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À l’écoute de la Parole

À la fin du Carême, et avant de vivre pas à pas les mystères de la Passion de Jésus, nous terminons le petit cycle des évangiles de Jean qui nous explique le sens de sa mort. Face au drame qui se prépare, Jésus déclare : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). Autour de cette image s’articule la liturgie de ce dimanche, et le pape Benoît XVI nous l’explique :

« Désormais, ce n’est plus l’heure des paroles et des discours ; l’heure décisive a sonné, pour laquelle le Fils de Dieu est venu dans le monde, et même si son âme est troublée, il donne sa disponibilité pour accomplir la volonté du Père jusqu’au bout. Et voici la volonté de Dieu : nous donner la vie éternelle, à nous qui l’avons perdue. Mais pour que cela se réalise, il faut que Jésus meure, comme un grain de blé que Dieu le Père a semé dans le monde. Ce n’est qu’ainsi qu’une nouvelle humanité pourra germer et grandir, libérée de la domination du péché et capable de vivre dans la fraternité, comme fils et filles de l’unique Père qui est aux cieux. » [1]

La première lecture : Nouvelle alliance (Jr 31)

Cette nouvelle humanité libérée du péché, Jérémie l’annonce le premier, sans savoir exactement en quoi elle consistera, dans son oracle de la nouvelle alliance. Désir d’un renouvellement profond, d’une vie enfin authentique : tous les hommes portent ce rêve dans leur cœur, et le peuple d’Israël peut-être plus que tout autre. Par l’Alliance du Sinaï, il jouit d’une relation spéciale avec le Seigneur et le Dieu vivant lui a fait entrevoir ce qu’est la plénitude de la vie. Le Seigneur l’appelle constamment à choisir la vie en suivant la Loi :

« Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd’hui, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses commandements, ses lois et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras, le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays où tu entres pour en prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’écoutes point et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les servir, je vous déclare aujourd’hui que vous périrez certainement et que vous ne vivrez pas de longs jours sur la terre où vous pénétrez pour en prendre possession en passant le Jourdain. » (Dt 30,15-18).

Mais le péché empêche la pleine réalisation de cette plénitude de vie. L’histoire d’Israël montre les multiples refus du Peuple, dont nous avons lu la conséquence dramatique la semaine dernière : « ils tournaient en dérision les envoyés de Dieu, ils méprisaient ses paroles, ils se moquaient de ses prophètes, tant qu’enfin la colère du Seigneur contre son peuple fut telle qu’il n’y eut plus de remède… » (2Ch 36,16).

C’est dans ce contexte déchirant qu’intervient Jérémie. Il proclame son oracle dans les années qui entourent la destruction du Temple, à un moment délicat de l’histoire du royaume de Juda qui vient de passer de la domination égyptienne à celle de Babylone. À la stupeur de tous, Jérémie proclame que le salut de Jérusalem repose dans le renouveau spirituel, le retour au Seigneur et non pas dans les manœuvres politiques de ses chefs ; il appelle à se convertir, faute de quoi la ville sera détruite et le peuple déporté à Babylone. Il est alors rejeté et considéré comme un traître. Au-delà des catastrophes, il prédit toutefois la restauration d’Israël, non plus sur les anciennes institutions, mais sur des bases renouvelées : c’est son célèbre oracle de la « nouvelle alliance » (Jr 31,31-34).

Cette expression particulière, « ברית חדשׁה, berit hadasha », est si révolutionnaire qu’elle ne se trouve qu’en cet endroit de l’Ancien Testament ; sa traduction grecque par les Septante, « καινὴ διαθήκη, kainè diathèkè », indique qu’il ne s’agit pas d’un simple renouvellement mais d’une Alliance d’un nouveau genre. D’ailleurs tout l’oracle de Jérémie est construit sur une opposition : « ce ne sera pas comme l’alliance… mais voici quelle sera l’alliance ». Ce message était révolutionnaire pour les contemporains de Jérémie, tant par la remise en question de l’Alliance de Moïse, que par l’exaltation de la nouveauté : en effet, contrairement à ce qui a cours à notre époque, on vénérait alors ce qui était ancien et l’on méprisait ce qui était nouveau.

Quelques versets après son oracle, Jérémie complète la description de cette alliance, avec une autre expression :

« Je conclurai avec eux une alliance éternelle : je ne cesserai pas de les suivre pour les rendre heureux et je mettrai ma crainte en leur cœur pour qu’ils ne s’écartent pas de moi. J’aurai de la joie à les rendre heureux ; en vérité, je les planterai dans ce pays, de tout mon cœur et de toute mon âme. » (Jr 32, 40-41).

L’expression « nouvelle alliance » fait résonance chez le chrétien. Elle est reprise par Luc au moment du récit de la Cène : « Et pour la coupe, après le repas, il fit de même, en disant : ‘Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous’ » (Lc 22, 20). Paul nous offre une formulation voisine (1 Cor, 11, 25). C’est bien le mystère du Christ que Jérémie a pressenti avec quelques siècles d’anticipation.

Quelle est la nature de cette nouvelle alliance pour Jérémie ? Il s’agit d’une profonde rénovation intérieure, d’une intériorisation de la Loi : « je l’inscrirai dans leur cœur » (v.33). La Loi de Moïse avait été proclamée de l’extérieur, inscrite sur des tables de pierre. L’homme la pratiquait sans nécessairement y recevoir une lumière intérieure, parfois sans en comprendre le sens. Cette Loi accusait le péché mais n’offrait pas le remède complet : « la Loi est absolument impuissante, avec ces sacrifices, toujours les mêmes, que l’on offre perpétuellement d’année en année, à rendre parfaits ceux qui s’approchent de Dieu » (Heb 10,1). Tout changera avec le Christ, et Jérémie le perçoit d’avance. Le cœur de Dieu sera révélé pour changer le cœur de l’homme, qui obéira à Dieu, non plus par devoir mais dans une relation d’amour.

La nouvelle alliance apportera une fois pour toutes le pardon des fautes (je ne me rappellerai plus leurs péchés, v.34) et la connaissance directe du Seigneur dans une relation personnelle et un don mutuel : « je serai leur Dieu et ils seront mon peuple » (v 33). Les médiateurs humains ne seront plus nécessaires. Les Tables de Moïse étaient en pierre, publiques et extérieures, pour dénoncer le péché. La nouvelle Loi sera inscrite dans le cœur de chacun pour faire aimer la volonté de Dieu.

Le Psaume 51 : Miserere

Ezéchiel, en syntonie avec Jérémie, avait eu l’intuition que cette nouvelle vie serait l’œuvre de l’Esprit :

« Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes coutumes. » (Ez 36,26-27).

On peut voir là une préfiguration de la nouvelle Pentecôte. La Pentecôte juive – Shavouot – célèbre en effet le don de la Loi. La Pentecôte chrétienne, rendue possible par la Pâque, accomplit les oracles de Jérémie et d’Ézéchiel en célébrant le don de l’Esprit.

Or cette effusion de l’Esprit fut désirée par Israël pendant des siècles, comme nous le voyons dans le Psaume (Ps 51). La tradition veut que ce psaume ait été composé par le roi David après que Nathan l’eut accusé du meurtre d’Uri le Hittite et d’adultère avec Bethsabée. L’expérience du péché fait naître en lui le désir non pas seulement de pardon, « efface mon péché » (v.3), mais d’un renouvellement total, d’une nouvelle vie semblable à celle que décrit Jérémie : « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit » (v.12).

David a conscience que seul l’Esprit de Dieu, reçu avec l’onction royale, peut réaliser cela en lui : « ne me reprends pas ton Esprit saint » (v. 13). Le fruit est personnel et communautaire : un nouveau bien-être (la joie d’être sauvé) et le témoignage devant l’assemblée (j’enseignerai tes chemins).

Comment cette prière peut-elle être exaucée concrètement dans l’histoire ? L’évangile nous montre le prix à payer : sa réalisation jaillira comme la tige pleine de fruit, mais elle implique la mort du grain de blé. En envisageant ainsi le mystère pascal, Jésus se confronte à sa propre mort…

L’évangile : Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas… (Jn 12)

« L’heure est venue » : Jésus est dans le Temple, juste avant sa Passion, puisque le chapitre suivant (Jn 13) débutera par la Cène. Un événement provoque la « confession » de Jésus sur son angoisse : la demande des « Grecs » qui veulent le voir. Il s’agit probablement de Juifs de la Diaspora de langue grecque, ou de païens attirés par le judaïsme, les « craignant-Dieu », puisqu’ils viennent « pour adorer durant la fête » (Jn 12,20).

Ils s’adressent à Philippe car son nom et son origine – Bethsaïde, dans la Décapole – le situent à proximité de la culture grecque. À la fin de sa vie publique, à Jérusalem, le Christ est entouré par des cercles de disciples qui le séparent de la foule, d’où la démarche en deux temps des Grecs. Mais sa lumière commence déjà à être perçue au loin.

Pour Jésus, qui se limitait auparavant aux brebis perdues de la maison d’Israël (Mt 10,6), cela signifie que l’heure est venue d’ouvrir le Salut à toutes les nations. Il sait que cela se réalisera par sa Croix : « quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12,32).

L’histoire ne dit pas si ces hommes, qui avaient le désir de rencontrer le Seigneur, ont finalement pu le faire. Comme souvent dans l’évangile, la réponse dépasse la question. Ce qui est répondu à ces hommes, c’est que « l’heure est venue », que le Fils de l’homme va mourir pour porter un fruit qui s’épanouira pour tous en vie éternelle. « L’heure est venue », ce n’est donc plus dans un entretien personnel avec Jésus, comme Nicodème, que ces hommes vont pouvoir découvrir le Christ, mais en assistant à sa Pâque, au don total de lui-même pour l’humanité. C’est là que son vrai visage va être révélé.

Dès lors, être disciple prend une nouvelle tournure. Il ne s’agit plus seulement de suivre Jésus et d’écouter ses enseignements mais de l’imiter en donnant sa vie comme lui. Les paroles de Jésus sont radicales. La traduction française ne les rend pas bien qui parle de se « détacher de sa vie ». Le Christ appelle en réalité à la haïr : « ὁ μισῶν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ, O misôn tèn psuchèn autou » – littéralement celui qui hait son souffle, son âme.

Quelques lignes plus bas c’est le même terme, (ψυχὴ, psuchè) qui est repris pour dire que l’âme de Jésus est « bouleversée ». C’est donc tout l’être intérieur du Christ qui entre dans la tourmente en se donnant jusqu’au bout. C’est cela que le Christ accepte de vivre pour nous et c’est cela qu’il nous invite à vivre, à sa suite.

Ce don total du Christ, réalisé sur la Croix, se réalise encore pour nous lors de l’Eucharistie où le grain de blé meurt pour se faire notre nourriture. C’est là que pour nous l’heure est venue ; c’est là que concrètement nous pouvons « voir Jésus » comme les Grecs le demandaient à Philippe. Le Catéchisme nous dévoile combien la confrontation entre Jésus, le Vivant, et la mort, fruit du péché, est saisissante :

« La coupe de la Nouvelle Alliance, que Jésus a anticipée à la Cène en s’offrant lui-même, il l’accepte ensuite des mains du Père dans son agonie à Gethsémani en se faisant « obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2, 8). Jésus prie : « Mon Père, s’il est possible que cette coupe passe loin de moi… » (Mt 26, 39). Il exprime ainsi l’horreur que représente la mort pour sa nature humaine. En effet celle-ci, comme la nôtre, est destinée à la vie éternelle ; en plus, à la différence de la nôtre, elle est parfaitement exempte du péché qui cause la mort ; mais surtout elle est assumée par la personne divine du « Prince de la Vie », du « Vivant ». En acceptant dans sa volonté humaine que la volonté du Père soit faite, il accepte sa mort en tant que rédemptrice pour « porter lui-même nos fautes dans son corps sur le bois » (1 P 2, 24). » [2]

Pourtant, un tel destin d’abaissement et de souffrances pour le Messie qui vient sauver Israël, pour Celui qui a donné tant de signes de sa puissance, c’est une destinée incompréhensible qui risque de faire chanceler la foi des disciples. La voix du Père se fait alors entendre. Jésus explique cette voix venue du Ciel : elle a résonné pour témoigner aux disciples que la Passion – pour horrible et repoussante qu’elle soit – est en réalité une œuvre de Salut et la volonté du Père. Le pape Benoît XVI nous indique le sens de cette expression mystérieuse, « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore », qui reprend à l’Ancien Testament le thème de la « gloire divine » (כבוד, kabod) :

« Telle est la réponse, le vœu exaucé par Dieu : je glorifierai la Croix ; c’est la présence de la gloire divine, parce que c’est l’acte suprême de l’amour. Dans la Croix, Jésus est élevé sur toute la terre et attire la terre à lui ; dans la croix apparaît à présent le « Kabod », la vraie gloire divine du Dieu qui aime jusqu’à la Croix et transforme ainsi la mort et crée la Résurrection. » [3]

Et saint Cyrille de Jérusalem d’ajouter :

« Toute action du Christ glorifie l’Église ; mais la gloire des gloires, c’est la croix. Dans cette conviction, Paul a dit : « Que je ne me glorifie jamais, sinon dans la croix du Christ » (Gl 6,14) (…) Or, la victoire de la Croix, c’est qu’elle a illuminé ceux que l’ignorance rend aveugles, elle a délivré tous ceux que le péché rend captif, et elle a racheté toute l’humanité. » [4]

Le mystère pascal s’ouvre donc à nous. Il n’est pas seulement la source de notre Salut : il nous est aussi possible de nous y associer par l’offrande de notre vie. D’où cette sentence qui est un phare pour notre vie chrétienne : « Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache la gardera pour la vie éternelle » (Jn 12,25). De même que le Père glorifiera son Fils par la résurrection, une gloire éternelle est réservée à ceux qui le suivent : « Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera » (v.26).

La seconde lecture : Il apprit l’obéissance (Heb 5)

Dans l’évangile, la « confession » de Jésus utilise les mêmes thèmes que sa prière à Gethsémani, rapportée par les synoptiques mais pas par Jean : Il parle de sa mort (la coupe ou le grain de blé qui meurt), éprouve une grande émotion pour l’accepter (maintenant je suis bouleversé), se tourne vers son Père et accepte sa Volonté : « Père, glorifie ton nom ! ». Le passage de la Lettre aux Hébreux, en seconde lecture, nous aide à explorer ce mystère.

En ce chapitre 5, nous sommes au cœur de toute la théologie de l’auteur, qui veut donner un fondement au sacerdoce du Christ. Jésus n’était pas de la tribu de Lévi : comment pouvait-on l’appeler prêtre ? L’auteur nous présente donc les caractéristiques du sacerdoce d’Aaron, puis celui de Melchisédech, pour expliquer comment Jésus est devenu un Grand-Prêtre complètement nouveau : sa Passion est l’acte d’offrande qui institue un nouveau sacerdoce. Nous autres chrétiens sommes tous prêtres par le baptême, et portés à l’imiter dans cette offrande : ce que l’on nomme le « sacerdoce commun ».

En particulier, l’expression technique du verset 9 « conduit à sa perfection » (τελειωθεὶς ἐγένετο, teleiôtheis eguéneto), signifie que Jésus, dans son humanité, est devenu prêtre, puisque ce sont les mêmes termes qui étaient utilisés dans la Septante pour exprimer l’ordination sacerdotale des Lévites (voir par exemple Nm 3,3). Le résultat est exprimé par le verset qui suit ce passage : « Il est salué par Dieu du titre de grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech » (Heb 5,10).

C’est donc un nouveau style de sacerdoce, fondé sur l’oblation personnelle, à travers les épreuves et le renoncement. Une offrande personnelle que tous les chrétiens doivent imiter, particulièrement en carême, comme le pape François nous y invite :

« C’est un chemin d’anéantissement pour donner vie. Le style chrétien est précisément dans ce style d’humilité, de douceur, de mansuétude. Celui qui veut sauver sa propre vie la perdra. Dans l’Évangile, Jésus répète cette idée. Rappelez-vous quand il parle du grain de blé : si cette semence ne meurt pas, elle ne peut pas donner du fruit. » [5]

⇒Lire la méditation


[2] Catéchisme, nº612.

[4] St Cyrille de Jérusalem, Catéchèse baptismale 13.


Champ de blé (van Gogh)

Champ de blé (van Gogh)


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  • Le Christ, bon Pasteur (musées du Vatican)