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Écouter Jean-Baptiste pendant l’Avent

« Conversion » : intuitivement, ce terme nous dérange ; il semble exiger de nous des ruptures fortes, un « retournement » radical pour prendre une nouvelle direction. Il y aurait tant de choses à réformer dans notre vie que deux dangers nous menacent : soit baisser la tête par résignation, soit la relever fièrement pour prendre des décisions d’autant plus inutiles qu’elles sont volontaristes… Le reproche de Jean-Baptiste aux Pharisiens est précisément qu’ils ne veulent pas changer de conduite. Par où commencer ? Un philosophe moderne, Paul Ricœur, nous offre une réflexion profonde :

« Ce terme de ‘conversion’ signifie bien plus que faire un choix nouveau, il implique un changement dans la direction du regard, un retournement de la vision, de l’imagination, du cœur avant toute forme de bonnes intentions et toute forme de bonnes décisions et de bonnes actions. » [1]

L’étymologie du terme qu’emploie Luc dans l’évangile, métanoia, vient confirmer cette idée : il s’agit avant tout de « changer d’opinion » (μετα-νοέω = savoir après), de la manière d’envisager les choses. Le Nouveau Testament l’applique « presque exclusivement à l’attitude des incroyants et des pécheurs faisant retour à Dieu » [2] : l’homme pécheur est rejoint par Jésus ; se rendant compte de son errance passée, il se « convertit » à une vie nouvelle dans le Christ.

Mais l’apostrophe de Jean-Baptiste s’adresse aujourd’hui surtout à nous, qui sommes déjà croyants et disciples de Jésus. Le Catéchisme nous le rappelle :

« L’appel du Christ à la conversion continue à retentir dans la vie des chrétiens. Cette seconde conversion est une tâche ininterrompue pour toute l’Église qui enferme des pécheurs dans son propre sein et qui est donc à la fois sainte et appelée à se purifier, et qui poursuit constamment son effort de pénitence et de renouvellement. » [3]

En ce temps de l’Avent, nous laissons résonner les paroles du Précurseur en notre cœur pour y provoquer la conversion, afin de penser, vivre et agir différemment. Il s’agit de recentrer notre vie, de la placer dans une nouvelle perspective, celle de l’Evénement qui se profile : Jésus vient de nouveau. Quelle communauté, quels croyants va-t-il trouver à sa naissance ? Comment puis-je préparer mon cœur à pleinement le recevoir ? Ma vie est-elle centrée sur la rencontre avec celui qui m’a aimé plus que tout et qui reviendra ? Ce chemin vers Noël est donc l’occasion d’une conversion toujours plus profonde, que nous ne pouvons réaliser qu’avec l’aide de la grâce ; c’est l’Enfant Jésus qui l’accomplira pleinement dans nos familles, dans nos vies, dans nos sociétés. Nous le demandons pendant la messe :

« Seigneur tout-puissant et miséricordieux, ne laisse pas le souci de nos tâches présentes entraver notre marche à la rencontre de ton Fils ; mais éveille en nous cette intelligence du cœur qui nous prépare à l’accueillir et nous fait entrer dans sa propre vie. Lui qui règne avec toi et le Saint Esprit, maintenant et pour les siècles des siècles. Amen. » [4]

La conversion de l’espérance

Nous avons écouté l’oracle d’Isaïe qui nous décrit la paix messianique ; nous avons chanté le psaume d’investiture de ce Roi idéal qui délivrera le pauvre qui appelle ; et nous savons que Jésus est ce Prince de la paix tant attendu. Mais sa venue a-t-elle vraiment changé le cours de ce monde ? Pouvons-nous dire, en suivant Isaïe, qu’ il ne se fait plus rien de mauvais ni de corrompu su ma montagne sainte ? Les injustices autour de nous mettent en question l’assurance bon marché que nous promet notre civilisation. Chaque jour le spectacle de la misère, proche ou lointaine, vient déranger nos espoirs trop naïfs. Naissent en nous les mêmes sentiments que Jeanne d’Arc, comme l’a décrite Péguy. Plongée dans les malheurs de la guerre, elle vient de donner du pain à deux enfants affamés, et le vertige la prend soudain :

« Pour un blessé que nous soignons par hasard, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre infatigable en fait par centaines, elle, et tous les jours, des blessés, des malades et des abandonnés. Tous nos efforts sont vains ; nos charités sont vaines. » [5]

Dans le même temps, nous constatons que partout où sont posés des gestes de charité et de foi, le monde change et ces avancées concourent à faire advenir le règne de Dieu qui paraîtra dans tout son éclat à la fin des temps.

C’est précisément cette détresse morale que l’exhortation de saint Paul vient rejoindre : « Frères, tout ce que les livres saints ont dit avant nous est écrit pour nous instruire, afin que nous possédions l’espérance grâce à la persévérance et au courage que donne l’Écriture . » (Ro 15,4). L’oracle d’Isaïe n’est pas proclamé aujourd’hui pour nous donner l’assurance tranquille que « finalement, avec Jésus, tout va bien aller… » Il vient plutôt semer en nous l’espérance véritable et lui donner un fondement inébranlable : la personne du Messie. Notre conversion est ainsi celle de l’espérance : passer d’une mentalité mondaine, qui se targue d’être « réaliste » mais qui envisage le monde à partir des seules réalités naturelles et apparentes et tend au désespoir, à la vision surnaturelle de Jésus sur l’histoire et le monde. Le pape Benoît XVI nous y invitait ainsi :

« L’espérance véritable et sûre est fondée sur la foi en Dieu Amour, Père miséricordieux qui ‘a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique’ (Jn 3, 16), afin que les hommes, et avec eux toutes les créatures, puissent avoir la vie en abondance. L’Avent est donc un temps favorable à la redécouverte d’une espérance qui n’est ni vague ni illusoire, mais certaine et fiable, car elle est ‘ancrée’ dans le Christ, Dieu fait homme, roc de notre salut. » [6]

Supplions donc le Christ de nous donner la vraie espérance, celle qui ne peut pas décevoir parce qu’Il l’a scellée de son sang. Elle a pour objet le Royaume des Cieux et la Vie éternelle , c’est-à-dire l’union avec Dieu, bien au-delà de nos petites aspirations humaines. Contemplons-la dans la description du Catéchisme, comme un enfant admire un jouet qu’il va recevoir en cadeau :

« La vertu d’espérance répond à l’aspiration au bonheur placée par Dieu dans le cœur de tout homme ; elle assume les espoirs qui inspirent les activités des hommes ; elle les purifie pour les ordonner au Royaume des cieux ; elle protège du découragement ; elle soutient en tout délaissement ; elle dilate le cœur dans l’attente de la béatitude éternelle. L’élan de l’espérance préserve de l’égoïsme et conduit au bonheur de la charité. » [7]

Jugement et espérance

Un thème revient dans les Lectures, qui semble s’opposer à l’espérance : la condamnation des « méchants ». Jean-Baptiste l’évoque clairement, par deux fois : « tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu » ; « quant à la paille, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas ». Même la vision idyllique d’Isaïe semble reposer sur cette exclusion : « Du bâton de se parole, il frappera le pays ; du souffle de ses lèvres, il fera mourir le méchant . » (Is 11,4). Ces deux prophètes, lorsqu’ils décrivent la venue du Messie, attendent donc de lui un jugement de condamnation. Lorsque la connaissance de Dieu remplira le monde (Isaïe), il n’y aura pas de place pour le mal ni pour celui qui fait le mal, quel qu’il soit Donc, contrairement aux apparences, l’espérance n’est pas opposée à cette perspective terrible. Bien au contraire, le pape Benoît XVI, qui a dédié toute une encyclique à cette vertu, nous a enseigné à voir le

Jugement comme un lieu d’espérance. La raison profonde en est que Dieu y réparera tous les torts commis dans l’histoire :

« La ‘révocation’ de la souffrance passée, la réparation qui rétablit le droit existent. C’est pourquoi la foi dans le Jugement final est avant tout et surtout espérance – l’espérance dont la nécessité a justement été rendue évidente dans les bouleversements des derniers siècles. » [8]

Mais le Christ va surprendre ces attentes d’Isaïe et de Jean-Baptiste : il viendra certes à la fin des temps, dans la gloire pour juger les vivants et les morts (Credo), mais sa première venue dans la chair inaugure une ère de miséricorde, dans laquelle nous nous situons. Il nous supplie de changer nos cœurs afin « qu’il ait pour nous un visage de paix quand il viendra juger le monde. » [9] Avant le Jugement, le Pardon : c’est ce bouleversement qui va se déployer tout au long de l’année liturgique.

Enfin, Dieu se réserve, comme le souligne Benoît XVI, la possibilité de purifier de leurs actes mauvais ceux qui auront « gardé une ultime ouverture intérieure pour la vérité, pour l’amour, pour Dieu ». Il poursuit avec une très belle description du purgatoire, lieu intermédiaire et lieu de grâce:

« La rencontre avec le Christ est l’acte décisif du Jugement (…). Dans la souffrance de cette rencontre, où l’impur et le malsain de notre être nous apparaissent évidents, se trouve le salut. Le regard du Christ, le battement de son cœur, nous guérissent grâce à une transformation assurément douloureuse, comme par le feu. Cependant, c’est une heureuse souffrance, dans laquelle le saint pouvoir de son amour nous pénètre comme une flamme, nous permettant à la fin d’être totalement nous-mêmes et par là, totalement de Dieu » [10]

Pour l’instant, reprenons cette belle prière de Sœur Faustine :

« O mon Jésus, ô juste juge, mais aussi mon Epoux, au jour du Jugement Dernier Vous exigerez que je Vous rende compte de cette œuvre de miséricorde. Aidez-moi à faire Votre sainte volonté, ô divine vertu de Miséricorde. O Cœur très miséricordieux de Jésus, mon Epoux, rendez mon cœur semblable au Vôtre. » [11]

 


[1] Nous avons un peu modifié son expression, voici la citation exacte : « Avant la décision : la conversion. Et tous ceux qui ont lu quelques textes religieux autres que bibliques, et même quelques textes autres que religieux savent quelle force est investie en ce terme « conversion », qui signifie bien plus que faire un choix nouveau, qui implique un changement dans la direction du regard, un retournement de la vision, de l’imagination, du cœur avant toute forme de bonnes intentions et toute forme de bonnes décisions et de bonnes actions. L’agir apparaît comme l’acte conclusif engendré par l’événement et par la conversion. En premier, la rencontre de l’événement, puis le retournement du cœur, puis l’agir en fonction. » (Paul Ricœur, L’herméneutique biblique, Cerf, p. 259).

[2] « Dans le NT, métanoéô-métanoia (56 fois) gardent cette signification fondamentale de ‘changer d’opinion, regretter, s’affliger de quelque chose’, mais d’une part ils s’appliquent presque exclusivement à l’attitude des incroyants et des pécheurs faisant retour à Dieu, d’autre part et surtout ils sont chargés d’une densité théologique nouvelle et font partie essentielle du lexique du kérygme, exhortant à la ‘conversion’ au christianisme. […] Le changement est celui de l’âme, de l’homme tout entier (créature nouvelle), qui se purifie de ses souillures et transforme, métamorphose sa vie. » (Ceslas Spicq OP, Lexique théologique du Nouveau Testament, Cerf 1991, p. 997).

[3] Catéchisme de l’Église catholique, nº1428

[4] Collecte de la messe du jour.

[5] Voir tout le passage : « Les voilà repartis sur la route affameuse. Dans la poussière, dans la boue, dans la faim. Dans l’avenir, dans la détresse, dans l’anxiété de l’avenir. Qui leur donnera, mon Dieu, qui leur donnera le pain de chaque jour ? Mais au contraire ils marcheront dans la détresse et dans la faim de chaque jour. […] Qu’importent nos efforts d’un jour ? Qu’importent nos charités ? Je ne peux pourtant pas donner toujours. Je ne peux pas donner tout. Je ne peux pas donner à tout le monde. Je ne peux pourtant pas faire manger aux passants tout le pain de mon père. Et même alors, est-ce que ça paraîtrait ? Dans la masse des affamés. Pour un blessé que nous soignons par hasard, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre infatigable en fait par centaines, elle, et tous les jours, des blessés, des malades et des abandonnés. Tous nos efforts sont vains ; nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire la souffrance. Ah! Maudite soit-elle ! » (Péguy, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Pléiade, p. 20).

[6] Benoît XVI, Homélie des vêpres du 1er décembre 2007. Il écrivait aussi dans son encyclique sur l’espérance : « L’homme a besoin de l’amour inconditionnel (…) Si cet amour absolu existe, avec une certitude absolue, alors – et seulement alors – l’homme est ‘racheté’, quel que soit ce qui lui arrive dans un cas particulier (…) La vraie, la grande espérance de l’homme, qui résiste malgré toutes les désillusions, ce ne peut être que Dieu, le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime toujours jusqu’au bout, jusqu’à ce que tout soit accompli. » (Spe Salvi, nº26).

[7] Catéchisme, nº1818, disponible ici.

[8] Benoît XVI, Encyclique Spe Salvi, nº43. Le titre du chapitre pourrait paraître provocateur : « Le Jugement comme lieu d’apprentissage et d’exercice de l’espérance ».

[9] Prière de bénédiction pour le jour de l’Ascension.

[10] Spe Salvi, nº47

[11] Sainte Faustine (Héléna Kolwaska), Petit Journal, nº659, disponible ici.


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