L’Église, en inaugurant la nouvelle année liturgique, ouvre le livre d’Isaïe pour y puiser son aliment spirituel. Nous pouvons imaginer le vieux prophète, visionnaire comme les anciens poètes, qui contemple les vicissitudes de l’histoire, et le destin d’Israël au milieu des nations. Tous ces peuples qui cheminent dans l’obscurité, s’affrontant sans cesse, où se dirigent-ils ? Au-delà des guerres, il pressent qu’arrivera enfin la paix, « dans les derniers jours », comme on peut imaginer que fleuves et rivières, à la fin de leur course, se jettent tous dans une même mer.
Ce nouvel ordre universel, à la fin des temps, aura un centre : le mont Sion, élevé par Dieu comme en un retournement de l’épisode de Babel (Gn 11). La tour avait été élevée par les hommes dans leur orgueil, puis détruite par Dieu pour diviser les langues ; le Seigneur au contraire exaltera Jérusalem, et le Temple en son sein, pour répandre au monde entier le don de sa Parole et de sa Loi, qui abolira toute division . La justice règnera, parce que toutes les nations obéiront au Seigneur en disant : « Qu’Il nous enseigne ses chemins, et nous irons par ses sentiers ». Les armes seront désormais inutiles, puisque tous les peuples s’embrasseront dans une nouvelle famille enfin réconciliée par Dieu : « Ils n’apprendront plus la guerre ».
La voix d’Isaïe nous parvient donc du fond des âges pour nous aider à lever les yeux vers l’horizon ultime de notre cheminement terrestre, et désirer ce lieu où le Seigneur veut nous mener. Le verbe monter est l’un des mots clés de la première lecture et du psaume : c’est l’invitation à tendre vers le haut, à quitter les plaines de nos vies quotidiennes vers une réalité plus élevée. Au début de l’année liturgique, nous nous mettons donc en chemin, comme le peuple d’Israël en pèlerinage ; en récitant le psaume 122, nous nous unissons aux chants des Hébreux qui montent à Jérusalem : « Maintenant notre marche prend fin… ». Après une marche éprouvante, le pèlerin laisse éclater sa joie à la vue de la Ville sainte, où il s’unit avec tous ses compatriotes pour des jours de fête : qu’il est bon de célébrer ensemble le culte à l’unique Seigneur ! Le Temple résonne des acclamations enthousiastes, et la foule se prend à rêver de paix. Une paix qui naît de la justice rendue à Jérusalem par le roi, descendant de David (c’est le siège du droit) ; une paix qui s’étend sur les familles et bénit les foyers ; une paix qui est un don de Dieu à son peuple.
Les Pères ont expliqué que cette prophétie de la Montagne du Seigneur s’est accomplie par la venue du Christ , la nouvelle Loi, la Parole définitive du Père. Par exemple, saint Augustin écrit :
« La première loi vint du mont Sinaï par Moïse, on l’appelle Ancien Testament. De celle qui devait être donnée par le Christ il a été prédit : “De Sion sortira la Loi et de Jérusalem la parole du Seigneur” (Is 2,3) » [1] .
Il ne s’agit donc plus de monter à Jérusalem pour sacrifier, comme les anciens rites d’Israël : il y a rupture avec les pèlerinages antérieurs. Mais nous accédons au Christ pour nous imprégner de la Loi d’amour et de la Parole de Dieu, et donc se mettre à l’école du Prince de la paix.
Ce don de la paix sera pour la fin des temps : c’est une lumière qui guide notre marche dans la nuit de ce monde . Saint Paul dans la deuxième lecture compare donc l’heure présente à une aurore : « La nuit est bientôt finie, le jour est tout proche… » Comme chrétiens, nous sommes certes sortis de la nuit, où règnent les ténèbres du péché, car nous avons reçu la lumière pascale du Christ ressuscité ; mais nous ne sommes pas encore arrivés au plein jour, lorsque Jésus reviendra dans la gloire. Il nous faut donc secouer la torpeur du sommeil pour se préparer à la venue du Christ. La collecte de la messe reprend cet état d’esprit :
Donne à tes fidèles, Dieu tout-puissant, d’aller avec courage sur les chemins de la justice à la rencontre du Seigneur, pour qu’ils soient appelés, lors du jugement, à entrer en possession du Royaume. Par Jésus-Christ… [2]
Pendant cette attente de l’aurore, Jésus nous donne une consigne simple : « Veillez ! » Il a pris soin d’expliquer à ses disciples les circonstances dramatiques de son retour à la fin des temps, dans le « discours eschatologique » prononcé sur le Mont des Oliviers quelques jours avant sa Passion (Mt 24). Le moment de ces événements est imprévisible : il faut donc vivre chaque jour comme s’il était imminent, afin de ne pas être pris au dépourvu . Ici l’atmosphère change totalement : on passe de la lumière et de la fête à l’image inverse du déluge et de la désolation. Le jour de Dieu est biface : jour de lumière pour ceux qui sont prêts et se sont mis en marche ; jours de ténèbres pour ceux qui sont restés les yeux rivés sur les occupations du monde, sans se mettre en route ( monter) vers la montagne de Dieu. Ainsi, face au même événement, au même projet d’amour de Dieu pour nous, l’un est pris, l’autre laissé.
Le ton du Christ est dramatique, lorsqu’il se réfère aux jours de Noé et à la catastrophe du déluge, « qui les a tous engloutis » à l’improviste. Gare à l’insouciance des hommes qui ne veulent pas se convertir : « l’un sera pris [le juste, sauvé], l’autre sera laissé [le méchant, perdu] ». Le Catéchisme l’exprime ainsi :
Au jour du Jugement, lors de la fin du monde, le Christ viendra dans la gloire pour accomplir le triomphe définitif du bien sur le mal qui, comme le grain et l’ivraie, auront grandi ensemble au cours de l’histoire. [3]
Ce retour de Jésus dans la gloire sera une nouvelle présence (παρουσία, parousía, v.39, d’où le terme technique de Parousie). Elle provoquera le jugement, et c’est pourquoi le langage de l’Évangile de ce dimanche reflète, par sa force, combien Jésus nous aime : il ne cherche pas à nous épouvanter, mais il ne veut pas que ce jour nous soit néfaste. Il souhaite ardemment nous ouvrir la maison du Père, et craint que nous le refusions (cf. Jn 17, 24 : « Père, ceux que tu m’as donnés… »). De siècle en siècle, l’Église répète cette mise en garde à ses enfants pour les protéger de la ruine spirituelle, et les invite à entreprendre le chemin spirituel de l’année liturgique.
La grande espérance contemplée par Isaïe nous invite donc à nous mettre en marche. Saint Paul est un compagnon de route qui nous accompagne par ses conseils, et nous écoutons l’avertissement de Jésus pour tenir les yeux de la foi fixés vers son retour dans la gloire.