours eschatologique » (Lc 21), mais en attendant il veut préparer leurs âmes et leur offrir un chemin spirituel concret qui est valable pour toute la durée de l’histoire de l’Église : la prière. La liturgie nous propose donc, ce dimanche et le suivant, deux petites paraboles : celle qui décrit « le juge inique et la veuve importune » (Lc 18,1-8), pour expliquer combien notre prière doit être persévérante, et celle mettant en scène « le Pharisien et le publicain au Temple » (vv.9-14), pour inviter à l’humilité, que nous proclamerons la semaine prochaine. Le but et le sens de ces propos sont explicités par l’évangéliste lui-même au début de ce chapitre 18 : « Jésus disait à ses disciples une parabole sur la nécessité pour eux de toujours prier sans se décourager » (v.1).

L’évangile : la veuve et le juge inique (Lc 18,1-8)

La parabole met en scène trois personnages bien familiers à son auditoire. Il s’agit tout d’abord d’un « juge qui ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes » (v.2). L’expression « craindre Dieu » désigne ici la personne vertueuse : ce juge n’écoute plus ni sa conscience ni la Loi, et n’en fait qu’à sa tête sans se soucier du bien et du mal. Il est esclave du péché, comme l’exprime le Psaume : « C’est un oracle pour l’impie que le péché au fond de son cœur ; point de crainte de Dieu devant ses yeux. Il se voit d’un œil trop flatteur pour découvrir et détester son tort… » (Ps 36,2-3). Fait assez rare pour être souligné, ce juge est lucide sur sa propre iniquité et ne se fait pas d’illusions sur sa vertu, puisque nous assistons à cette surprenante réflexion en lui-même : « Même si je ne crains pas Dieu et ne respecte personne… » (v.4) Ce cas très fictif d’un impie conscient de sa propre impiété est inventé par Jésus pour souligner autre chose, la motivation profonde qui va le pousser à rendre justice à la veuve : « pour qu’elle ne vienne plus sans cesse m’assommer ».

L’institution des juges en Israël est l’une des plus anciennes de son histoire, puisqu’il s’agit d’une fonction sociale commune à tous les peuples de Moyen-Orient ; des personnes revêtues d’autorité rendaient la justice entre deux adversaires, à la porte de la ville. On se rappelle l’institution par Moïse sur le conseil de son beau-père Jéthro : « Moïse choisit dans tout Israël des hommes capables, et il les mit chefs du peuple : chefs de milliers, chefs de centaines, chefs de cinquantaines et chefs de dizaines. Et ils jugeaient le peuple en tout temps. Toute affaire importante, ils la déféraient à Moïse, et toute affaire mineure, ils la jugeaient eux-mêmes. » (Ex 18,25-26) Cette distinction entre deux types d’affaires illumine notre parabole : la veuve n’est pas assez importante pour faire appel au roi, elle ne peut qu’attendre le bon vouloir du juge local. Or ce que Dieu attend d’un juge, conformément au vœu du peuple, c’est qu’il soit équitable, comme le rappelle le Deutéronome :

« Tu établiras des juges et des scribes, en chacune des villes que le Seigneur ton Dieu te donne, pour toutes tes tribus ; ils jugeront le peuple en des jugements justes. Tu ne feras pas dévier le droit, tu n’auras pas égard aux personnes et tu n’accepteras pas de présent, car le présent aveugle les yeux des sages et ruine les causes des justes. C’est la stricte justice que tu rechercheras, afin de vivre et de posséder le pays que le Seigneur ton Dieu te donne. » (Dt 16,18-20)

L’histoire sainte ne manque pas de juges iniques et impies, comme l’histoire de la chaste Suzanne nous le rappelle (Dn 13). Là aussi, il s’agit d’une femme qui est opprimée : elle est confrontée à deux vieux juges qui sont pourris par le vice, et qui n’ont même pas honte de leur impiété : « ils s’avouèrent leur passion [l’un à l’autre] et convinrent de chercher le moment où ils pourraient surprendre Suzanne seule. Ils attendaient donc l’occasion favorable [pour abuser d’elle]. » (Dn 13,14-15) L’auditoire de Jésus connaissait ces dénonciations de l’Écriture, et avait lui aussi – comme nous – l’expérience douloureuse de subir des injustices à cause de l’impiété des personnes revêtues d’autorité.

Face à ce juge inique se dresse une veuve qui réclame « justice contre son adversaire » (v.3) : il s’agit probablement d’un cas d’abus de propriété, dans une société rurale où les champs appartenaient aux hommes, et passaient à d’autres mains en cas de décès : les héritiers, ou à défaut les parents proches. On peut imaginer que la veuve a perdu son époux sans avoir d’enfants, et que certains personnages puissants dans la région ont profité de son état de faiblesse juridique et sociale pour accaparer les biens de la famille, la réduisant à la misère et la poussant à la mendicité. Le livre de Ruth nous présente un cas similaire dans la ville de Bethléem, et le recours à la justice pour le régler.

De nombreuses veuves apparaissent dans l’évangile de Luc : on peut y apercevoir une attention spéciale de l’évangéliste pour ces femmes placées dans une position sociale précaire, à l’image de la tendresse du Maître pour les pauvres. Déjà l’Ancien Testament invitait souvent à prendre soin des défavorisés, et la liste mentionne toujours les veuves, par exemple : « Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe au champ, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse dans toutes tes œuvres » (Dt 24,19). Plus que les autres évangélistes, saint Luc mentionne des veuves, une catégorie qui apparaît depuis le début de son évangile jusqu’à la fin. Dans le Temple, on rencontre ainsi Anne, fille de Phanouel, qui « après avoir vécu sept ans avec son mari, était restée veuve » (2,37) Dans son discours inaugural à la synagogue de Nazareth (Lc 4), Jésus mentionne les œuvres accomplies par Elie en faveur « d’une veuve de Sarepta, au pays de Sidon » (v.26), et lui-même va ressusciter le « fils unique dont la mère était veuve » (7,12). Il dénoncera aussi les scribes qui « dévorent les biens des veuves » (20,47) et attirera l’attention de ses Apôtres sur la générosité d’une pauvre veuve dans le Temple (Lc 21). Dans les Actes, c’est un problème de distribution de nourriture « aux veuves » qui déclenche l’institution des diacres (Ac 6).

En filigrane s’inscrit aussi un troisième personnage dans la parabole, l’adversaire. Dans les procès antiques, il s’agissait toujours de trancher entre deux parties : un plaignant (ici la veuve) qui demande justice contre une autre personne, l’adversaire (ἀντίδικος, antidikos, littéralement celui qui s’oppose).On trouve un écho de cette procédure dans un conseil de Jésus : « quand tu vas avec ton adversaire devant le magistrat, tâche, en chemin, d’en finir avec lui, de peur qu’il ne te traîne devant le juge, que le juge ne te livre à l’exécuteur, et que l’exécuteur ne te jette en prison » (Lc 12,58). Il n’y avait pas d’enquête préliminaire, et tout se jouait sur les paroles des parties, éventuellement des témoins, avec une sentence à application immédiate.

Dans l’imaginaire d’Israël, les procès avaient lieu aux portes de la ville, et l’on y interpellait les personnes concernées, comme dans l’histoire de Ruth, où Booz contraint l’un de ses parents à comparaître face aux anciens : « Booz était monté à la porte [de Bethléem] et s’y était assis, et voici que le parent dont Booz avait parlé vint à passer. ‘Toi, dit Booz, approche et assieds-toi ici.’ L’homme s’approcha et vint s’asseoir. » (Rt 4,1) Dans la parabole évangélique, nous pouvons imaginer la difficulté de la veuve à contraindre l’autre partie à venir devant le juge : sa parole n’a aucune force sociale, et il faudrait demander à l’autorité civile de forcer son adversaire à accepter le procès ; mais comme de toute façon le juge n’est pas disposé à lui rendre justice, elle est dans une situation désespérée… D’autant que souvent les différentes autorités sont de mèche entre elles et avec le profiteur. Et son ennemi, pendant ce temps, jouit de sa puissance, probablement des biens usurpés, au vu et au su de toute la ville, sans que rien ne soit humainement possible.

On comprend alors le point-clé de l’enseignement de Jésus : il souligne la persévérance de la veuve qui vient inlassablement demander au juge, qu’elle sait pourtant inique, de lui rendre justice, alors qu’aucun intérêt social ou matériel ne l’y porte. Il accentue ce point en dévoilant la motivation qui va le pousser à agir en faveur de la veuve : « pour qu’elle ne vienne plus sans cesse m’assommer » (v.5), ce qui ne manque pas d’un certain humour. Il s’ensuit un raisonnement spirituel « du moins vers le plus » : si un impie agit justement pour une raison de commodité, à cause de la persévérance de cette veuve, comment Dieu, qui est le Juste par excellence, ne va-t-il pas être touché par la persévérance de ses élus ?

Interprétation spirituelle de la parabole

Les trois personnages sont ainsi réinterprétés par le Christ pour illuminer la vie de l’Église. Le Juge est évidemment le Seigneur, celui dont les prophètes ont attendu la venue comme Isaïe :

« Quand l’oppression aura cessé, que la dévastation aura pris fin, que seront partis ceux qui foulent le pays, le trône sera affermi dans la piété, et sur ce trône, dans la fidélité, sous la tente de David, siégera un juge, soucieux du droit et zélé pour la justice. » (Is 16,4-5).

La présence de Jésus, qui est le Verbe incarné pour venir établir la justice de Dieu, entre en tension avec une réalité douloureuse de la vie de l’Église : les élus sont confrontés à bien des persécutions, et il n’apparaît pas que Dieu leur rende un jugement favorable sur cette terre… D’où le problème du délai : « les fait-il attendre ? » Le jugement eschatologique est encore en attente, à la différence de la première lecture (Ex 17) où le résultat de l’intercession est immédiat.

Dans la première lecture de la semaine prochaine, nous trouvons un extrait de Ben Sira qui illumine merveilleusement notre parabole :

« Le Seigneur est un juge qui se montre impartial envers les personnes, il ne défavorise pas le pauvre, il écoute la prière de l’opprimé, il ne méprise pas la supplication de l’orphelin, ni la plainte répétée de la veuve. » (Sir 35,15-17)

Jésus choisit donc, dans sa parabole, une veuve pour symboliser l’Église : l’expression « ses élus qui crient vers lui jour et nuit » (v.7) correspond évidemment à la veuve qui se présente chaque jour devant le juge pour réclamer justice. Choix surprenant : l’Église n’est-elle pas l’épouse du Vivant ? Chaque comparaison comporte une partie de vérité, pour laquelle on la choisit, et fait tort à la réalité sur un autre plan, et c’est pourquoi il ne faut pas « forcer la comparaison ». On se rappelle que Jésus emprunte une analogie similaire dans une autre partie de l’évangile de Luc :

« Pouvez-vous faire jeûner les compagnons de l’époux pendant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours… et quand l’époux leur aura été enlevé, alors ils jeûneront en ces jours-là. » (Lc 5,34-35).

Dans la parabole de Lc 18, le Christ ne veut pas signifier que l’Église serait en deuil de son Seigneur ; il emprunte seulement au personnage social d’une veuve l’aspect de dénuement, de pauvreté, et de dépendance vis-à-vis d’une autre volonté ; il lui ajoute une force de persévérance qui lui convient bien. L’Église, de même, est pauvre et dénuée d’appuis humains dans le monde : elle est soumise à bien des oppressions. Mais le Seigneur est son juge, qu’elle doit importuner par une prière « jour et nuit ». C’est ainsi que saint Augustin nous invite à insister :

« Nous devons donc, frères, nous exciter à la prière, nous comme vous. Car nous n’avons qu’une espérance dans les maux innombrables du temps présent, celle de frapper par la prière, celle de croire et de graver dans nos cœurs la conviction que notre Père ne nous donne pas ce qu’il sait ne pas nous convenir. Ce que tu désires, tu le sais bien ; mais ce qui t’est profitable, lui seul le sait. Figure-toi être soigné par un médecin et malade ; tu l’es en vérité. Car toute notre vie est une maladie ; et une longue vie n’est qu’une longue maladie. Figure-toi donc être malade et confié aux soins d’un médecin. Tu aurais grand plaisir à boire du vin nouveau, tu aimerais en demander l’autorisation au médecin. On ne te défend pas de la demander ; peut-être il ne te nuira pas ; il te sera peut-être même utile d’en prendre. Demande donc sans hésiter, demande sans tarder. Mais si on te refuse, n’en sois pas attristé. Voilà comment tu dois te soumettre à un homme, médecin de ta chair ; combien plus à Dieu, le médecin, le créateur, le sauveur de ta chair et de ton âme ! »[1]

Le Seigneur ajoute une déclaration solennelle : « je vous le déclare, bien vite, il leur fera justice » (v.8). L’expression « ἐν τάχει, en tachei » exprime une certaine urgence, l’empressement d’une personne à accomplir une tâche importante sans la remettre au lendemain. Pourquoi donc l’histoire de l’Église nous donne-t-elle l’impression inverse, au cours de ces nombreux siècles où semble régner l’autorité des forces hostiles à l’Église ? Il faut ouvrir l’Apocalypse pour écouter la réponse à cette question, dans un contexte dramatique de persécutions sanglantes contre les disciples :

« Je vis sous l’autel les âmes de ceux qui furent égorgés pour la Parole de Dieu et le témoignage qu’ils avaient rendu. Ils crièrent d’une voix puissante : ‘Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu à faire justice, à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre ?’ Alors on leur donna à chacun une robe blanche en leur disant de patienter encore un peu, le temps que fussent au complet leurs compagnons de service et leurs frères qui doivent être mis à mort comme eux. » (Ap 6,9-11).

D’une part, justice immédiate est rendue à ceux qui sont morts pour rendre témoignage à Jésus : une robe blanche leur est donnée, signe de leur accueil dans la communauté céleste des élus. C’est ce que nous constatons par la canonisation des saints martyrs : Edith Stein, par exemple, la sainte carmélite morte à Auschwitz, est à présent auprès de son Seigneur et a reçu la palme du martyr. D’autre part, le jugement total est encore à attendre pour la fin des temps, lorsque toute l’histoire humaine prendra fin avec le retour du Seigneur en gloire. Ce délai permet de compléter tout ce qui « manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (Col 1,24), ce que l’Apocalypse explique en disant que les « compagnons de service et leurs frères » ne sont pas encore au complet. C’est un temps propice à la purification des âmes, comme l’explique Origène :

« De plus, la purification dont nous avons parlé, fait participer à la prière du Verbe de Dieu, qui se tient au milieu même de ceux qui l’ignorent, ne ferme l’oreille à aucune prière, et prie son Père avec celui dont il est le médiateur. Le Fils de Dieu est, en effet, le grand prêtre de nos offrandes, notre avocat auprès de son Père (1Jn 2,1). Il prie pour ceux qui prient, il plaide pour ceux qui plaident. Mais il refuse cette assistance fraternelle à ceux qui ne prient point par lui avec assiduité. Il ne considère pas comme sienne la cause de ceux qui négligent son précepte. »[2]

La foi encore sur la terre ?

Cependant, ces réalités théologiques que sont la prière persévérante, la confiance en la justice divine, et la purification spirituelle, ne peuvent être accueillies que dans la foi. C’est bien le rôle du livre de l’Apocalypse : révéler le sens caché du temps de l’Église, en y montrant la victoire de l’Agneau qui « ouvre les sceaux », c’est-à-dire offre la clé de lecture du livre – scellé pour l’incroyant – de l’histoire. Par la foi, nous participons à la liturgie divine, nous chantons le cantique nouveau qui nous émerveille devant la communauté des élus, et nous nous adressons ainsi au Christ :

« Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, car tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux pour notre Dieu une Royauté de Prêtres régnant sur la terre. » (Ap 5,9-10)

La parabole de Lc 18, avec son invitation pressante à la prière persévérante, ne peut donc être reçue que par une foi profonde. C’est pourquoi nous écoutons en dernière phrase une interrogation troublante de Jésus : « Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (v.8). Un petit adverbe se trouve avant le verbe, dans la version grecque : « ἆρα εὑρήσει, ara eurèsei », ce qui est intraduisible mais dénote l’anxiété, l’impatience, comme lorsqu’une personne s’exclame : « enfin quoi ! vous pensez donc que… ». On y perçoit une certaine exaspération divine, l’angoisse du Cœur de Jésus qui se demande si son petit troupeau va vraiment persévérer dans la foi.

La relation entre cette question et la parabole précédente est bien saisi par Mauriac, qui nous offre un bon essai de reconstitution de l’ambiance générale à ce moment de l’évangile :

« Ils [les disciples] essaient de comprendre [le discours sur le Jour] et se taisent, gagnés par l’angoisse. Alors Jésus leur ouvre cette porte de secours : la prière. Quoi qu’il arrive, qu’ils prient à temps et à contretemps, le jour et la nuit ; telle est l’exigence mystérieuse de Dieu : une supplication ininterrompue… Et voici que lui-même s’interrompt, tout à coup, rempli de trouble, terrifié par ce qu’il voit ou par ce qu’il imagine ? Comme si, à cette minute, l’opacité du corps dérobait à son œil de Dieu les déroulements de la vie ; Fils du Père, mais enfoui dans le temps, il se pose à lui-même la question écrasante : ‘Quand le Fils de l’homme viendra, trouvera-t-il encore de la foi sur la terre ?’ Hypothèse qui confond la pensée… Mais chaque parole du Seigneur a une valeur absolue. Il imagine donc son retour dans un monde où ne subsisterait plus une once de foi, où le Christ Jésus serait plus inconnu qu’il ne le fut de l’empire d’Auguste dans l’étable de Bethléem, où son nom n’éveillerait plus aucun souvenir dans aucune cervelle humaine. L’espace d’une génération suffit pour que le Christ revenant comme un voleur se heurte partout à cette parole : ‘Nous ne connaissons pas cet homme…’ »[3]

Cette question angoissée qui jaillit du Cœur du Christ, il appartient surtout aux personnes consacrées de l’entendre, d’en saisir tout l’enjeu, et d’essayer d’y répondre par l’offrande de leur vie. Elles se présentent devant le Maître pour le rejoindre dans son angoisse et le consoler par leur présence. C’était l’attitude profonde d’une sainte carmélite, sainte Élisabeth de la Trinité, qui voulait être toute laus gloriae, louange de gloire, pour le Seigneur. Elle décrivait ainsi la vie de l’âme tout animée de foi :

« ‘Nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru.’ (1Jn 4,16) C’est là le grand acte de notre foi ; c’est le moyen de rendre à notre Dieu amour pour amour ; c’est ‘le secret caché’ au cœur du Père, dont parle saint Paul, que nous pénétrons enfin, et toute notre âme tressaille ! Lorsqu’elle [l’âme] sait croire à ce ‘trop grand amour’ qui est sur elle, on peut dire comme il est dit de Moïse : ‘Il était inébranlable dans sa foi comme s’il avait vu l’Invisible.’ (Hb 11,27) Elle ne s’arrête plus aux goûts, aux sentiments ; peu lui importe de sentir Dieu ou de ne pas le sentir ; peu lui importe s’Il lui donne la joie ou la souffrance : elle croit à son amour. Plus elle est éprouvée, plus sa foi grandit, parce qu’elle traverse pour ainsi dire tous les obstacles pour aller se reposer au sein de l’Amour infini, qui ne peut faire qu’œuvres d’amour. Aussi à cette âme tout éveillée en sa foi la voix du Maître peut dire dans le secret intime cette parole qu’Il adressait un jour à Marie-Madeleine : ‘Va dans la paix, ta foi t’a sauvée.’ »[4]

Nous pouvons ainsi reprendre cette admirable prière de saint Paul VI :

« Seigneur, je crois en Toi, je veux croire en Toi. O Seigneur, fais que ma foi soit entière et sans réserve, et qu’elle pénètre dans ma pensée, dans ma façon de juger les choses divines et les choses humaines. O Seigneur, fais que ma foi soit libre ; qu’elle exprime le meilleur de ma personnalité : je crois en Toi, Seigneur. O Seigneur, fais que ma foi soit forte, qu’elle ne craigne pas les contrariétés mais qu’elle se renforce de la preuve de ta vérité, qu’elle se renforce continuellement en surmontant les difficultés dans lesquelles se déroule notre existence temporelle. O Seigneur, fais que ma foi soit joyeuse et qu’elle donne paix et allégresse à mon esprit, le rende capable de prier avec Dieu et de converser avec les hommes, de telle manière que transparaisse la béatitude intérieure de son heureuse possession. O Seigneur, fais que ma foi soit humble et qu’elle rende témoignage à l’Esprit Saint, et qu’elle n’ait d’autre garantie que dans la docilité à la Tradition et à l’autorité du magistère de la Sainte Eglise. Amen. »[5]


[1] Saint Augustin, cité in La prière en Afrique chrétienne, DDB 1982, p.84.

[2] Origène, La prière, coll. Les Pères dans la foi, trad, Hamman, Migne 2002, p. 42.

[3] François Mauriac, Vie de Jésus, Flammarion 1936, p.178.

[4] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.108-109.

[5] Prière du pape saint Paul VI.

Le juge inique, Dessin de Eugène Burnand (1850-1921)


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