Alors que la naissance de l’Enfant se fait imminente, l’Évangile (Mt 1) nous révèle le mystère de sa conception, en adoptant le point de vue de Joseph – saint Luc fait de même avec Marie (Lc 1). Cet homme juste de Nazareth se préparait dans la joie à épouser Marie, après l’étape des fiançailles, mais la venue inopinée d’une grossesse vient tout bouleverser… Un ange lui apparaît en songe pour éclairer son chemin. Quel est l’objet du message divin ? En général, on explique qu’il voulait à la fois concilier la loi, qui commande clairement la lapidation (cf. Dt 22, 23-24), et son amour pour Marie – comment lui faire subir un tel sort ? Un renvoi en secret permettrait d’arranger les choses. L’ange viendrait alors lui révéler l’origine divine de Jésus : « l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint » (v.20).
On peut cependant imaginer une autre version des faits[1]. Marie a pu faire part à son futur époux de la grossesse, et lui dire que c’était « l’œuvre de l’Esprit Saint » ; Joseph, placé devant l’âme si transparente de Marie, l’a crue mais s’est senti indigne de l’épouser. Dans la lignée des justes de l’Ancien Testament, il voudrait se retirer devant le mystère de l’action divine (cf. la vocation de Moïse, de Jérémie, etc.). Qui serait-il pour épouser celle que l’Esprit Saint a couverte de son ombre (Lc 1, 35) ? L’ange, dans ce cas, lui demande d’accepter d’entrer dans le projet divin, et d’adopter l’enfant qui a besoin d’un père. Il est en effet possible de traduire ainsi les versets-clés :
Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme. Ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint, certes, mais elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus : Il est celui qui sauvera son peuple de ses péchés. » (Mt 1, 20-21)
Saint Jérôme, ce père si spirituel et grand bibliste, l’a compris ainsi en expliquant l’attitude de Joseph :
C’est un témoignage en faveur de Marie : il savait qu’elle était chaste et il était surpris de ce qui était arrivé, il cachait par son silence ce dont il ne comprenait point le mystère. »[2]
C’est ainsi que Dieu veut accomplir sa promesse répétée tant de fois : le Messie viendra de la descendance de David. L’ange appelle Joseph « fils de David », alors que Matthieu vient de décrire tout son arbre généalogique (vv.1-17), en insistant sur la lignée des rois de Juda. Il a ouvert son Évangile par cette expression : « Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham » (Mt 1, 1). Il était donc très important que son nom lui soit donné par Joseph.
Cette naissance accomplit le fameux oracle d’Isaïe 7, l’Emmanuel (première lecture). Alors que les puissances étrangères étaient aux portes de Jérusalem, menaçantes, Dieu a voulu signifier qu’il n’abandonnerait pas la maison de David. Il envoya donc le Prophète Isaïe à Acaz, un roi impie qui est condamné en 2Rois 16 pour avoir sacrifié un fils à Baal. Il feint l’humilité (« je ne mettrai pas le Seigneur à l’épreuve ») mais le prophète s’obstine : sa lignée royale, si menacée par les circonstances, se perpétuera par un fils, l’Emmanuel (Dieu avec nous), sur lequel peut reposer l’espérance du peuple.
Le sens immédiat de l’oracle est clair : Acaz va engendrer un fils, peut-être d’une nouvelle épouse – une jeune fille, dit le texte hébreu. Avant même qu’il arrive à l’âge adulte, pour lui succéder, la menace étrangère (l’alliance entre le règne du Nord et la Syrie) aura disparu : « Avant que cet enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, la terre dont les deux rois te font trembler sera laissée à l’abandon. » (Is 7, 16) Dieu s’engage donc à soutenir la lignée de David malgré les aléas de l’histoire, et cet engagement aboutit à la venue du Messie, le Roi attendu, à travers Joseph. Dans l’Évangile, le terme « fils de David » est donc un titre du messianisme royal, attribué à Jésus, dont l’ambiguïté politique sera dérangeante (cf. Mt 21, 15).
C’est la raison pour laquelle nous prions le psaume 24, qui fait partie d’une liturgie d’entrée au sanctuaire. Imaginons une procession de lévites qui entrent au Temple de Jérusalem en chantant ce psaume : on proclame la grandeur de Dieu, le Créateur, et l’on rappelle la nécessité d’être ‘juste’ pour s’approcher de lui (« Qui peut se tenir dans le lieu saint ? »). La deuxième partie du psaume (« Qu’il entre, le roi de gloire ! ») est reprise en refrain, exprimant l’espérance messianique. La naissance de Jésus est bien cette venue du Roi de gloire, et l’Évangile nous présente le juste Joseph, appelé à y prendre sa part. Il est l’homme au cœur pur choisi pour s’occuper du nouveau sanctuaire, Marie enceinte de Jésus, et figure de l’Église.
Mais un autre aspect d’Isaïe 7 s’accomplit en Jésus. Les traducteurs juifs (Septante), quelques siècles avant sa venue, avaient ainsi compris le texte : « Voici que la vierge [παρθένος] est enceinte, elle enfantera un fils… » L’action de l’Esprit Saint en Marie, qui est découverte par Joseph, vient accomplir littéralement un prodige inouï : la conception virginale de Jésus. C’est une nouveauté tellement forte que Luc aussi, dans son Évangile, insiste beaucoup : la venue de Jésus va au-delà de la série des naissances miraculeuses annoncées aux femmes stériles, depuis Sarah jusqu’à Élisabeth. La Catéchisme nous enseigne qu’il ne s’agit pas d’un « mythe » :
Jésus possède donc une « double ascendance », naturelle (Marie) et divine (l’Esprit Saint). Il est « vrai Dieu et vrai homme » (profession de foi). Saint Paul en était-il pleinement conscient ? Cela semble le cas lorsqu’il écrit : « Lorsque les temps furent accomplis, Dieu a envoyé son fils, né d’une femme » (Ga 4, 4). La seconde lecture (Ro 1) nous montre aussi qu’il en avait l’intuition : le Fils est « né de la descendance de David selon la chair et établi dans sa puissance de Fils de Dieu selon l’Esprit par sa résurrection d’entre les morts » (Ro 1, 3-4). Saint Paul ouvre ainsi ce splendide monument théologique qu’est la Lettre aux Romains en présentant la Bonne Nouvelle (Évangile en grec) du Christ. Cet Évangile a été promis par les Prophètes, et c’est pourquoi nous les lisons dans la liturgie : ce dimanche, Isaïe 7 nous offre un bon exemple. Il s’agit de l’Évangile du fils de David qui est Fils de Dieu : la Bonne Nouvelle est centrée sur le mystère de la personne de Jésus. C’est enfin un Évangile que l’apôtre a la mission de transmettre aux nations païennes pour former un nouveau peuple saint.
Il utilise trois fois le mot « appelé (κλητός) » : pour sa vocation d’apôtre (v.1), pour l’appel que Jésus adresse à tous (v.6), pour la vocation commune à la sainteté (v.7). Nous formons ainsi l’Église, l’assemblée des appelés (ἐκκλησία, ecclésia). Joseph en est le protecteur. Pendant son sommeil, l’ange l’a en effet appelé à assumer une mission dont le Catéchisme relève la grandeur :
Le Christ a voulu naître et grandir au sein de la Sainte Famille de Joseph et de Marie. L’Église n’est autre que la ‘famille de Dieu’. »[4]
Un peu plus loin, à deux reprises, lorsqu’il faudra sauver l’enfant des griffes d’Hérode puis revenir en terre promise, l’Ange lui dira : « lève-toi, prends l’enfant et sa mère » (Mt 2, 13.20). Joseph est celui qui protège le Christ et l’Église, figurée par Marie.
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[1] Nous suivons l’explication d’un grand exégète, Ignace de la Potterie, dans son ouvrage « Marie dans le mystère de l’Alliance », collection Jésus et Jésus-Christ, 34, Paris, Desclée de Brouwer, 1988.
[2] Saint Jérôme, Commentaire sur l’Évangile de Matthieu, I, SC 242, p. 78. Beaucoup d’écrivains spirituels sont du même avis, par exemple saint François de Sales : « Son humilité fut la cause qu’il voulut quitter Notre-Dame quand il la vit enceinte. » (Entretiens, Sermon pour le jour de saint Joseph, disponible ici http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/francoisdesales/entretiens/vingtieme.htm).
[3] Catéchisme de l’Église catholique, nº 496.
[4] Catéchisme, nº 1655.
