lecture

À l’écoute de la Parole

L’autorité de Jésus se déploie en Galilée (Mc 1) : nous avons vu Jésus à l’œuvre contre les démons (semaine dernière), accomplissant de nombreuses guérisons et enseignant à Capharnaüm. Ce dimanche, son autorité s’exerce sur une maladie repoussante et effrayante pour l’homme de l’Ancien Testament : la lèpre.

La première lecture : Instructions sur les lépreux (Lv 13)

La lèpre dont traite la Loi en Lv 13 n’est pas nécessairement la maladie infectieuse due au bacille Mycobacterium leprae, dont encore plusieurs millions de personnes sont malheureusement atteintes de par le monde aujourd’hui. Il s’agit de toute affection cutanée assez grave, qui pouvait être contagieuse. Le texte le montre bien : « Quand un homme aura sur la peau une tumeur, une inflammation ou une pustule, qui soit une tache de lèpre… » (Lv 13,2).

Le système religieux de l’Israël ancien était tout entier basé sur le concept de pureté compris comme « séparation d’avec ce qui est impur », c’est-à-dire de ce qui empêche de participer au culte qui est contact avec le Dieu saint : les cadavres, les animaux immondes, les païens, etc. La Loi essayait de refouler l’impureté en-dehors du Peuple saint, et de construire un système pyramidal pour atteindre le Dieu trois fois saint : Israël détaché des nations païennes, les Lévites séparés du peuple, les prêtres séparés à leur tour des lévites, et le Grand Prêtre qui seul pouvait pénétrer dans le Sanctuaire. A chaque étage, des rites de purification, et l’exclusion absolue des impurs, en espérant que la fumée des sacrifices puisse atteindre la Miséricorde divine…

Un lépreux est considéré comme « impur », probablement par châtiment divin, comme lors des plaies d’Egypte (Ex 9). Il doit être exclu de la communauté pour ne pas la contaminer de son impureté. Cette exclusion est aussi une mesure d’hygiène sociale assez évidente en un temps où les maladies étaient mal jugulées. La première lecture (Lv 13) nous explique ainsi qu’il revient au prêtre de déclarer l’impureté du lépreux, et de lui imposer un comportement qui avertisse les autres membres du peuple saint : obligation de déchirer ses vêtements, de crier pour signaler sa présence, etc. Ces mesures d’exclusion ont été en vigueur pendant des siècles, au-delà du judaïsme antique – pensons aux lépreux et pestiférés du Moyen-Age – et ont condamné bien des malheureux à une existence tragique.

Un amalgame pourrait alors apparaître entre la pureté du cœur, à laquelle appelle le Décalogue, et celle du corps. Au nom même de la Sainteté de Dieu, une dynamique fausse et cruelle s’enclenche, assez étrangère à Celui qui se révèle comme « miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de fidélité » (Ex 34, 6). La maladie est interprétée comme une malédiction, elle engendre la séparation qui conduit à la souffrance morale et à l’abandon. Dans ce contexte, le rôle du prêtre devient très négatif : au lieu de rapprocher l’homme de Dieu, le ministre devient l’instrument de la séparation, celui qui doit prononcer l’interdiction de culte et l’exclusion de la communauté humaine.

L’évangile : guérison d’un lépreux (Mc 1)

Il est très significatif que Jésus rencontre un lépreux à ce moment précis de l’évangile de Marc : Il vient de sortir de Capharnaüm pour parcourir la Galilée (Mc 1,39) et traverse donc des zones non habitées que la population redoute, car elles sont hantées par des lépreux tels des spectres effrayants… Jésus va continuer son ministère de purification: après les démons dans la synagogue (v.26), puis la fièvre de la belle-mère de Simon (v.31), c’est au tour de la lèpre d’être expulsée des hommes qu’Il est venu sauver : « la lèpre le quitta, et il fut purifié » (v.42). Il accomplit tout cela sans rencontrer de résistance ; mais bientôt se présentera un cas beaucoup plus difficile, les « mauvaises pensées » qui habitent le cœur des scribes (Mc 2,6) et commencera alors la lutte contre une impureté beaucoup plus insidieuse, celle qui habite le cœur de l’homme… Il ne supprime donc pas la notion d’impureté mais la redéfinit. Ce point sera développé au chapitre 7, lorsque Jésus indiquera très précisément ce qui souille l’homme et l’éloigne de Dieu : « inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. » (Mc 7, 21-23)

Le geste de Jésus envers le lépreux (Il étendit la main, le toucha et lui dit…) est donc vraiment révolutionnaire dans le contexte religieux de son époque, régulé par la Loi : d’un simple geste, Jésus refuse d’assumer le système d’exclusion des impurs. Ce n’est pas l’homme qui a le pouvoir de se purifier pour pouvoir approcher Dieu, cela lui est impossible ; c’est Dieu lui-même qui, en Jésus-Christ, s’abaisse vers sa créature et lui redonne vie, directement, sans les intermédiaires rituels.

Le Christ abolit la séparation entre pureté et impureté rituelles parce qu’Il est le Saint de Dieu, et que son autorité est supérieure à la Loi, et à Moïse. Il est vraiment Dieu : les Pères de l’Église ont souvent eu recours aux récits des miracles pour décrire l’union et distinction des deux natures dans la personne du Verbe. Par exemple saint Jean Damascène, qui commente le passage de ce jour :

La puissance des miracles était opération de sa divinité ; l’action de ses mains, vouloir et dire : « je le veux, sois pur », c’était, cela, opération de son humanité. L’humain accomplit son rôle dans la fraction du pain, en écoutant le lépreux, en disant : « je veux » ; la divinité accomplit le sien en multipliant les pains et en purifiant le lépreux. Par l’une et l’autre opérations, celle de l’âme et celle du corps, il a montré que l’opération divine est une et la même, innée sur les deux plans. Nous savons les natures unies et pervadant l’une en l’autre, nous ne nions pas leur différence, nous les dénombrons sans les diviser ; de même nous savons que les volontés et les opérations se joignent, nous connaissons leur différence et nous les dénombrons sans introduire de division. La chair a été déifiée sans subir de changement de sa nature propre ; de même, volonté et opération ont été déifiées sans outrepasser leur domaine propre car un est celui qui a voulu et opéré d’une façon et de l’autre, c’est-à-dire divinement et humainement.[1]

Le récit de la guérison du lépreux est en apparence très simple, mais renferme quelques enseignements importants pour Marc. Tout d’abord, Jésus requiert toujours la foi des personnes qu’il va guérir. Lors de son passage à Nazareth cette foi fait défaut et l’évangéliste constate : « il ne pouvait faire là aucun miracle, si ce n’est qu’il guérit quelques infirmes en leur imposant les mains. Et il s’étonna de leur manque de foi » (Mc 6,5-6).

A l’inverse, la foi du lépreux est implicite dans sa demande : « Si tu le veux, tu peux me purifier ». Cette simple phrase exprime une confiance totale dans le Christ, ainsi qu’une totale docilité à sa volonté – si tu le veux – qui touche le cœur de Celui qui dira à Gethsémani : « non pas ce que je veux moi, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). C’est cet abandon qu’Il est venu susciter en nous.

Le Catéchisme nous décrit comment Jésus a exaucé d’innombrables prières qui lui ont été adressées pendant sa vie publique parce qu’elles étaient sous-tendues par la foi et la confiance :

La prière à Jésus est déjà exaucée par lui durant son ministère, à travers des signes qui anticipent la puissance de sa Mort et de sa Résurrection : Jésus exauce la prière de foi, exprimée en paroles (le lépreux : cf. Mc 1, 40-41 ; Jaïre : cf. Mc 5, 36 ; la cananéenne : cf. Mc 7, 29 ; le bon larron : cf. Lc 23, 39-43) ou en silence (les porteurs du paralytique : cf. Mc 2, 5 ; l’hémorroïsse qui touche son vêtement : cf. Mc 5, 28 ; les larmes et le parfum de la pécheresse : cf. Lc 7, 37-38). La demande pressante des aveugles :  » Aie pitié de nous, fils de David  » (Mt 9, 27) ou  » Fils de David, Jésus, aie pitié de moi  » (Mc 10, 48) a été reprise dans la tradition de la Prière à Jésus :  » Jésus, Christ, Fils de Dieu, Seigneur, aie pitié de moi, pécheur !  » Guérison des infirmités ou rémission des péchés, Jésus répond toujours à la prière qui l’implore avec foi :  » Va en paix, ta foi t’a sauvé ! « .[2]

 Par ailleurs, le lépreux dit « si tu le veux », et non pas simplement « tu le peux » : il comprend très bien quelle est la nature de la puissance du Christ. Ce n’est pas une force magique dont il serait doté et qui s’exercerait mécaniquement, mais la manifestation extérieure de son amour divin pour l’homme. Non seulement le Christ peut, mais surtout Il veut, de tout son Cœur, nous guérir.

C’est pourquoi, l’autorité de Jésus est totale et directe : Il n’a pas besoin d’invoquer une force supérieure, ni de prononcer le nom divin, comme le faisaient les guérisseurs de son époque ; il est lui-même cette force et lui-même cette présence divine, il lui suffit de vouloir : « Je le veux, sois purifié », et l’obéissance de la lèpre est immédiate…

Marc nous décrit aussi, pour la première fois dans son évangile, les sentiments intérieurs du Cœur du Christ : Il est « saisi de compassion » (v.41) devant la souffrance du lépreux, littéralement « pris aux entrailles »[3] ; Il a le désir efficace de le guérir : « je le veux, soit purifié » ; puis Il lui parle « avec fermeté » (v.43), « en frémissant intérieurement »[4]… Marc sera aussi le seul des synoptiques à nous révéler l’amour du Christ pour le jeune homme riche : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima » (Mc 10,21). Marc, malgré son style rugueux, est un fin psychologue…

Enfin, Jésus renvoie le lépreux guéri à un prêtre, pour que soit effectuée la reconnaissance légale de la guérison, et qu’il puisse être réintégré à la vie sociale ordinaire. Peut-être veut-Il aussi que les prêtres constatent son respect de la Loi. En faisant cela, Il redonne à la Loi sa juste fonction : servir à l’édification de la personne et de la société dans la justice véritable.

Mais le miraculé désobéit à celui qui vient de le guérir : ironie de la narration où il est plus facile de se faire obéir par la lèpre que par la langue des hommes ! Cet homme, qui était séparé de ses semblables par la Loi et la peur d’une contagion qui ne détruit que la chair, est renvoyé vers eux après sa guérison, et commence à propager, de manière contagieuse, l’annonce du salut des âmes. La renommée de Jésus s’étend, mais lors du prochain miracle, celui du paralytique dans la maison de Simon (Mc 2), il se trouvera déjà des gens malveillants pour constituer un parti ennemi (vv.6-7). L’ombre de la Croix commence déjà à poindre, dans ces premières pages d’évangile, et ce sera finalement le Christ qui, dans un mouvement inverse, sera rejeté hors du peuple et de la ville sainte pour être livré à la mort…

Le Psaume 32 : Tu es un refuge pour moi !

La lèpre était considérée comme un châtiment au temps du Christ ; elle est aussi, dans l’Évangile, le symbole du péché intérieur, des pensées et intentions mauvaises, dont Jésus vient délivrer l’humanité. Nous reviendrons sur ce point dans la méditation ; mais la liturgie suggère déjà ce parallèle entre maladie physique et spirituelle en nous proposant le Psaume 32 (31), qui est le témoignage personnel d’un converti.

L’ouverture du Psaume introduit le thème du pardon divin : « Heureux l’homme dont la faute est enlevée ! » (v.1). Nous passons ensuite de cette béatitude générale à l’application personnelle du psalmiste : s’il a été guéri comme le lépreux, c’est qu’il a avoué sa faute. L’aveu de nos fautes devant le Seigneur est comme le cri de foi du lépreux : il provoque l’émoi du Christ et son pardon immédiat. Le pape Benoît XVI en décrit l’effet :

Ainsi s’ouvre devant chaque fidèle repenti et pardonné un horizon de sécurité, de confiance, de paix, malgré les épreuves de la vie. Le temps de l’angoisse peut encore surgir mais la marée montante de la peur ne l’emportera pas, car le Seigneur conduira son fidèle en un lieu sûr : « Tu es un refuge pour moi, un abri dans la détresse, de chants de délivrance tu m’as entouré » (Ps 31, 7).[5]

Chaque dimanche, la messe nous fait revivre ce passage, cette Pâque : nous étions des lépreux spirituels, exclus de la communion avec Dieu et voués à la mort à cause du péché originel. Le baptême nous en a sauvés, et nous venons reconnaître nos péchés personnels par la célébration pénitentielle qui ouvre la messe : « Seigneur, prends pitié ! ». Ensuite, dans l’Eucharistie, le Christ vient toucher nos âmes, les purifiant de toute lèpre spirituelle, ce qui nous rend la joie véritable :

« Exultez, hommes justes ! Hommes droits, chantez votre allégresse ! » (Ps 31,11).

⇒Lire la méditation


[1] Saint Jean Damascène, Exposé de la foi orthodoxe, traduction E. Ponsoye, Livre III, Chapitre XV, Les opérations en notre Seigneur Jésus-Christ.

[2] Catéchisme, nº2616.

[3] En grec σπλαγχνισθείς (splangnisteis), qui renvoie aux « entrailles ».

[4] En grec ἐμβριμησάμενος (embrimesamenos), on entend presque les « bouillonnements intérieurs ».

[5] Benoît XVI, Audience générale du 19 mai 2004.


Jésus purifie un lépreux

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  • Le Christ, bon Pasteur (musées du Vatican)